La Révolution des Fourmis (80 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Sous eux la masse sombre des pèlerins fourmis progresse sur
deux colonnes pour éviter de patauger dans la bave. Quand ils s’arrêtent, leurs
bivouacs sont désormais si importants qu’ils ne pendent plus comme des fruits
mais recouvrent des sapins entiers. Partout, des braises fument.

Princesse 103
e
sent derrière elle la lourde,
l’énorme odeur de la foule qu’elle a mise en marche. Les phéromones de ses
récits n’atteignant pas toujours le bout de la longue file, ici et là, d’autres
insectes font office de relais. Comme la transmission orale, la transmission
odorante ne va pas sans mal et les informations arrivent parfois un peu
déformées.

La princesse a dit que les femelles Doigts poussent de
grands cris durant la copulation
.

De la part des Doigts, on ne s’étonne plus de rien. Il y a
quand même des insectes qui ajoutent au passage leur interprétation personnelle :

Pourquoi les femelles Doigts poussent-elles des cris
 ?

On leur répond :

Pour faire fuir leurs prédateurs afin qu’ils ne les
dérangent pas durant la copulation
.

Les insectes en queue de procession reçoivent les versions
les moins fidèles du message originel.

Les Doigts chassent leurs prédateurs en poussant des
cris.

Princesse 103
e
se veut résolument non déiste et,
pourtant, de plus en plus de marcheuses commencent à prendre les Doigts pour
des dieux et ont l’impression de participer à un pèlerinage.

Prince 24
e
demande encore des informations.
Comment ils donnent l’alerte par exemple.

 

ALERTE :

Comme les Doigts ne connaissent pas le langage odorant,
ils ne disposent pas de phéromones d’alerte.

En cas de danger, ils déclenchent des signaux
auditifs : sirènes fonctionnant avec des pompes à air, ou des signaux
visuels : lumière rouge clignotante.

De manière générale, ce sont les antennes de télévision
qui sont les premières informées et qui signalent à la population qu’il y a
danger.

 

Tout le monde les regarde passer dans la forêt. Ceux qui
n’entrent pas dans leur procession sont de plus en plus inquiets. Non seulement
le gibier consommé par cette grande marche est de plus en plus gros mais il est
aussi de plus en plus… cuit.

 

205.L’ŒUF BRISÉ

 

Julie approchait ses lèvres pour un nouveau baiser quand, du
dehors, une voix bien connue résonna :

— Sortez immédiatement ! Vous êtes cernés.

L’alerte retentit dans la pyramide. Tout le monde se mit à
courir vers la salle de contrôle. Les écrans vidéo étaient emplis de
silhouettes de policiers prenant position sur la colline.

Arthur Ramirez soupira.

— Encore la malédiction de Cro-Magnon…

Dans la loge de Julie, l’alerte s’exprimait par une lampe
rouge qui clignotait.

— C’est fini ! murmura David.

— Continuons quand même, dit Julie. C’était trop bien.

Ji-woong entrebâilla la porte, lança un coup d’œil surpris
et, sans commentaire, annonça :

— On est attaqués. Vite, il faut y aller.

Jonathan et Laetitia apportèrent une valise étiquetée
« Observation ». Elle était emplie de mousse avec, placées dans de
petits interstices chacune sous son chiffre, des fourmis volantes robots.

Quatre de ces minuscules merveilles de micromécanique furent
amenées vers les bouches d’aération. Jonathan Wells, Laetitia Wells, Jason
Bragel et Jacques Méliès s’installèrent devant leurs écrans de contrôle et
empoignèrent leur manette de pilotage. Telles des torpilles sous-marines, les
quatre insectes s’élancèrent dans les tuyaux tandis que des téléguideurs
surveillaient leur trajectoire sur des vidéopériscopes.

Bientôt, ces espions volants ramenèrent des images télé plus
proches. Tous les habitants de la pyramide suivaient avec anxiété les
évolutions des policiers autour de leur nid.

Maximilien donnait des ordres précis dans son talkie-walkie.
Un camion arriva, déchargeant du matériel d’excavation. Des hommes
s’approchèrent, armés de marteaux-piqueurs.

Jonathan et Laetitia s’empressèrent de sortir une autre
valise, marquée celle-ci « Combat ». De nouveaux habitants du nid les
rejoignirent devant les écrans de contrôle. Arthur ne pilotait pas car ses
mains tremblaient trop et les fourmis volantes exigeaient une direction en vol
au millimètre près.

Un marteau-piqueur entama la colline. La terre atténuait les
secousses, mais tous ici savaient qu’il finirait par atteindre l’os, la paroi
du nid.

