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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (28 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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Je pris alors conscience d'un fait qui aurait dû me frapper dès le début, c'est que Vincent ressemblait énormément au prophète ; l'expression de leur regard était bien différente et même opposée, c'est sans doute ce qui m'avait empêché de m'en apercevoir, mais les principaux traits de leur physionomie - la forme du visage, la couleur des yeux, l'implantation des sourcils - étaient d'une identité frappante ; ils avaient de surcroît à peu près la même taille et la même corpulence. De son côté Savant regardait Vincent avec beaucoup d'attention, il semblait parvenir à la même conclusion, et ce fut lui, finalement, qui rompit le silence :

« Personne n'est exactement au courant de l'état d'avancement de mes recherches, nous avons maintenu un secret total. Nous pouvons parfaitement annoncer que le prophète a décidé d'abandonner son corps vieillissant pour transférer son code génétique dans un nouvel organisme.

- Personne ne va y croire ! objecta aussitôt Flic avec violence.

- Très peu de gens, en effet ; nous n'avons plus rien à attendre des grands médias, ils sont tous contre nous. Il y aura certainement une couverture médiatique énorme, et un scepticisme général ; mais personne ne pourra rien prouver, nous sommes les seuls à disposer de l'ADN

du prophète, il n'en existe aucune copie, nulle part. Et le plus important c'est que les adeptes, eux, vont y croire ; ça fait des années que nous les y préparons. Lorsque le Christ est ressuscité le troisième jour personne n'y a cru, à l'exception des premiers chrétiens ; c'est même exactement comme ça qu'ils se sont définis : ceux qui croyaient à la résurrection du Christ.

- Qu'est-ce qu'on va faire du corps ?

-Ça ne pose aucun problème qu'on retrouve le corps, il suffit que la blessure à la gorge soit indétectable. On pourrait par exemple utiliser une fissure volcanique, et le précipiter dans la lave en fusion.

- Et Vincent ? Comment expliquer la disparition de Vincent ? Flic était visiblement ébranlé, ses objections se faisaient plus hésitantes.

-Oh, je ne connais pas grand monde... intervint Vincent avec légèreté ; en plus on me considère comme un type plutôt suicidaire, ma disparition n'étonnera personne... La fissure volcanique je trouve que c'est une bonne idée, ça permettra d'évoquer la mort d'Empédocle. » II récita de mémoire, d'une voix étrangement fluide : « Je te dirai encore, prudent Pausanias, qu'il n'y a de naissance pour aucune des choses mortelles ; il n'y a pas de fin par la mort funeste ; il n'y a que mélange et dissociation des composants du mélange. »

Flic réfléchit silencieusement une à deux minutes, puis lâcha : « II va falloir s'occuper aussi de l'Italien... »

Je sus alors que Savant avait gagné la partie. Immédiatement après Flic appela trois gardes, leur ordonna de patrouiller dans le domaine et s'ils trouvaient le corps de le ramener discrètement, enveloppé dans une couverture à l'arrière du 4x4. Il ne leur fallut qu'un quart d'heure : le malheureux était dans un tel état de confusion qu'il avait tenté de franchir les barrières électrifiées ; bien entendu, il avait été foudroyé sur-le-champ. Ils posèrent le cadavre sur le sol, au pied du lit du prophète. À ce moment Francesca sortit de son hébétude, aperçut le corps de son compagnon et se mit à pousser de longs hurlements inarticulés, presque animaux. Savant s'approcha d'elle et la gifla, calmement mais avec force, à

plusieurs reprises ; ses hurlements se transformèrent en une nouvelle crise de sanglots.

« II va falloir s'occuper d'elle aussi... remarqua sombrement Flic.

-Je crois qu'on n'a pas le choix.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? »

Vincent s'était retourné vers Savant, dégrisé d'un coup.

« Je crois qu'on peut difficilement compter sur son silence. Si on jette les deux corps par la fenêtre, après une chute de trois cents mètres, ils seront en bouillie ; ça m'étonnerait que la police veuille procéder à une autopsie.

- Ça peut marcher... dit Flic après un temps de réflexion ; je connais assez bien le chef de la police locale. Si je lui raconte que je les avais surpris à escalader la paroi les jours précédents, que j'avais tenté de les avertir du danger, mais qu'ils m'avaient ri au nez... D'ailleurs c'est très plausible, le type était amateur de sports extrêmes, je crois qu'il faisait de l'escalade à mains nues le weekend dans les Dolomites.

- Bien... » dit simplement Savant. Il fit un petit signe de tête à Flic, les deux hommes soulevèrent le corps de l'Italien, l'un par les pieds, l'autre par les épaules, ils firent quelques pas et le précipitèrent dans le vide ; ils avaient procédé si vite que ni moi ni Vincent n'avions eu le temps de réagir. Avec une énergie terrassante Savant revint vers Francesca, la souleva par les épaules et la traîna sur la moquette ; elle était retombée dans son apathie, et ne réagissait pas plus qu'un colis. Au moment où Flic l'attrapait par les pieds, Vincent hurla :« Hééé !...»

