Le Jour des Fourmis (5 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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(Au secours !)

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se
retourne. Il lui a semblé que quelqu’un venait de gémir une odeur.
Au
secours !
Elle en est certaine, cette fois. Une nette odeur de communication
émane de ce tas d’immondices. Les ordures se mettraient-elles à parler ?
Elle s’approche, fouille une pile de cadavres du bout des antennes.

Au secours !

C’est l’un de ces trois débris, là,
qui a émis. Côte à côte, il y a une tête de coccinelle, une tête de sauterelle
et une tête de fourmi rousse. Elle les palpe toutes et détecte une fragrance
infime de vie au niveau des antennes d’un bout de fourmi rousse. La soldate
saisit alors le crâne entre ses deux pattes antérieures et le maintient en face
du sien.

Quelque chose doit être su,
émet la bille crasseuse sur laquelle est gauchement implantée une
antenne célibataire.

Quelle obscénité ! Un crâne qui
veut encore s’exprimer ! Cette fourmi n’a donc pas assez de décence pour
accepter le repos de la mort ! 103 683
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éprouve un instant
la tentation d’expédier ce crâne en l’air pour le pulvériser d’un jet d’acide
précis comme elle s’amusait à le faire autrefois. Ce n’est pas seulement la
curiosité qui la retient :
Il faut toujours réceptionner les messages
de ceux qui veulent émettre
est un vieil adage myrmécéen.

Mouvement d’antennes. 103 683
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indique que conformément au précepte, elle réceptionnera tout ce que voudra
émettre cette tête inconnue.

Le crâne éprouve de plus en plus de
difficultés à penser. Il sait pourtant qu’il doit se souvenir d’une information
importante. Il sait qu’il doit faire remonter ses idées en haut de son antenne
unique, afin que la fourmi dont il prolongeait jadis le corps n’ait pas vécu
pour rien.

Mais, n’étant plus branché sur le
cœur, le crâne n’est plus irrigué. Les replis de son cerveau sont même un peu
secs. En revanche, l’activité électrique demeure efficace. Il reste encore une
petite flaque de neuromédiateurs dans la cervelle. Profitant de cette légère
humidité, des neurones se connectent, des petits courts-circuits électriques
prouvent que les idées parviennent à quelques aller-retour intéressants.

Ça commence à revenir.

Elles étaient trois. Trois fourmis.
Mais de quelle espèce ? Des rousses. Des rebelles rousses ! De quel
nid ? De Bel-o-kan. Elles s’étaient infiltrées dans la Bibliothèque
chimique pour… Pour y lire une phéromone mémoire très surprenante. Et cette
phéromone parlait de quoi ? De quelque chose d’important. De si important
que la garde fédérale les a prises en chasse. Ses deux amies sont mortes.
Assassinées par les guerrières. Le crâne s’assèche. Trois morts pour rien, s’il
oublie. Il doit faire remonter l’information. Il le doit. Il le faut.

En face des globes oculaires du
crâne, il y a une fourmi qui demande pour la cinquième fois ce qu’il a à
communiquer.

Une nouvelle flaque de sang est
repérée dans le cerveau. On peut l’utiliser pour continuer à réfléchir un peu.
La jonction électrique et chimique s’effectue entre un pan entier de mémoire et
le système émetteur-récepteur. Alimenté par l’énergie de quelques protéines et
de sucres qui subsistent dans le lobe frontal, le cerveau parvient à délivrer
un message.

Chli-pou-ni veut lancer une
croisade pour LES tuer tous. Il faut d’urgence avertir les rebelles.

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ne comprend
pas. Cette fourmi, ou plutôt ce débris de fourmi, parle de
« croisade », de « rebelles ». Il y aurait des rebelles
dans la Cité ? Voilà du nouveau ! Mais la soldate sent que ce crâne
ne va pas pouvoir dialoguer longtemps. Ne pas perdre une molécule en
digressions inutiles. Face à une phrase aussi déconcertante, quelle est la
bonne question ? Les mots sortent d’eux-mêmes de ses antennes.

Où puis-je rejoindre ces
« rebelles » pour les avertir ?

Le crâne produit encore un effort,
il vibrote.

Au-dessus des nouvelles étables à
scarabées rhinocéros… Un faux plafond…

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joue son
va-tout.

Cette croisade est dirigée contre
qui ?

Le crâne frissonne. Ses antennes
tremblent. Parviendra-t-il à cracher une ultime demi-phéromone ?

Un relent, à peine perceptible à
l’antenne, émerge. Il ne contient qu’un unique mot parfumé. 103 683
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le touche du dernier segment de son appendice sensoriel. Elle hume. Ce mot,
elle le connaît. Elle le connaît même trop bien.

