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Authors: Philippe Delerm

Tags: #séquences, #plaisirs, #Lang:fr

La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (4 page)

BOOK: La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules
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Le cinéma

 

Ce n’est pas vraiment une sortie, le cinéma. On est à peine avec les autres. Ce qui compte, c’est cette espèce de flottement ouaté que l’on éprouve en entrant dans la salle. Le film n’est pas commencé ; une lumière d’aquarium tamise les conversations feutrées. Tout est bombé, velouté, assourdi. La moquette sous les pieds, on dévale avec une fausse aisance vers un rang de fauteuils vide. On ne peut pas dire qu’on s’assoie, ni même qu’on se carre dans son siège. Il faut apprivoiser ce volume rebondi, mi-compact, mi-moelleux. On se love à petits coups voluptueux. En même temps, le parallélisme, l’orientation vers l’écran mêlent l’adhésion collective au plaisir égoïste.

Le partage s’arrête là, ou presque. Que saura-t-on de ce géant désinvolte qui lit encore son journal, trois rangs devant ? Quelques rires peut-être, aux moments où l’on n’aura pas ri – ou pire encore : quelques silences aux moments où l’on aura ri soi-même. Au cinéma, on ne se découvre pas. On sort pour se cacher, pour se blottir, pour s’enfoncer. On est au fond de la piscine, et dans le bleu tout peut venir de cette fausse scène sans profondeur, abolie par l’écran. Aucune odeur, aucun coulis de vent dans cette salle penchée vers une attente plate, abstraite, dans ce volume conçu pour déifier une surface.

L’obscurité se fait, l’autel s’allume. On va flotter, poisson de l’air, oiseau de l’eau. Le corps va s’engourdir, et l’on devient campagne anglaise, avenue de New York ou pluie de Brest. On est la vie, la mort, l’amour, la guerre, noyé dans l’entonnoir d’un pinceau de lumière où la poussière danse. Quand le mot fin s’inscrit, on reste prostré, en apnée. Puis la lumière insupportable se rallume. Il faut se déplier alors dans le coton, et s’ébrouer vers la sortie en somnambule. Surtout ne pas laisser tomber tout de suite les mots qui vont casser, juger, noter. Sur la moquette vertigineuse, attendre patiemment que le géant au journal soit passé devant. Cosmonaute pataud, garder quelques secondes cette étrange apesanteur.

Le pull d’automne

 

C’est toujours plus tard qu’on ne pensait. Septembre est passé si vite, plein de contraintes de rentrée. En retrouvant la pluie, on se disait « Voilà l’automne » ; on acceptait que tout ne soit plus qu’une parenthèse avant l’hiver. Mais quelque part, sans trop se l’avouer, on attendait quelque chose. Octobre. Les vraies nuits de gel, dans la journée le ciel bleu sur les premières feuilles jaunes. Octobre, ce vin chaud, cette mollesse douce de la lumière, quand le soleil n’est bon qu’à quatre heures, l’après-midi, que tout prend la douceur oblongue des poires tombées de l’espalier.

Alors il faut un nouveau pull. Porter sur soi les châtaignes, les sous-bois, les bogues des marrons, le rouge rosé des russules. Refléter la saison dans la douceur de la laine. Mais un pull neuf : choisir le nouveau feu qui va commencer de finir.

Dans des tons verts ? Un vert d’Irlande, pois cassé, brumeux, whisky rugueux, sauvage et solitaire comme les champs de tourbe, l’herbe rase. Mais roux ? il y a tant de rousseurs, chevelures ophéliennes, désir de goûter comme avant, pain-beurre-pain d’épice, forêts surtout, rousseur du sol, rousseur du ciel, insaisissables odeurs de foires et bois, de cèpes et d’eau. Et grège, pourquoi pas ? Un pull à grosses mailles, à croisillons, comme si quelqu’un avait encore le temps de tricoter pour vous.

Un pull très grand : le corps va s’abolir, on sera la saison. Un pull en creux d’épaule, en espérant… Même pour soi, c’est bon, cette façon de jouer la fin des choses ton sur ton. Choisir le confort des mélancolies. Acheter la couleur des jours, un nouveau pull d’automne.