Une fourmi de combat adroitement pilotée atterrit dans le
cou du policier qui maniait l’engin et lui inocula un anesthésiant. L’homme
s’écroula.

Maximilien hurla ses ordres dans son talkie-walkie et,
quelques minutes plus tard à peine, une camionnette livra des combinaisons
d’apiculteurs. Les policiers avaient des allures de scaphandriers. Ils étaient
hors d’atteinte des dards myrmécéens.

Les gens de la pyramide ne disposaient pas d’autres armes
que leurs fourmis volantes anesthésiantes et elles étaient maintenant
inoffensives. Ils se considérèrent, impuissants.

— Nous sommes fichus, proféra Arthur.

Si bien protégés, les policiers n’eurent aucun mal à percer
le sol. L’acier des marteaux-piqueurs atteignait maintenant le béton, comme une
roulette de dentiste touchant l’émail d’une dent. Dans la pyramide, tout vibra
et les cœurs battirent plus fort encore.

Soudain, les coups s’arrêtèrent. Les policiers plaçaient
dans les trous des bâtons de dynamite. Maximilien avait pensé à tout. Il
s’empara du détonateur et entama rapidement le décompte.

— Six, cinq, quatre, trois, deux, un…

 

206. ENCYCLOPÉDIE

 

ZÉRO
 : Bien qu’on retrouve des traces du zéro dans
les calculs chinois du deuxième siècle après J.- C. (noté par un point),
et chez les Mayas encore bien avant (noté par une spirale), notre zéro est
originaire de l’Inde. Au septième siècle, les Perses l’ont copié chez les
Indiens. Quelques siècles plus tard, les Arabes l’ont copié chez les Perses et
lui ont donné le nom que nous connaissons. Ce n’est pourtant qu’au treizième
siècle que le concept de zéro arrive en Europe par l’entremise de Léonard
Fibonacci (probablement une abréviation de Filio di Bonacci), dit Léonard de
Pise, qui était, contrairement à ce que son surnom indique, un commerçant
vénitien.

Lorsque Fibonacci essaya d’expliquer
à ses contemporains l’intérêt du zéro, l’Église jugea que cela bouleversait
trop de choses. Certains inquisiteurs estimèrent ce zéro diabolique. Il faut
dire que, s’il ajoutait de la puissance à certains chiffres, il ramenait à la
nullité tous ceux qui tentaient de se faire multiplier par lui.

On disait que 0 est le
grand annihilateur, car il transforme tout ce qui l’approche en zéro. Par
contre, 1 était nommé le grand respectueux car il laissait intact ce qui est
multiplié par lui. 0 que multiplie 5 c’est zéro. 1 que multiplie 5 c’est 5.

Finalement, les choses se
sont quand même arrangées. L’Église avait trop besoin de bons comptables pour
ne pas saisir l’intérêt tout matérialiste d’utiliser le zéro.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

207. LE GRAND PÈLERINAGE

 

Princesse 103
e
reconnaît le chemin. Elles vont
bientôt apercevoir le nid humain d’où elle s’est évadée. Elles approchent du
Grand Rendez-Vous.

La princesse demande à son escouade de jeunes exploratrices
de signaler à l’arrière du grand pèlerinage que les premiers rangs s’apprêtent
à ralentir leur marche. Elle sait que la procession est désormais si longue
que, si elle pile net, le temps que l’information parvienne au bout et soit traduite
dans toutes les langues des cités étrangères, beaucoup des pèlerins fourmis
seront piétinés par ceux qui n’auront pas freiné assez vite.

Princesse 103
e
regarde le paysage et s’étonne. Il
n’y a plus de nid. Une colline a pris sa place et tout autour règne un énorme
désordre. L’air est envahi d’odeurs d’essence, d’odeurs de peur, d’odeurs de
Doigts. La dernière fois qu’elle a perçu autant de tumulte et de stress,
c’était lorsqu’elle avait interrompu rien qu’en marchant sur un tissu ce que
les Doigts appellent un « pique-nique ».

 

208. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE : REPAS

 

Saliveuse : 10
e
.

REPAS :

Les Doigts sont les seuls animaux qui mangent selon un
rythme précis.

Alors que, partout dans le monde animal, on mange 1 )
quand on a faim, 2 ) quand on aperçoit de la nourriture dans son champ de
vision, 3 ) quand on est capable de courir suffisamment vite pour capturer
cette nourriture, chez les Doigts, qu’on ait faim ou pas faim, on mange trois
fois par jour.

Ce système de trois repas par jour permet sans doute aux
Doigts de séparer leurs journées en deux parties.