Doigts.

À présent, les antennes du crâne
sont complètement asséchées. Elles se crispent. Il ne reste plus la moindre
odeur d’information dans cette boule noire.

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est ébahie.

Une croisade pour massacrer tous les
Doigts…

Carrément.

10. PAPILLON DU SOIR, BONSOIR

Pourquoi la lueur s’est-elle éteinte soudain ?
Le papillon avait certes senti le feu qui allait lui ronger les ailes, mais il
était prêt à tout pour goûter à l’extase de la lumière… Il avait été si près de
la réussir, cette osmose avec la chaleur !

Le sphinx déçu retourne dans la
forêt de Fontainebleau et s’élève haut, haut dans le ciel. Il vole longtemps
avant d’atteindre les lieux où il a parachevé sa métamorphose.

Grâce à ses milliers de facettes
oculaires, il discerne parfaitement, du ciel, le plan de la région. Au centre,
la fourmilière de Bel-o-kan. Tout autour, des petites villes et des villages
aménagés par les reines rousses. Elles appellent cet ensemble la
« fédération de Bel-o-kan ». En fait, celle-ci a pris une telle
importance politique qu’il s’agit désormais d’un empire. Dans la forêt, plus
personne n’ose remettre en question l’hégémonie des fourmis rousses.

Elles sont les plus intelligentes,
les mieux organisées. Elles savent utiliser des outils, ont vaincu les termites
et les fourmis naines. Elles abattent des animaux cent fois plus volumineux
qu’elles. Nul ne doute dans la forêt qu’elles sont les vrais maîtres du monde,
et les seuls.

À l’ouest de Bel-o-kan, s’étendent
de dangereux territoires, truffés d’araignées et de mantes religieuses. (Prends
garde, papillon !)

Au sud-ouest, une contrée à peine
moins sauvage est envahie de guêpes tueuses, de serpents et de tortues.
(Danger.)

À l’est, toutes sortes de monstres à
quatre, six ou huit pattes et autant de bouches, de crochets et de dards qui
empoisonnent, écrasent, broient, liquéfient.

Au nord-est, il y a la toute
nouvelle cité abeille, la ruche d’Askoleïn. Y vivent des abeilles féroces qui,
sous prétexte d’étendre leur zone de récolte de pollen, ont déjà détruit
plusieurs nids de guêpes.

Encore plus à l’est, se trouve le
fleuve nommé « Mangetout » car il engloutit instantanément tout ce
qui se pose à sa surface. De quoi inciter à la prudence.

Tiens, une nouvelle cité a fait son
apparition sur la berge. Intrigué, le papillon s’en approche. Des termites ont
dû la construire tout récemment. L’artillerie placée sur les donjons les plus
élevés du lieu tente sur-le-champ d’abattre l’intrus. Mais ce dernier plane
trop haut pour être inquiété par ces misérables.

Le sphinx vire de bord, survole les
falaises du Nord, les montagnes escarpées qui encerclent le grand chêne. Puis
il descend vers le sud, pays des phasmes et des champignons rouges.

Soudain, il repère une femelle
papillon qui exhale jusqu’à cette altitude le fort parfum de ses hormones
sexuelles. Il accourt pour la voir de plus près. Ses couleurs sont encore plus
éclatantes que les siennes. Elle est si belle ! Mais elle demeure
étrangement immobile. Bizarre. Elle possède bien les effluves, les formes et la
consistance d’une dame papillon, mais… Infamie ! C’est une fleur qui, par
mimétisme, se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. Chez cette orchidée, tout
est faux : les odeurs, les ailes, les couleurs. De la pure tricherie
botanique ! Hélas ! le sphinx l’a découvert trop tard. Ses pattes
sont engluées. Il ne peut plus redécoller de là.

Le sphinx bat si fort des ailes
qu’il génère un courant d’air qui arrache des étoiles à une fleur de pissenlit.
Il dérape doucement sur les bords de l’orchidée en forme de cuvette. En vérité,
cette corolle n’est qu’un estomac béant. Au fond de la cuvette se dissimulent
tous les acides digestifs qui permettent à une fleur de manger un papillon.

Est-ce la fin ? Non. La chance
se présente sous la forme de deux Doigts recourbés en pince qui lui saisissent
les ailes et le délivrent du péril pour le jeter dans un pot transparent. Le
pot franchit une grande distance. Le jeune papillon est ensuite conduit dans
une zone lumineuse. Les Doigts le tirent du pot, l’enduisent d’une substance
jaune très odorante qui lui durcit les ailes. Plus possible de prendre son essor !
Les Doigts saisissent alors un gigantesque pieu chromé couronné d’une boule
rouge et, d’un coup sec,… l’enfoncent dans son cœur. En guise d’épitaphe, ils
posent une étiquette juste au-dessus de sa tête :

« Papillonus vulgaris ».