Apprendre une nouvelle
dans la voiture

 

« France Inter, il est dix-sept heures, l’heure des informations, présentées par…» Un court indicatif musical, et puis : « La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs : Jacques Brel est mort. »

À cet endroit, l’autoroute descend rapidement dans une vallée sans charme particulier, quelque part entre la sortie d’Évreux et celle de Mantes. On est passé là cent fois, sans autre préoccupation que celle de doubler un poids lourd, de commencer à s’inquiéter de la monnaie pour le péage. Tout à coup, le paysage est découpé, arrêté sur image. Ça se passe en une fraction de seconde. On sait que la photo est prise. Cette côte à trois voies bien anonyme et grise qui remonte vers la vallée de la Seine prend un caractère, une singularité qu’on ne soupçonnait pas. Peut-être même le camion Antar rouge et blanc sur la file de droite restera-t-il dans l’image. C’est comme si on découvrait la réalité d’un lieu qu’on n’avait pas envie de connaître, qu’on associait seulement à un certain ennui, à une légère fatigue, une abstraction morose du trajet.

De Jacques Brel, on avait des tas d’images, des souvenirs d’adolescence liés à des chansons, ce déferlement physique de l’ovation quand il chantait
Amsterdam
à l’Olympia en 1964. Mais tout cela va disparaître. Le temps va passer. On entendra d’abord beaucoup de chansons de Brel, beaucoup d’hommages. Puis un peu moins, et jusqu’à presque pas. Mais chaque fois, le val d’autoroute au moment de la nouvelle reviendra. C’est absurde ou magique, mais on n’y peut rien. La vie fait son film, et le pare-brise de la voiture peut devenir un écran, l’autoradio une caméra. Des bouts de pellicule tournent dans la tête. Mais c’est le voyage qui fait ça aussi, cette fausse familiarité des paysages l’un par l’autre effacés qui un jour se cristallise. La mort de Jacques Brel est une autoroute à trois voies, avec un gros camion Antar sur la file de droite.

Le jardin immobile

 

On marche dans un jardin, l’été, quelque part en Aquitaine. C’est le creux du mois d’août, au début de l’après-midi. Pas un souffle de vent. Même la lumière semble dormir sur les tomates : juste un point de brillance sur chaque fruit rouge. La dernière pluie les a maculés d’un peu de terre. C’est bon, l’idée de les passer sous l’eau fraîche, et de goûter leur chair encore attiédie. À l’heure qui ne passe pas, juste déguster la déclinaison patiente des couleurs. Il y a des tomates d’un vert pâle, un peu plus foncé au cœur du réceptacle, et d’autres d’un presque orangé où dort une touche d’acide. Celles-là ne semblent pas faire ployer la branche. Seules les tomates mûres ont la sensualité penchée.

Un escabeau s’appuie contre le prunier d’ente. Plusieurs fruits sont tombés dans la petite allée qui court autour du potager. De loin, les prunes paraissent mauves, mais on découvre en les approchant toute une lutte entre bleu sombre et rose, et quelques grains de sucre collés sur la peau fragile : les fruits tombés se sont ouverts et pleurent une chair abricot brunie par la terre mouillée. Dans l’arbre, les prunes pas tout à fait mûres ont des rougeurs tachetées sur fond d’ocre-vert : le bleuté de leurs aînées les tente et les effraie.

