Les Assassins (27 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

BOOK: Les Assassins
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Au bout de quelques minutes, les deux agents se présentèrent.

« Prenez ce mur, leur dit Irving. Poussez les bureaux contre lui, sur la longueur. Divisez les dossiers d’enquête en cinq sections, une pour chaque meurtre, ensuite je voudrais voir au mur les photos des victimes et des scènes de crime. Tout à droite, je veux les documents liés à Shawcross, la lettre envoyée au
New York
Times
et… »

Le plus jeune des deux flics, Michael Kayleigh, l’interrompit. « Inspecteur, je suis sûr à cent pour cent que la lettre se trouve à la police scientifique. Je crois que M. Turner l’a emportée hier. »

Irving hocha la tête. « Bien. Ça vous économisera un voyage.

— Je sais comment faire », intervint le deuxième agent. Il s’appelait Whittaker, il venait d’être transféré du n
o
 11. « J’ai déjà fait ce genre de choses.

— OK. Dans ce cas, pas besoin de vous en dire plus. Passez tout au peigne fin, retrouvez ce qui manque dans la paperasse, faites-moi une liste. Dès que vous avez un doute, mettez de côté et je m’en occuperai à mon retour.

— Vous savez qu’on ne peut rester que jusqu’au déjeuner ? » fit Kayleigh.

Irving jeta un coup d’œil à sa montre. Il était 10 h 45. « Magnez-vous, alors. »

23

  L
e nom de l’individu qui avait réservé la salle de réunion du Bedford Park Hotel vendredi soir coûta à Irving 40 dollars. À 20 dollars, le réceptionniste s’était montré méfiant et peu convaincu. Irving avait donc dû doubler la mise.

Le Bedford Park Hotel correspondait en tout point à ses attentes. Un bâtiment datant sans doute du début des années 1950, construit dans la folie expansionniste qui s’était emparée de New York après la guerre. L’hôtel avait connu des jours meilleurs et il en émanait aujourd’hui une sorte de solitude désespérée, où se mêlaient les trafics illicites, la drogue, les passes et les cafards. L’intérieur du bâtiment sentait la sueur, souvenir indélébile des individus sales et indésirables passant au ralenti d’un petit boulot à un autre. L’endroit était déprimant. Irving ressentit un soulagement considérable lorsqu’il en repartit.

George Dietz. C’était tout ce dont il disposait, tout ce que ses 40 dollars lui avaient donné comme tuyau.

De retour au n
o
 4, il lança une recherche. En vain. Il appela les archives, discuta de pseudonymes et de liste des noms d’emprunt avec l’une des employées.

« Tout est informatisé, dit-elle, mais vous ne pouvez y avoir accès depuis votre ordinateur.

— Vous pouvez faire une recherche pour moi ?

— Donnez-moi le nom. »

Irving le lui épela.

« Je vous rappelle. »

Irving resta assis un moment et regarda Whittaker et Kayleigh accrocher au mur les éléments concernant les meurtres récents. Huit visages en tout le scrutaient : Mia Grant, Ashley Burch et Lisa Briley, James Wolfe – dont le visage grimé, hideusement figé semblait lui demander, accusateur :
Pourquoi n’étais-tu pas là ? Pourquoi n’y avait-il personne pour m’aider ?
Puis, les trois victimes qui relevaient des commissariats n
o
 3 et n
o
 5 – Luke Bradford, Stephen Vogel et Caroline Parselle. Enfin, la prostituée Carol-Anne Stowell, la réédition du crime de Shawcross.

Le téléphone sonna.

« George Dietz, c’est bien ça ? demanda la fille des archives.

— Vous avez quelque chose ?

— C’est le pseudonyme connu d’un certain George Thomas Delaney. Si vous tapez son nom sur votre ordinateur, vous allez découvrir un type absolument charmant et délicieux. »

Irving la remercia, raccrocha, tapa le nom de Delaney et vit le dossier du personnage s’ouvrir sous ses yeux.

Âgé de 46 ans, Delaney était né à Scranton, en Pennsylvanie. Arrêté à sept reprises depuis ses 19 ans. Obscénités, exhibitionnisme, tentative de viol (autant de charges non retenues faute de preuves), soupçons de proxénétisme de mineures, cambriolage (l’entrepôt d’un importateur de films pornographiques), racolage, tentative de corruption d’un officier de police et agression à main armée. Il n’avait jamais séjourné en prison. Il l’avait échappé belle. Delaney avait la gueule de l’emploi : yeux chafouins, teint livide, cheveux gras. Il avait donc réservé le Bedford Park. Il n’y avait rien d’illégal à réserver une salle de réunion, aussi vil qu’en fût l’usage. Delaney n’était pas la meilleure clé pour entrer dans cet univers. Il était trop connu.

Irving nota son adresse, un immeuble situé Bleecker Street, à deux rues du Bedford Park Hotel. Il imprima la photo du bonhomme, rangea la feuille dans sa poche de veste, échangea quelques mots avec Kayleigh et Whittaker, les remercia et s’en alla.

