Agatha & Savannah Bay

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Authors: Marguerite Duras

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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SAVANNAH BAY

MARGUERITE DURAS

SAVANNAH BAY

 

LES ÉDITIONS DE MINUIT

© 1982-1983/2007 by
Les Éditions de Minuit

7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris

www. leseditionsdeminuit. fr

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ISBN : 978-2-7073-2012-4

Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, tu ne sais plus ce que tu as joué, ce que tu joues, tu joues, tu sais que tu dois jouer, tu ne sais plus quoi, tu joues. Ni quels sont tes rôles, ni quels sont tes enfants vivants ou morts. Ni quels sont les lieux, les scènes, les capitales, les continents où tu as crié la passion des amants. Sauf que la salle a payé et qu’on lui doit le spectacle.

Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l’âge du monde, son accomplissement, l’immensité de sa dernière délivrance.

Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay.

Savannah Bay c’est toi.

M.D.

SAVANNAH BAY

La jeune femme : Elle a entre vingt et trente ans. Elle aime Madeleine de la même façon qu’elle aimerait son enfant, rigoureusement parlant. Madeleine, elle, laisserait faire cet amour pour elle de la même façon qu’un enfant.

Madeleine : Je la vois de préférence habillée de noir, sauf la robe essayée que je vois blanche, fleurie en jaune clair.

Le rôle du personnage nommé Madeleine dans
Savannah Bay
ne devra être tenu que par une comédienne qui aurait atteint la splendeur de l’âge.

La pièce
Savannah Bay
a été conçue et écrite en raison de cette splendeur.

Aucune comédienne jeune ne peut jouer le rôle de Madeleine dans
Savannah Bay.

Sur la scène il y a deux lieux qui se suivent : une espèce de cosy-corner à gauche, un peu escamoté, et au milieu de la scène une table et trois chaises.

Il n’y a rien aux murs. Il y a les rideaux du théâtre.

Sur l’une des chaises il y a une robe à fleurs, étalée.

La scène est éclairée comme la salle. Lumière morne qui fait penser à celle des halls d’hôtel la nuit.

C’est dans cette lumière que Madeleine entre. Elle va vers le centre de la scène, la table et les chaises. Elle s’assied sur celle des trois chaises qui est la plus en vue de la salle.

Dès qu’elle apparaît, avec elle entre le bruit d’une rumeur de voix lointaines qui vient de derrière les rideaux.

Quand elle s’est assise, on l’éclaire, elle, le centre du monde. La lumière grandit sur elle et puis s’arrête. Le lieu est prêt pour le spectacle. Le décor est dans une ombre relative. Seule Madeleine est dans la lumière théâtrale.

Elle est de biais face au public. Elle se tait. Toujours ce bruit de voix de derrière les rideaux du théâtre du côté du cosy-corner. Ce sont des voix jeunes, naturelles, celle d’une femme jeune et d’un homme jeune et possiblement aussi celle d’un enfant. Les voix pourraient rire à un mot (inaudible) de l’enfant, une fois.

Madeleine écoute cette rumeur avec beaucoup d’intensité. Elle n’essaie pas du tout de comprendre les propos. Elle écoute avec effroi le tout du bruit que font les voix.

Il se passe ainsi un long moment pendant lequel Madeleine est livrée au public afin qu’il la voie dans sa solitude, son égarement d’enfant, l’accomplissement de sa majesté.

Et puis voici que, toujours de derrière les rideaux, une voix de disque avec orchestre chante « Les Mots d’Amour » d’Édith Piaf. C’est très lointain, très étouffé.

Ça concerne pareillement toutes les mémoires.

Madeleine reste devant le public pendant le temps du refrain, deux minutes. On dirait qu’elle reconnaît la voix de la chanteuse, mais qu’il s’agit là d’une mémoire fragmentée qui sans cesse se perd, s’ensable. Madeleine est dressée dans l’effort de la mémoire, à la fois affolée et tranquille, au-delà de toute atteinte d’une quelconque douleur, au centre indolore de la douleur.

C’est alors que de la droite de la scène entre le deuxième personnage de la pièce, une jeune femme. Elle sera la Jeune Femme. Elle ne portera pas de nom.

La Jeune Femme vient près de Madeleine. Elle s’assied par terre, à ses pieds. Elles ne se regardent pas. La Jeune Femme sourit. On dirait que Madeleine éprouve de la peur. La Jeune Femme met son visage sur les genoux de Madeleine. Madeleine désigne l’arrière de la scène.