On voudrait s’en tenir à l’ombre. Mais le soleil pleut dans les branches avec une implacable douceur. C’est lui qui fait le blond de tout le potager : celui des laitues paresseuses, mais aussi des bettes affalées contre le sol. Seules les feuilles des carottes résistent en piquante verdeur, comme si leur minceur les préservait d’un abandon languide. Au bout, contre la haie, c’est trop tard pour les framboisiers : loin du velours rubis-grenat, on en est déjà là au dessèchement brun, à la scorie parcheminée. De l’autre côté, le long du petit mur de pierre, court le poirier en espalier, avec cet ordonnancement symétrique des bras que vient féminiser l’oblongue matité du fruit moucheté de sable roux. Mais la fraîcheur la plus acidulée, la plus désaltérante monte du pied de vigne muscate déployé juste à côté. Les grappes hésitent entre l’or pâle et le vert d’eau, entre l’opaque et le translucide ; les unes se gorgent de lumière quand les autres, plus réservées, préservent une pellicule de buée-poussière. Mais quelques grains déjà se nuancent de lie-de-vin, et dérangent la séduction adolescente des grappes vertes happant le soleil d’août.

Il fait chaud, mais le prunier, l’abricotier, le cerisier donnent leur ombre où dort aussi la table de ping-pong inemployée – quelques prunes rouges sont tombées sur la peinture émeraude écaillée. Il fait chaud, mais au plus profond d’août dort au jardin l’idée de l’eau. C’est autour d’une longue tige de bambou le tuyau d’arrosage aux couleurs délavées. La courbe irrégularité de ses méandres, la vétusté de ses raccords emmaillotés de chatterton et de ficelle ont quelque chose de familial, de pacifiant ; l’eau qui viendra de là ne peut avoir de violence calcaire, de fraîcheur mécanique. De là coulera dans le soir une eau-douceur, une eau-sagesse, juste assez.

Mais maintenant, c’est l’heure du soleil, de l’immobilité sur tous les blonds, les verts, les roses – c’est l’heure de cueillir et d’arrêter.

Mouiller ses espadrilles

 

C’est à peine si le chemin semble mouillé. Sur le coup, on ne sent rien. Le pas reste léger, corde contre terre, avec cet ébranlement du sol sous le pied qui fait le plaisir de marcher en espadrilles. En espadrilles, on est tout juste assez civilisé pour tutoyer le globe, sans l’appréhension rétive du pied nu méfiant, sans l’excessive assurance du pied trop bien chaussé. En espadrilles c’est l’été, le monde est souple et chaud, parfois collant sur le goudron fondu. Mais sur le chemin de terre sablonneuse, juste après l’averse, c’est délicieux. Ça sent… les épis de maïs, les tiges de sureau, les feuilles tombées des peupliers – juste ces petites feuilles jaunes d’été paresseuses qui préfèrent dormir au pied de l’arbre. Voilà pour l’odeur blonde. Au-dessus, un parfum plutôt vert sombre monte des bords de l’eau, avec une touche de menthe sur le fade de la vase. Bien sûr, juste au-dessus des peupliers, le ciel à l’horizon se resserre en gris-mauve, avec cet éloignement des nuages satisfaits qui renoncent à pleuvoir. Le paysage, les odeurs, l’élasticité de la marche : les sensations mêlées restent en équilibre. Mais peu à peu, c’est le bas qui s’impose : le pied, le pas, le sol semblent tirer à eux le sens de la promenade. Quand on pense que les espadrilles sont mouillées, c’est beaucoup trop tard. La progression est implacable. Cela commence à la frange de la toile : une auréole indécise qui va s’étendre, et révéler tout le rêche du tissu. On croit enfiler des semelles de vent, du lin tellement fin qu’il coupe au bord du pied. Deux flaques traversées, et ce voile aérien devient le grain rugueux d’un sac à pommes de terre. La sensation d’humidité ne serait rien, mais il s’y mêle aussitôt une impression de lourdeur insupportable. La semelle hypocrite rend les armes, après une feinte résistance : c’est d’elle que vient tout le mal, et sa corde nouée se vautre bientôt dans une mouillure compacte, une aqueuse perversité, rien ne respire. Le carénage de caoutchouc fait pitié : à quoi bon protéger d’une nuance de confort moderniste le désastre irrémédiable ? Une espadrille est une espadrille. Trempée, elle pèse de plus en plus lourd, et l’odeur de la vase prend le pas sur celle des peupliers. Le ciel ne menace plus de rien, mais bêtement on est mouillé, l’été s’englue, le sable colle. Et puis on sait déjà. Les espadrilles ne sèchent jamais tout à fait. Sur l’appui d’une fenêtre ou dans un placard à chaussures, elles se recroquevillent, le nœud de corde s’épanouit en bourre pelucheuse, la toile est lourde pour jamais, l’auréole se fige.