Il fit le même trajet qu’il avait effectué une demi-heure plus tôt : la 6
e
 Avenue, puis la 14
e
 Rue Ouest à droite, la 8
e
 Avenue jusqu’à Abingdon Square, et Bleecker Street.

L’immeuble, minable, correspondait bien à la réputation et au statut social de George Delaney. La peinture était écaillée en maints endroits, un patchwork de taches de rouille décolorait les murs sous les gouttières, et des tas d’ordures jonchaient le trottoir – un fauteuil cassé dont la mousse s’échappait par le revêtement crevé, un tricycle d’enfant, autrefois rutilant mais depuis jeté aux oubliettes, une pile de journaux moisis reliés par une ficelle. Irving avait du mal à comprendre comment on pouvait accepter de vivre dans de telles conditions. Si ça avait été son immeuble, il aurait réuni tous les voisins, ouvert quelques bières, nettoyé le trottoir, repeint la façade, fait croire que ce qu’ils possédaient valait le coup d’être entretenu… Mais ici les gens menaient des existences désespérées, solitaires – des chômeurs, assis à fumer de l’herbe, buvant des bières chaudes, mangeant des pizzas froides et transpirant devant des images cochonnes en boucle sur Internet.

Irving se gara en face pour avoir une vue d’ensemble de l’immeuble. Des voitures stationnaient devant, au nombre de trois ; il nota le numéro des plaques d’immatriculation. L’horloge de son tableau de bord indiquait 11 h 50. De sa poche, il sortit la photo imprimée de Delaney, la déplia et la posa sur le volant. Il fixa son visage en se demandant quel univers sinistre et implacable se cachait derrière ces yeux.

Regrettant de ne pas avoir emporté un sandwich, il se cala au fond de son siège et commença à attendre.

Au bout de trois quarts d’heure, une Buick Regal en piteux état s’arrêta le long du trottoir d’en face. L’homme qui en sortit ressemblait à M. Tout-le-Monde. Un jean usé, une veste en cuir, des cheveux plaqués en arrière, mal rasé, une cigarette au bec. Il verrouilla les portières, se dépêcha de traverser le trottoir et s’engouffra dans l’escalier, tout droit jusqu’à la porte de Delaney. Irving releva le numéro de la plaque, appela le central et demanda une identification.

Les mots qui furent échangés n’avaient pas d’importance ; le fait que Delaney n’apparaisse pas, encore moins. La seule chose qui intéressait Irving était le nom du visiteur de Delaney, un certain Timothy Walter Leycross, c’est-à-dire précisément le genre d’individu qu’il lui fallait. Leycross avait 31 ans et à son actif trois contraventions non payées, sept mois passés dans une prison pour jeunes délinquants, deux ans et demi à Attica pour tentative de viol sur mineur et il attendait actuellement de savoir si l’ordinateur aux mains du procureur allait livrer ses secrets ou non. Il avait en effet été arrêté lors d’un vaste coup de filet contre un réseau de pornographie pédophile à New York. Son ordinateur avait été saisi, et les meilleurs spécialistes en informatique du procureur essayaient de défaire le dédale de chemins sinueux et de boîtes invisibles que ces gens-là utilisaient afin de dissimuler les preuves de leurs activités. Irving connaissait bien cette affaire – l’opération Secure – et, bien qu’il ne fût pas directement concerné, il avait passé suffisamment de temps à la Mondaine pour savoir combien il était difficile de trouver des preuves inattaquables. Les opérations de la police ralentissaient les efforts de ces gens, mais rien ne pourrait les empêcher de nuire. Et s’ils étaient appréhendés, inculpés, jugés, condamnés et emprisonnés, l’indulgence du système leur permettait désormais de ressortir libres au bout de quelques mois, de remettre le couvert et de se venger. Même si, aux yeux d’Irving, ces gens-là étaient moins intéressés par les bénéfices financiers qu’accros à leur passion, il y avait néanmoins de l’argent dans ce milieu, beaucoup d’argent. Delaney et Leycross représentaient une certaine catégorie d’êtres humains, et le monde dans lequel ils évoluaient était extraordinairement sombre.

La conversation sur le pas de la porte de Delaney dura moins d’une minute. Un objet passa de main en main. Lorsque Leycross se retourna vers l’escalier, Irving le vit enfouir quelque chose sous son blouson.

Leycross redémarra en trombe, sans un regard derrière lui. Il ne semblait pas avoir remarqué qu’il était filé. Irving suivit la Buick sur cinq ou six rues, alluma son gyrophare au moment de traverser Gansevoort Street, puis obligea Leycross à s’arrêter après le croisement entre la 13
e
 Avenue et Hudson Street.

Irving n’avait pas son arme sur lui. Il avait laissé son pistolet de service dans le coffre de sa voiture. Des types comme Leycross, il en connaissait des milliers : il se contenta d’attendre que celui-ci cache à la hâte ce qu’il avait récupéré chez Delaney sous le siège passager.