MADELEINE. — Qu’est-ce que c’est ?

JEUNE FEMME. — C’est Jean et Hélène. Ils ont apporté un disque pour vous.
(Temps).
Ils sont repartis
(1)
.

MADELEINE. — Ah bon…

La Jeune Femme caresse les mains de Madeleine, les embrasse. La voix de la chanteuse cesse.

JEUNE FEMME. — Vous reconnaissez cette chanson ?

MADELEINE
(hésitation).
— C’est-à-dire… un peu…

Temps long.

JEUNE FEMME. — Je vais la chanter et vous, vous répéterez les paroles.

Madeleine ne répond pas. Elle fait une légère moue. La Jeune Femme la regarde avec gravité.

JEUNE FEMME. — Vous ne voulez pas ?

MADELEINE. — Si… si… je veux bien…

La Jeune Femme continue à regarder Madeleine avec une gravité intriguée. Madeleine passe la main sur le visage de la Jeune Femme.

MADELEINE. — Vous êtes ma petite fille ?

JEUNE FEMME. — Peut-être.

MADELEINE
(cherche).
— Ma petite fille ?… Ma fille ?…

JEUNE FEMME. — Oui, peut-être.

MADELEINE
(cherche).
— C’est bien ça ?

JEUNE FEMME. — Oui. C’est bien ça.

Temps. Silence.

Madeleine ferme les yeux et caresse la tête de la Jeune Femme comme une aveugle le ferait. La Jeune Femme se laisse faire. Et puis Madeleine lâche cette tête, ses mains retombent, désespérées.

MADELEINE
(temps).
— Je voudrais qu’on me laisse tranquille.

JEUNE FEMME. — Non.

La Jeune Femme prend les mains de Madeleine et les pose sur sa propre tête pour qu’elle continue à caresser « la troisième absente ». Les mains de Madeleine retombent encore désespérées. La Jeune Femme abandonne. Mains inertes des deux femmes.

JEUNE FEMME. — Vous vous ennuyez ?

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME. — Jamais ?

MADELEINE
(simple).
— Jamais.

Silence. La Jeune Femme chantonne « Les Mots d’Amour ». On dirait que Madeleine cherche d’où vient le son. Arrêt du chant.

Puis la Jeune Femme commence à chanter la chanson de façon ralentie tout en prononçant les paroles de façon très intelligible.

JEUNE FEMME
(chanté) :

C’est fou c’que j’peux t’aimer.
C’que j’peux t’aimer des fois
Des fois j’voudrais crier…

MADELEINE
(regarde la Jeune Femme comme une élève le ferait et répète lentement, sans ponctuation précise, comme sous dictée) :

C’est fou c’que j’peux t’aimer
C’que j’peux t’aimer des fois

(Temps)

Des fois j’voudrais crier…

JEUNE FEMME. — Oui.
(Silence).

(Chanté — ralentissement du chant) :

Car j’n’ai jamais aimé
Jamais aimé comme ça
Ça je peux te l’jurer…

MADELEINE
(de plus en plus attentive) :

Car j’n’ai jamais aimé
Jamais aimé comme ça
Ça je peux te l’jurer…

Temps.

JEUNE FEMME. — C’est ça.

Temps. La Jeune Femme se tait un instant et puis elle recommence à chanter.

JEUNE FEMME
(chanté) :

Si jamais tu partais
Partais et me quittais
Je crois que j’en mourrais
Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour…

Silence.

MADELEINE
(fixe, stupéfiée par la violence des paroles).
— Non.

Silence.

JEUNE FEMME
(sur le même ton) :

Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour.

MADELEINE. — Non.

Silence. La Jeune Femme se tait. C’est Madeleine qui, comme contrite, reprend.

MADELEINE. — Mon amour, mon amour…

JEUNE FEMME
(corrige avec une immense douceur) :

Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour.

MADELEINE
(répète, docile) :

Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour.

La Jeune Femme attend et puis, très lentement, elle chante la chanson et Madeleine redit les mots. Toutes les deux sont face au public. Les deux dernières phrases de la chanson restent oubliées de Madeleine qui les écoute avec une très grande intensité lorsque la Jeune Femme les chante, mais qui ne les répète pas.