Savant reposa l'Italienne et se retourna, agacé.

« Qu'est-ce qu'il y a encore ?

- Tu ne peux pas faire ça, tout de même !

- Et pourquoi pas ?

- C'est un meurtre... »

Savant ne répondit rien, toisa Vincent en croisant calmement les bras. « Évidemment, c'est regrettable... ditil finalement. Je crois cependant que c'est nécessaire », ajouta-t-il quelques secondes plus tard.

Les longs cheveux noirs de la jeune fille encadraient son visage pâle ; ses yeux bruns se posaient tour à tour sur chacun de nous, j'avais l'impression qu'elle n'était plus du tout en état de comprendre la situation.

« Elle est si jeune, si belle... murmura Vincent d'un ton de supplique.

- J'imagine que, dans le cas d'une femme laide et âgée, l'élimination te paraîtrait plus excusable...

- Non... non, protesta Vincent, gêné, ce n'est pas exactement ce que je voulais dire.

- Si, répliqua Savant, impitoyable, c'est exactement ce que tu voulais dire ; mais passons. Dis-toi que c'est juste une mortelle, une mortelle comme nous le sommes tous jusqu'à présent : un arrangement temporaire de molécules. Disons qu'en l'occurrence nous avons affaire à un joli arrangement ; mais elle n'a pas plus de consistance qu'un motif formé par le givre, qu'un simple redoux suffit à anéantir ; et, malheureusement pour elle, sa disparition est devenue nécessaire pour que l'humanité puisse poursuivre son chemin. Je te promets, cependant, qu'elle n'aura pas à souffrir. »

II sortit un émetteur HF de sa poche, prononça quelques mots à mi-voix. Une minute plus tard deux gardes apparurent, portant une mallette de cuir souple ; il l'ouvrit, en sortit une petite bouteille de verre et une seringue hypodermique. Sur un signe de Flic, les deux gardes se retirèrent.

« Attends, attends, attends... intervins-je, je n'ai pas l'intention, moi non plus, de me rendre complice d'un meurtre. Et en plus je n'ai aucune raison de le faire.

- Si, riposta sèchement Savant, tu as une très bonne raison : je peux rappeler les gardes. Toi aussi, tu es un témoin gênant ; comme tu es quelqu'un de connu, ta disparition poserait sans doute plus de problèmes ; mais les gens connus meurent aussi, et de toute façon nous n'avons plus le choix. » II parlait calmement en me regardant droit dans les yeux, j'étais certain qu'il ne plaisantait pas.

« Elle ne souffrira pas... » répéta-t-il d'une voix douce, et très vite il se pencha sur la jeune fille, trouva la veine, injecta la solution. J'étais comme tous les autres persuadé qu'il s'agissait d'un somnifère, mais en quelques secondes elle se raidit, sa peau devint cyanosée, puis sa respiration s'arrêta net. Derrière moi j'entendais Humoriste pousser des gémissements bestiaux, plaintifs. Je me retournai : il tremblait de tout son corps, parvint à articuler : « Ha !

Ha ! Ha... » Une tache se formait sur le devant de son pantalon, je compris qu'il avait pissé dans son froc. Excédé

Flic sortit à son tour un émetteur de sa poche, donna un ordre bref : quelques secondes plus tard cinq gardes apparurent, armés de mitraillettes, et nous encerclèrent. Sur un ordre de Flic ils nous conduisirent dans une pièce attenante, meublée d'une table à tréteaux et de classeurs métalliques, puis refermèrent à clef derrière nous. Je n'arrivais pas tout à fait à me persuader que tout cela était réel ; je jetais des regards incrédules à Vincent, qui me paraissait dans le même état d'esprit ; nous ne parlions ni l'un ni l'autre, le silence n'était troublé que par les gémissements de Gérard. Dix minutes plus tard, Savant revint dans la pièce et je pris conscience que tout était vrai, que j'avais devant moi un meurtrier, qu'il avait franchi la frontière. Je le considérai avec une horreur irrationnelle, instinctive, mais lui semblait très calme, à ses yeux il n'avait visiblement accompli qu'un geste technique.

« Je l'aurais épargnée si je l'avais pu, dit-il sans s'adresser à aucun d'entre nous en particulier. Mais, je vous le répète, il s'agissait d'une mortelle ; et je ne crois pas que la morale ait vraiment de sens si le sujet est mortel. L'immortalité, nous allons y parvenir ; et vous ferez partie des premiers êtres auxquels elle sera accordée ; ce sera, en quelque sorte, le prix de votre silence. La police sera là demain ; vous avez toute la nuit pour y réfléchir. »