Alors qu’Irving s’approchait de l’aile arrière de la Buick, la portière côté passager s’ouvrit.

« Reste à l’intérieur, Timothy ! » s’écria Irving.

La ruse était classique : on sort de la voiture, on va vers l’agent, on engage la conversation, on le maintient à l’extérieur du véhicule, on détourne son attention de la voiture.

Timothy Leycross se rassit et referma la portière.

Lorsque Irving posa les yeux sur lui, il vit sur son visage une expression qu’il connaissait par cœur.
Merde
, semblait se dire Leycross.
Merde, merde, merde.

« Ça roule comme tu veux, Timothy ? demanda Irving.

— Bien… oui. Ça roule, oui. Tout va bien.

— Je suis content de savoir que tu vas bien. Dis-moi, où sont le permis et la carte grise, au juste ?

— Dans la boîte à gants.

— Alors vas-y doucement, mon vieux. Tu ouvres et tu me laisses jeter un coup d’œil avant d’en sortir quoi que ce soit, OK ? »

Leycross avait l’air de connaître la procédure par cœur. Il coopéra. Il ne résista pas, ne protesta pas, ne jura pas, ne se plaignit pas. Il ne demanda pas pourquoi il avait été obligé de se garer. Il le savait très bien ; il savait aussi qu’il filait un mauvais coton.

Irving, simplement pour attiser l’angoisse de Leycross, examina les papiers comme s’ils recelaient quelque chose de très important.

Lorsqu’il les rendit à Leycross, ce dernier, l’espace d’une brève seconde, parut se demander si c’était terminé.

« Tu as trois contraventions non payées », dit Irving.

Leycross se décomposa.

« Je voulais les régler, mais… »

Irving leva la main. « Tu as un ordinateur dans le bureau du procureur, Tim. Ils ont ton ordinateur… Et ils sont en train de le décortiquer pour retrouver toutes les saloperies avec les gamins, pas vrai ? »

Leycross feignit l’indignation, ouvrit la bouche pour protester.

« Je ne veux pas le savoir, fit Irving. C’est une affaire entre toi et le procureur. » Il se baissa, posa la main sur le toit de la voiture et arbora un grand sourire chaleureux. « En revanche, il y a une chose que j’ai envie de savoir : c’est ce que tu viens juste d’acheter à George Delaney.

— Delaney ? Je ne connais personne…

— Du nom de Delaney, coupa Irving. Tu ne connais personne du nom de Delaney, ni du nom de Dietz, et si ça devait t’éviter la taule, alors je suis sûr que tu ne connaîtrais pas non plus ta propre mère. »

Leycross était agité. Son agacement se transformait progressivement en colère, mais il savait pertinemment que ça n’arrangerait pas ses affaires.

La discussion ne dura pas plus de trois ou quatre minutes. Leycross contesta à Irving le droit de l’arrêter sur le bas-côté et affirma qu’il n’avait aucun motif valable pour fouiller son véhicule. Irving rétorqua que, dès que sa voiture avait été arrêtée, la première chose qu’il avait faite avait été de tendre le bras pour cacher quelque chose sous le siège passager. Un pistolet ? De la drogue, peut-être ? Donc bien sûr qu’il avait un motif valable. Il vit l’éclair de colère traverser le regard de Leycross, qui sembla aussitôt capituler. Irving cherchait quelque chose – ça ne faisait aucun doute. Valait-il mieux pour Leycross la jouer intransigeant et se faire arrêter, ou au contraire laisser tomber en espérant que le marché proposé ne serait pas trop mauvais ?

« Il faut que tu comprennes une chose, lui dit Irving. Soit tu coopères et tout le monde est content, soit tu fais le con et je suis convaincu que quelqu’un trouvera tout ce qu’il veut dans ton ordinateur, et tu retournes directement à Attica avec une étiquette de violeur d’enfants sur le front.

— Je n’ai violé personne.

— Tu connais la prison, Tim. Tu sais comment ça se passe… Ils s’en foutent de savoir si tu as touché ou si tu as seulement regardé ou vendu des images. Il y a des choses que même les pires êtres humains sur cette planète ne tolèrent pas. Rappelle-toi que la plupart d’entre eux ont des gamins, et pendant qu’ils sont en taule et s’inquiètent pour leurs enfants, ils t’imaginent en train de les traquer avec ta caméra vidéo. »

Irving sortit de sa poche intérieure de veste un sachet vide. Il l’ouvrit et le tendit à Leycross.

Ce dernier hésita. À cet instant précis, tout ce qu’il aurait voulu dire resta coincé au fond de sa gorge. Il remit à l’inspecteur Irving le paquet caché sous le siège passager.

Huit DVD amateur, gravés sur ordinateur. Pas de jaquette, pas d’étiquette, rien. Il les rangea dans le sachet, et Irving le referma.

« Quel âge ? »

Leycross fronça les sourcils.

« Les gamins dans les films ? »

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