Le premier repas ouvre la matinée, le deuxième repas la
clôt et ouvre l’après-midi, le troisième repas clôt l’après-midi et prépare au
sommeil.

 

209. BONJOUR

 

Ils sont là. Les Doigts sont là. Et vu les odeurs qu’elle
repère, 103
e
pense qu’il y en a beaucoup.

Molécule de salutation
.

Tous les insectes du pèlerinage émettent leur phéromone de
présentation. Rien d’agressif, rien d’ostentatoire dans ces signaux olfactifs.

Molécule de salutation à tous les Doigts présents
.

Comme la phéromone
Doigt
ressemble beaucoup à celle
signifiant
Dieux
, beaucoup s’y trompent.

Chassez l’irrationnel, il revient au galop et dès qu’il se
passe quelque chose de trop extraordinaire, l’irrationnel s’en empare.

Molécule de salutation à tous les dieux présents
.

Tout en escaladant les dieux, les fourmis émettent leurs
phéromones les plus chaleureuses et les plus conviviales possible. Elles ont
parfaitement compris que, désormais, quand on approche d’un Doigt, il faut
s’adresser à lui avec beaucoup de respect.

Molécule de salutation à tous les dieux présents
,
émettent-elles à l’unisson en grimpant sur ces immenses animaux tièdes aux
odeurs fortes.

 

210. ENCYCLOPÉDIE

 

UTOPIE DE SHABBATAI
ZEVI
 : Après s’être
livrés à mille calculs et interprétations ésotériques de la Bible et du Talmud,
les grands érudits kabbalistes de Pologne, prédirent que le Messie surgirait
très précisément en l’an 1666. À l’époque, le moral de la population juive
d’Europe de l’Est était au plus bas. L’hetman cosaque Bogdan Khmelnitski avait
pris, quelques années plus tôt, la tête d’une armée de paysans afin d’en finir
avec la domination des grands propriétaires féodaux polonais. Impuissante à les
atteindre dans leurs châteaux bien fortifiés, la horde, prise d’une frénésie meurtrière,
se vengea sur les petites bourgades juives jugées trop fidèles à leurs
suzerains. Quand, quelques semaines plus tard, les aristocrates polonais
lancèrent de sanglants raids de représailles, une fois de plus, les villages
juifs en firent les frais et des milliers de victimes furent dénombrées.
« C’est le signe de l’ultime combat d’Armaggedon », affirmèrent les
kabbalistes. « C’est le prélude à l’arrivée du Messie. »

Ce fut le moment que
choisit en tout cas Shabbatai Zevi, un jeune homme doux au regard intense, pour
se faire reconnaître comme le Messie. L’homme parlait bien, il rassurait, il
faisait rêver. On prétendait qu’il pouvait accomplir des miracles. Il suscita
rapidement une intense ferveur religieuse parmi les communautés juives
éprouvées d’Europe de l’Est. Nombre de rabbins criaient certes à l’usurpateur
et au « faux roi ». Des schismes apparurent entre juifs partisans et
dénonciateurs de Shabbatai Zevi, des familles entières se déchirèrent.
Cependant, des centaines de personnes décidèrent de tout abandonner, de laisser
là leur foyer et de suivre ce nouveau Messie qui les entraînait à construire
une nouvelle société utopique en Terre sainte. L’affaire tourna court. Un soir,
des espions du Grand Turc enlevèrent Shabbatai Zevi. Il échappa à la mort en se
convertissant à l’islam. Certains de ses disciples, parmi les plus fidèles, le
suivirent dans cette voie. D’autres encore préférèrent l’oublier.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

211. L’ARMÉE DES LUTINS

 

Un cri. Un policier s’effondra à la vision de cette marée
noire et grouillante qui se dirigeait sur eux et semblait vouloir les
escalader. Il y avait là vingt hommes. Trois périrent d’une crise cardiaque
dans l’instant. Les autres déguerpirent sans demander leur reste.

 

 

 

Sur les-trois corps doigtesques gisant, des exploratrices
émettent gentiment
molécule de salutation
et ne comprennent pas qu’on ne
leur réponde pas. Princesse 103
e
leur a pourtant affirmé que
certains Doigts connaissent le langage olfactif des fourmis.

 

 

 

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Julie
en fixant l’écran vidéo.

 

 

 

Princesse 103
e
regarde autour d’elle les fourmis
escalader les Doigts en leur souhaitant la bienvenue et elle comprend soudain
que, si elle est à l’origine du mouvement, maintenant il la dépasse.

Elle demande à tout le monde de se calmer. Elle sait que les
Doigts peuvent s’effrayer de leur présence en masse. Ils sont très timides,
après tout.

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