Il faut accepter de
planter pour que d’autres récoltent ailleurs et plus tard.
Discutons-en ensemble.
Tant que durera notre dialogue, libre à vous de m’écouter ou de ne pas
m’écouter. (Vous avez déjà su écouter la serrure, c’est donc une preuve que
vous savez écouter, n’est-ce pas ?)
Il est possible que je me
trompe. Je ne suis pas un maître à penser, ni un gourou, ni qui que ce soit de
sacré. Je suis un homme conscient que l’aventure humaine ne fait que commencer.
Nous ne sommes que des hommes préhistoriques. Notre ignorance est sans limites
et tout reste à inventer.
Il y a tant à faire… Et
vous êtes capable de tant de merveilles.
Je ne suis qu’une onde qui
entre en interférence avec votre onde de lecteur. Ce qui est intéressant, c’est
cette rencontre-interférence. Ainsi, pour chaque lecteur, ce livre sera
différent. Un peu comme s’il était vivant et adaptait son sens conformément à
votre culture, vos souvenirs, votre sensibilité de lecteur particulier.
Comment vais-je agir en
tant que « livre » ? Simplement en vous racontant de petites
histoires simples sur les révolutions, les utopies, les comportements humains
ou animaux. À vous de déduire des idées qui en découlent. À vous d’imaginer des
réponses qui vous aideront dans votre cheminement personnel. Je n’ai, pour ma
part, aucune vérité à vous proposer.
Si vous le voulez, ce
livre deviendra vivant. Et j’espère qu’il sera pour vous un ami, un ami capable
de vous aider à vous changer et à changer le monde.
Maintenant, si vous êtes
prêt et si vous le souhaitez, je vous propose d’accomplir tout de suite quelque
chose d’important ensemble : tournons la page.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Le pouce et l’index de sa main droite effleurèrent le coin
de la page, le saisirent et s’apprêtaient à tourner le feuillet quand une voix
retentit dans la cuisine.
« À table ! » lançait sa mère.
Il n’était plus temps de lire.
À dix-neuf ans, Julie était une fille mince. Une chevelure
noire, brillante, raide et soyeuse, tombait en rideau jusqu’à ses hanches. Sa
peau claire, presque translucide, laissait apparaître parfois les veines
bleuâtres à peine dissimulées aux mains et aux tempes. Ses yeux pâles étaient
pourtant vifs et chauds. En amande, semblant receler une longue vie pleine de
colères et toujours en mouvement, ils lui donnaient des allures de petit animal
inquiet. Parfois ils se fixaient dans une direction précise comme si un rayon
de lumière transperçant allait en jaillir pour frapper ce qui aurait déplu à la
jeune fille.
Julie s’estimait physiquement insignifiante. C’était pour
cela qu’elle ne se regardait jamais dans une glace.
Jamais de parfum. Jamais de maquillage. Jamais de vernis à
ongles. À quoi bon d’ailleurs, ses ongles, elle était toujours à les mordiller.
Aucun effort vestimentaire non plus. Elle cachait son corps
sous des vêtements amples et sombres.
Son parcours scolaire était inégal. Jusqu’en terminale, elle
avait été en avance d’une classe et ses professeurs s’étaient félicités de son
niveau intellectuel et de sa maturité d’esprit. Mais, depuis trois ans, rien
n’allait plus. À dix-sept ans, elle avait échoué à son baccalauréat. De nouveau
à dix-huit. Et à dix-neuf, elle s’apprêtait à repasser pour la troisième fois
cet examen alors que ses notes en classe étaient plus médiocres que jamais.
Sa dégringolade scolaire avait coïncidé avec un
événement : la mort de son professeur de chant, un vieil homme sourd et
tyrannique qui enseignait avec des méthodes originales l’art vocal. Il
s’appelait Yankélévitch, il était convaincu que Julie possédait un don et
qu’elle devait le travailler.
Il lui avait appris à maîtriser le soufflet de son ventre,
le soufflet de ses poumons, son diaphragme et jusqu’à la position du cou et des
épaules. Tout influençait la qualité du chant.
Entre ses mains, elle avait parfois le sentiment d’être une
cornemuse qu’un maître de musique s’acharnerait à rendre parfaite. À présent,
elle savait harmoniser ses battements de cœur avec les gonflements de ses
poumons.
Yankélévitch n’avait pas omis non plus le travail du masque.
Il lui avait enseigné comment modifier les formes de son visage et de sa bouche
pour parfaire l’instrument de son corps.
L’élève et le maître s’étaient complétés à merveille. Même
sourd, rien qu’en observant les mouvements de sa bouche et en posant sa main
sur son ventre, le professeur chenu pouvait reconnaître la qualité des sons
qu’émettait la jeune fille. Les vibrations de sa voix résonnaient dans tous ses
os.