Les jours qui suivirent me laissent un souvenir étrange, comme si nous étions entrés dans un espace différent, où

les lois ordinaires étaient abolies, où tout - le meilleur comme le pire - pouvait arriver à chaque instant. Rétrospectivement je dois cependant reconnaître qu'il y avait une certaine logique à tout cela, la logique voulue par Miskiewicz, et que son plan s'accomplit point par point, dans le moindre détail. D'abord, le chef de la police n'eut aucun doute sur l'origine accidentelle de la mort des deux jeunes gens. Devant leurs corps désarticulés, aux os en miettes, pratiquement réduits à l'état de plaques sanglantes étalées sur le rocher, il était en effet difficile de garder son sang-froid et de soupçonner que leur mort aurait pu avoir une autre cause que la chute. Surtout, cette affaire banale fut rapidement éclipsée par celle de la disparition du prophète. Juste avant l'aube, Flic et Savant avaient traîné son corps jusqu'à une ouverture qui donnait sur un petit cratère volcanique en activité ; la lave en fusion le recouvrit aussitôt, il aurait fallu faire venir un équipement spécial de Madrid pour le désincarcérer, et évidemment toute autopsie était impensable. Cette même nuit ils avaient brûlé les draps tachés de sang, fait réparer la baie vitrée par un artisan qui s'occupait des travaux d'entretien sur le domaine, enfin ils avaient déployé une activité assez impressionnante. Lorsque l'inspecteur de la Guardia Civil comprit qu'il s'agissait d'un suicide, et que le prophète avait l'intention de se réincarner trois jours plus tard dans un corps rajeuni, il se frotta pensivement le menton - il était un peu au courant des activités de la secte, enfin il croyait savoir qu'il avait affaire à un groupement de cinglés qui adoraient les soucoupes volantes, ses informations s'arrêtaient là - et conclut qu'il valait mieux en référer à ses supérieurs. C'est exactement ce qu'attendait Savant.

Dès le lendemain, l'affaire faisait les gros titres des journaux - non seulement en Espagne mais aussi en Europe, et bientôt dans le reste du monde. « L'homme qui croyait être éternel », « Le pari fou de l'homme-Dieu », tels étaient à peu près les titres. Trois jours plus tard, sept cents journalistes stationnaient derrière les barrières de protection ; la BBC et CNN avaient envoyé des hélicoptères pour prendre des images du campement. Miskiewicz sélectionna cinq journalistes appartenant à

des magazines scientifiques anglo-saxons et tint une brève conférence de presse. Il exclut d'entrée de jeu toute visite du laboratoire : la science officielle l'avait rejeté, dit-il, et contraint à travailler en marge ; il en prenait acte, et ne communiquerait ses résultats qu'au moment où il le jugerait opportun. Sur le plan juridique, sa position était difficilement attaquable : il s'agissait d'un laboratoire privé, fonctionnant sur fonds privés, il était parfaitement en droit d'en interdire l'accès à quiconque ; le domaine lui-même était d'ailleurs privé, précisa-t-il, les survols et les prises de vues par hélicoptère lui paraissaient une pratique légalement tout à fait douteuse. De plus il ne travaillait ni sur des organismes vivants, ni même sur des embryons, mais sur de simples molécules d'ADN, et ce avec l'accord écrit du donneur. Le clonage reproductif était certes prohibé ou restreint dans de nombreux pays ; mais en l'occurrence il ne s'agissait pas de clonage, et aucune loi n'interdisait la création artificielle de la vie ; c'est une direction de recherches à laquelle le législateur n'avait simplement pas songé. Bien entendu les journalistes au début n'y croyaient pas, tout dans leur formation les prédisposait à tourner l'hypothèse en ridicule ; mais je me rendais compte qu'ils étaient malgré eux impressionnés par la personnalité de Miskiewicz, par la précision et la rigueur de ses réponses ; à la fin de l'entretien, j'en suis persuadé, au moins deux d'entre eux avaient des doutes : c'était largement suffisant pour que ces doutes se répandent, amplifiés, dans les magazines d'information générale. Ce qui me stupéfia par contre ce fut la croyance immédiate, sans réserve, des adeptes. Dès le lendemain de la mort du prophète, Flic avait convoqué aux premières heures une réunion générale. Lui et Savant prirent la parole pour annoncer que le prophète avait décidé, en un geste d'oblation et d'espérance, d'accomplir le premier la promesse. Il s'était donc jeté dans un volcan, livrant au feu son corps physique vieillissant afin de renaître, au troisième jour, dans un corps rénové. Ses ultimes paroles dans sa présente incarnation, qu'ils avaient mission de communiquer aux disciples, étaient les suivantes : « Là

où je passe, vous passerez bientôt à ma suite. » Je m'attendais à des mouvements de foule, des réactions variées, peut-être des gestes de désespoir ; il n'en fut rien. En ressortant tous étaient concentrés, silencieux, mais leur regard brillait d'espérance, comme si cette nouvelle était celle qu'ils avaient toujours attendue. Je croyais pourtant avoir des êtres humains une bonne connaissance générale, mais elle n'était basée que sur ses motivations les plus usuelles : eux avaient la foi, c'était nouveau pour moi, et cela changeait tout.

Ils se réunirent spontanément autour du laboratoire, deux jours plus tard, quittant leurs tentes dès le milieu de la nuit, et attendirent sans prononcer une parole. Au milieu d'eux il y avait cinq journalistes, sélectionnés par Savant, appartenant à deux agences de presse - l'AFP

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