 

11. ENCYCLOPÉDIE

 

CHOC ENTRE CIVILISATIONS :
La rencontre entre deux civilisations constitue toujours un moment délicat.
L’arrivée des premiers Occidentaux en Amérique centrale a été l’occasion d’un
vaste quiproquo. La religion aztèque enseignait qu’un jour, arriveraient sur
terre des messagers du dieu serpent à plumes, Quetzalcoatl. Ils auraient la
peau claire, trôneraient sur de grands animaux à quatre pattes et cracheraient
le tonnerre pour châtier les impies.

Si bien que lorsque, en 1519, on
leur signala que des cavaliers espagnols venaient de débarquer sur la côte
mexicaine, les Aztèques pensèrent qu’il s’agissait de « Teules »
(divinités, en langue nahuatl).

Pourtant, en 1511, juste quelques
années avant cette apparition, un homme les avait mis en garde. Guerrero était
un marin espagnol qui avait fait naufrage sur les rivages du Yucatan, quand les
troupes de Cortés étaient encore cantonnées sur les îles de Saint-Domingue et
de Cuba. Guerrero se fit facilement accepter par la population locale et épousa
une autochtone. Il annonça que les Conquistadores débarqueraient bientôt. Il
leur assura qu’ils n’étaient ni des dieux ni des envoyés des dieux. Il les
avertit qu’il leur faudrait se méfier d’eux. Il leur enseigna comment fabriquer
des arbalètes pour se défendre. (Jusqu’alors, les Indiens n’utilisaient que des
flèches et des haches aux pointes d’obsidienne ; or l’arbalète était la
seule arme capable de transpercer les armures métalliques des hommes de
Cortés.) Guerrero répéta qu’il ne fallait pas craindre les chevaux et recommanda,
surtout, de ne pas s’affoler face à des armes à feu. Ce n’étaient ni des armes
magiques, ni des morceaux de foudre. « Comme vous, les Espagnols sont
faits de chair et de sang. On peut les vaincre », disait-il sans cesse. Et
pour le prouver, il se fit lui-même une entaille d’où s’écoula le sang rouge
commun à tous les hommes. Guerrero se préoccupa tant et si bien d’instruire les
Indiens de son village que, lorsque les Conquistadores de Cortés vinrent
l’attaquer, ils eurent la surprise d’affronter pour la première fois en
Amérique une véritable armée indienne qui leur résista plusieurs semaines
durant.

Mais l’information n’avait pas
circulé au-delà de ce village. En septembre 1519, le roi aztèque Moctezuma
partit à la rencontre de l’armée espagnole avec des chars jonchés de bijoux en
guise d’offrandes. Le soir même, il était assassiné. Un an plus tard, Cortés
détruisait au canon Tenochtitlán, la capitale aztèque, après en avoir affamé la
population en l’assiégeant pendant trois mois.

Quant à Guerrero, il périt tandis
qu’il organisait l’attaque nocturne d’un fortin espagnol.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II

12. LAETITIA N’APPARAÎT PAS ENCORE

Après sa rapide résolution de
l’affaire Salta, le commissaire Jacques Méliès fut convoqué chez le préfet
Charles Dupeyron. Le responsable de la police tenait à le féliciter
personnellement. Dans un salon richement décoré, le préfet lui confia d’emblée
que cette « affaire des frères Salta » avait produit forte impression
« en haut lieu ». Certains, parmi les hommes politiques les plus en
vue, avaient qualifié son enquête de « modèle de rapidité et d’efficacité
à la française ».

Le préfet lui demanda ensuite s’il
était marié.

Méliès, surpris, répondit qu’il
était célibataire mais, comme l’autre insistait, il reconnut qu’il se
conduisait comme tout le monde : il papillonnait de-ci, de-là en essayant
d’éviter d’attraper une maladie vénérienne.

Charles Dupeyron enchaîna en lui
suggérant de songer à prendre épouse. Il se forgerait ainsi une image sociale
qui lui permettrait d’entrer en politique. Il le verrait bien, pour commencer,
en député ou en maire. Il souligna que la nation, toutes les nations avaient
besoin de gens sachant résoudre des problèmes complexes. Si lui, Jacques
Méliès, était capable de comprendre comment trois personnes avaient été
assassinées à huis clos, il serait sans doute à même de résoudre d’autres
questions délicates, telles que : comment résorber le chômage, lutter
contre l’insécurité des banlieues, réduire le déficit de la Sécurité sociale,
équilibrer la balance du budget. Bref, toutes ces petites énigmes auxquelles
sont chaque jour confrontés les dirigeants d’un pays.

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