— Je suis sourd ? Et alors ! Beethoven
l’était aussi et ça ne l’a pas empêché de faire du bon boulot, proférait-il
souvent.
Il avait appris à Julie que le chant disposait d’un pouvoir
qui allait bien au-delà de la simple création d’une beauté auditive. Il lui
avait appris à moduler ses émotions pour venir à bout du stress, à oublier ses
peurs par la seule aide de sa voix. Il lui avait appris à écouter les chants
des oiseaux pour qu’eux aussi participent à sa formation.
Quand Julie chantait, une colonne d’énergie jaillissait tel
un arbre depuis son ventre, et c’était pour elle une sensation parfois proche
de l’extase.
Le professeur ne se résignait pas à être sourd. Il se tenait
informé des nouvelles méthodes de guérison. Un jour, un jeune chirurgien
particulièrement adroit réussit à lui implanter sous le crâne une prothèse
électronique qui vint totalement à bout de son handicap.
Dès lors, le vieux professeur de chant perçut les bruits du
monde tels qu’ils étaient. Les vrais sons. Les vraies musiques. Yankélévitch
entendit les voix des gens et le hit-parade à la radio. Il entendit les
avertisseurs des voitures et les aboiements des chiens, le ruissellement de la
pluie et le murmure des ruisseaux, le claquement des pas et le grincement des
portes. Il entendit les éternuements et les rires, les soupirs et les sanglots.
Il entendit partout en ville des téléviseurs perpétuellement allumés.
Le jour de sa guérison, qui aurait dû être un jour de
bonheur, en fut un de désespoir. Le vieux professeur de chant constata que les
vrais sons ne ressemblaient en rien à ceux qu’il avait imaginés. Tout n’était
que tintamarre et cacophonie, tout était violent, criard, inaudible. Le monde
n’était pas rempli de musiques mais de bruits discordants. Le vieil homme
n’avait pu supporter si forte déception. Il s’était inventé un suicide conforme
à ses idéaux. Il avait grimpé jusque sous la cloche de la cathédrale Notre-Dame
de Paris. Sous le battant, il avait placé sa tête. À midi pile, il était mort,
emporté par l’énergie terrible des douze vibrations monumentales et
musicalement parfaites.
Avec cette disparition, Julie n’avait pas seulement perdu un
ami, elle avait perdu le guide qui l’aidait à développer son don principal.
Certes, elle avait trouvé un autre professeur de chant, un
de ceux qui se contentaient de faire travailler leurs gammes à leurs élèves. Il
avait contraint Julie à pousser sa voix jusqu’à des registres trop violents
pour son larynx. Elle avait eu très mal.
Peu après, un oto-rhino-laryngologiste diagnostiqua des
nodules sur les cordes vocales de Julie. Il lui ordonna d’interrompre ses
leçons. Elle subit une opération et, pendant plusieurs semaines, le temps que
ses cordes vocales se cicatrisent, elle avait conservé un mutisme total.
Ensuite, pour retrouver le simple usage de la parole, la rééducation avait été
difficile.
Depuis, elle était à la recherche d’un véritable maître de
chant capable de la diriger comme l’avait fait Yankélévitch. Faute d’en
découvrir un, elle s’était peu à peu fermée au monde.
Yankélévitch affirmait que, lorsqu’on possède un don et
qu’on ne l’utilise pas, on est comme ces lapins qui ne rongent pas quelque
chose de dur : peu à peu, leurs incisives s’allongent, se recourbent,
poussent sans fin, traversent le palais et finissent par transpercer leur
cerveau de bas en haut. Pour visualiser ce danger, le professeur conservait
chez lui un crâne de lapin où les incisives ressortaient par le haut à la
manière de deux cornes. Il aimait bien montrer à l’occasion aux mauvais élèves
cet objet macabre pour les encourager à travailler. Il était allé jusqu’à
écrire à l’encre rouge sur le front du crâne du lapin :
Ne pas cultiver son don naturel est le plus grand des
péchés
.
Privée de la possibilité de cultiver le sien, elle avait
connu une période d’anorexie après une première phase de grande agressivité.
S’ensuivit alors une phase de boulimie pendant laquelle elle avalait des kilos
de pâtisseries, le regard dans le vague, laxatif ou vomitif à portée de la
main.
Elle ne révisait plus ses cours, s’assoupissait en classe.
Julie se délabrait. Elle respirait mal et, pour ne rien
arranger, depuis peu elle souffrait de crises d’asthme. Tout ce que le chant
lui avait apporté de bien se transformait en mal.
La mère de Julie prit place la première à la table de la
salle à manger.
— Où étiez-vous cet après-midi ? demanda-t-elle.
— Nous nous sommes promenés en forêt, répondit le père.
— C’est là qu’elle s’est fait toutes ces
égratignures ?