Dès les premiers signes du mal, le diagnostic est consternant : pas de rémission, pas d’espoir. Mouiller ses espadrilles, c’est connaître l’amère volupté d’un naufrage complet.

Les boules en verre

 

C’est l’hiver pour toujours, dans l’eau des boules en verre. On en prend une dans ses mains. La neige flotte au ralenti, dans un tourbillon né du sol, d’abord opaque, évanescent ; puis les flocons s’espacent, et le ciel bleu turquoise reprend sa fixité mélancolique. Les derniers oiseaux de papier restent en suspens quelques secondes avant de retomber. Une paresse cotonneuse les invite à retrouver le sol. On repose la boule. Quelque chose a changé. Dans l’apparente immobilité du décor, on entend désormais comme un appel. Toutes les boules sont pareilles. Que ce soit fond de mer traversé d’algues et de poissons, tour Eiffel, Manhattan, perroquet, paysage en montagne ou souvenir de Saint-Michel, la neige danse et puis tout doucement s’arrête de danser, se disperse, s’éteint. Avant le bal d’hiver il n’y avait rien. Après… sur l’Empire State Building un flocon est resté, souvenir impalpable que l’eau des jours n’efface pas. Ici le sol reste jonché des pétales légers de la mémoire.

Les boules en verre se souviennent. Elles rêvent silencieusement la tourmente, le blizzard qui reviendra peut-être, ou ne reviendra pas. Souvent sur l’étagère elles resteront ; on oubliera tout le bonheur qu’on peut faire neiger dans l’enclos de ses mains, cet étrange pouvoir de réveiller le long sommeil de verre.

Dedans, l’air est de l’eau. On ne s’en soucie pas d’abord. Mais à bien regarder, une petite bulle est coincée tout en haut. Le regard change. On ne voit plus la tour Eiffel dans un ciel bleu d’avril, la frégate cinglant sur une mer étale. Tout devient d’une clarté lourde ; derrière la paroi, des courants flottent en haut des tours. Royaumes des hautes solitudes, méandres graves, imperceptibles mouvements dans le silence fluide. Le fond est peint en bleu de lait jusqu’au plafond, au ciel, à la surface. Bleu de douceur factice qui n’existe pas, et dont la béatitude finit par inquiéter, comme on pressent les pièges du destin dans un début d’après-midi écrasé de sieste et d’absence. On prend le monde dans ses mains, la boule est vite presque chaude. Une avalanche de flocons efface d’un seul coup cette angoisse latente des courants. Il neige au fond de soi, dans un hiver inaccessible où le léger l’emporte sur le lourd. La neige est douce au fond de l’eau.

Le journal du petit déjeuner

 

C’est un luxe paradoxal. Communier avec le monde dans la paix la plus parfaite, dans l’arôme du café. Sur le journal, il y a surtout des horreurs, des guerres, des accidents. Entendre les mêmes informations à la radio, ce serait déjà se précipiter dans le stress des phrases martelées en coups de poing. Avec le journal, c’est tout le contraire. On le déploie tant bien que mal sur la table de la cuisine, entre le grille-pain et le beurrier. On enregistre vaguement la violence du siècle, mais elle sent la confiture de groseilles, le chocolat, le pain grillé. Le journal par lui-même est déjà pacifiant. On n’y découvre pas le jour, ni la réalité : on lit
Libération, Le Figaro, Ouest-France
, ou
La Dépêche du Midi
. Sous la pérennité du bandeau titre, les catastrophes du présent deviennent relatives. Elles ne sont là que pour pimenter la sérénité du rite. L’ampleur des pages, l’encombrement du bol de café permettent seulement une lecture posée. On tourne les pages précautionneusement, avec une lenteur révélatrice : il s’agit moins d’absorber le contenu que de profiter au mieux du contenant.

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