JEUNE FEMME :

C’est sûr que j’en mourrais
Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour…

La Jeune Femme se tourne vers Madeleine encore une fois stupéfiée, comme si ces paroles lui étaient adressées.

Temps.

Puis la Jeune Femme psalmodie le chant à une très grande lenteur tandis que Madeleine, dans un effort de mémoire, dit les paroles de façon très indécise, ralentie, non rythmée.

MADELEINE :

C’est fou c’qu’il me disait
Comme jolis mots d’amour
Et comme il m’les disait…
Mais il ne s’est pas tué
Car malgré son amour
C’est lui qui m’a quittée…
Sans dire un mot
Pourtant des mots
Y en avait tant…

(Elle tarde, répète deux fois les paroles, comme si elle était frappée de mémoire tout à coup. La Jeune Femme l’attend).

Y en avait trop…

Le refrain est repris par la Jeune Femme et Madeleine l’écoute, toujours avec passion. La Jeune Femme ne prononce plus toutes les paroles.

JEUNE FEMME
(teneur musicale de la chanson).

C’est fou c’que j’peux t’aimer…
La la la la la…
Mon amour, mon amour…

Madeleine acquiesce au chant comme si la Jeune Femme disait les paroles : « oui, » « c ‘est ça ». Le chant se termine.

Madeleine est comme hantée par une mémoire lézardée à partir du chant. Le silence s’installe entre les deux femmes.

Madeleine reste dans cette sorte d’égarement provoqué par la chanson. Et la Jeune Femme dans une attention profonde de Madeleine, la guettant pour ainsi dire non seulement en raison de son lien à elle mais aussi en raison de la passion de connaissance dans laquelle elle la tient. Elles ne se regardent pas. Se parlent cependant.

JEUNE FEMME
(ton très réfléchi
). — C’est vous que j’aime le plus au monde.
(Temps).
Plus que tout.
(Temps).
Plus que tout ce que j’ai vu.
(Temps).
Plus que tout ce que j’ai lu.
(Temps).
Plus que tout ce que j’ai.
(Temps).
Plus que tout.

MADELEINE
(égarée, presque épouvantée). —
Moi… ?

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Ah.

Silence.

Madeleine fronce les sourcils, méfiante comme à l’approche d’un danger. Elle essaie de comprendre, elle n’y parvient pas, elle devient presque comique de ce fait qu’elle ne comprend pas.

MADELEINE
(voix basse).
— Pourquoi me dire ça aujourd’hui…

JEUNE FEMME
(temps, prudence).
— Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ?

Madeleine regarde ailleurs comme confuse.

MADELEINE. — J’avais décidé de demander qu’on ne vienne plus me voir autant… enfin… un peu moins…

Pas de réponse de la Jeune Femme.

MADELEINE
(sourire d’excuse).
— Je voudrais être seule ici.
(Elle montre autour d’elle.)
Seule.
(Violence soudaine, elle crie).
Que personne ne vienne plus.

JEUNE FEMME
(douceur).
— Oui.

MADELEINE
(revirement total, fausse plainte, amour).
— Mais toi… qu’est-ce que tu deviendras sans moi ?…

Pas de réponse de la Jeune Femme.

MADELEINE
(ferme les yeux, dans l’amour).
— Mon enfant… mon enfant… ma beauté… ça ne voulait plus manger… ça ne voulait plus vivre… c’était sage… ça ne voulait rien… rien…

La Jeune Femme, dirait-on, ne veut pas avoir entendu. Madeleine a parlé loin d’elle dans le temps. Silence.

JEUNE FEMME
(chante comme en réponse deux ou trois phrases de la chanson) :

C’est fou c’que j’peux t’aimer
C’que j’peux t’aimer des fois
Des fois j’voudrais crier…

Arrêt de la Jeune Femme. Elle regarde Madeleine.

MADELEINE. — Je ne mourrai pas.
(Temps).
Tu le sais ?

JEUNE FEMME
(mouvement de la tête, elle sait).
— Oui.

MADELEINE. — Si moi je mourais, tout le monde mourrait, alors… ça n’existe pas…

JEUNE FEMME. — C’est vrai.

MADELEINE. — Ce ne serait pas possible que tout le monde… tout le monde…

Silence. Et puis égarement.

JEUNE FEMME. — Non, ce ne serait pas possible.

MADELEINE. — Non.

Temps.

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