— Julie est tombée dans un fossé, expliqua le père.
Elle ne s’est pas fait grand mal mais elle s’est blessée au talon. Elle a aussi
découvert un livre étrange dans ce fossé…
Mais la mère ne s’intéressait plus qu’au mets fumant dans
son assiette.
— Tu me raconteras ça tout à l’heure. Mangeons vite,
les cailles rôties, ça n’attend pas. Tièdes, elles perdent toute leur saveur.
La mère de Julie se précipita pour avaler avec ravissement
les cailles rôties, recouvertes de raisins de Corinthe.
Un coup de fourchette précis dégonfla la caille à la façon
d’un ballon de rugby rempli de vapeur. Elle attrapa le volatile grillé, le
suçota par les trous du bec, du bout des doigts, détacha les ailes qu’elle
glissa aussitôt entre ses lèvres, enfin elle brisa bruyamment à coups de
molaires les petits os récalcitrants.
— Tu ne manges pas ? Tu n’aimes pas ça ?
demanda-t-elle à Julie.
La jeune fille scrutait l’oiseau grillé, ficelé par une
étroite cordelette, posé bien droit dans son assiette. Sa tête était recouverte
d’un raisin qui semblait lui servir de chapeau haut de forme. Ses orbites vides
et son bec entrouvert laissaient penser que l’oiseau avait été arraché
subitement à ses occupations par un événement terrible, quelque chose comme, à
son échelle, l’éruption soudaine du volcan de Pompéi.
— Je n’aime pas la viande…, articula Julie.
— Ce n’est pas de la viande, c’est de la volaille,
trancha la mère.
Puis elle se voulut conciliante :
— Tu ne vas pas recommencer une crise d’anorexie. Il faut
que tu restes en bonne santé pour réussir ton bac et entrer en faculté de
droit. C’est parce que ton père a fait son droit qu’il dirige à présent le
service juridique des Eaux et Forêts et c’est parce qu’il dirige le service
juridique des Eaux et Forêts que tu as bénéficié du piston nécessaire pour que
le lycée accepte que tu triples ta terminale. Maintenant, à toi d’étudier le
droit.
— Je m’en fous du droit, déclara Julie.
— Tu as besoin de réussir tes études pour faire partie
de la société.
— Je m’en fous de la société.
— Qu’est-ce qui t’intéresse alors ? s’enquit la
mère.
— Rien.
— À quoi consacres-tu donc ton temps ? Tu as une
histoire d’amour, hein ?
Julie s’adossa à sa chaise.
— Je me fous de l’amour.
— Je m’en fous, je m’en fous… Tu n’as que ces mots à la
bouche. Tu dois bien t’intéresser à quelque chose ou à quelqu’un quand même,
insista la mère. Mignonne comme tu es, les garçons doivent se bousculer au
portillon.
Julie eut une moue bizarre. Son regard gris clair se braqua.
— Je n’ai pas de petit ami et je te signale qu’en plus
je suis toujours vierge.
Une expression de stupeur indignée se peignit sur le visage
de la mère. Puis elle éclata de rire.
— Il n’y a que dans les ouvrages de science-fiction
qu’on trouve encore des filles vierges à dix-neuf ans.
— … Je n’ai pas l’intention de prendre un amant,
ni de me marier, ni d’avoir des enfants, poursuivit Julie. Et tu sais
pourquoi ? Parce que j’ai peur de te ressembler.
La mère avait retrouvé son aplomb.
— Ma pauvre fille, tu n’es qu’un paquet de problèmes.
Heureusement que je t’ai pris rendez-vous avec un psychothérapeute ! C’est
pour jeudi.
La mère et la fille étaient habituées à ces escarmouches.
Celle-ci dura encore une heure et, de ce dîner, Julie consomma uniquement la
cerise au Grand Marnier qui ornait la mousse au chocolat blanc.
Quant au père, malgré les nombreux appels du pied de sa
fille, comme à l’accoutumée, il conserva un visage impassible et se garda bien
d’intervenir.
— Allons, Gaston, dis quelque chose, clamait justement
son épouse.
— Julie, écoute ta mère, jeta laconiquement le père en
pliant sa serviette.
Et, se levant de table, il déclara vouloir se coucher de
bonne heure car le lendemain matin il comptait partir dès l’aube faire une
grande marche avec son chien.
— Je peux t’accompagner ? demanda la jeune fille.
Le père secoua la tête.
— Pas cette fois. Je voudrais examiner de plus près
cette ravine que tu as découverte et j’ai envie d’être un peu seul. Et puis, ta
mère a raison. Plutôt que de te balader en forêt, tu ferais mieux de bachoter
un peu.
Comme il se penchait pour l’embrasser et lui souhaiter une
bonne nuit, Julie chuchota :