Il fonça quand même à l’adresse des
Ramirez.
Phéromone : Zoologie
Thème : Les Doigts
Saliveuse : 103 683
e
Date : an
100 000 667
CARAPACE : Les Doigts ont la
peau molle. Pour la protéger, ils la recouvrent soit de morceaux de végétaux
tressés, soit de morceaux de métal qu’ils nomment « voitures ».
TRANSACTION : Les Doigts
sont nuls en matière de rapports commerciaux. Ils sont si naïfs qu’ils
échangent de pleines pelletées de nourriture contre un seul morceau de papier
colorié non comestible.
COULEUR : Si on prive d’air
un humain pendant plus de trois minutes, il change de couleur.
PARADE AMOUREUSE : Les
Doigts se livrent à une parade amoureuse complexe. Pour ce faire, ils se
retrouvent le plus souvent dans des lieux spéciaux dénommés « boîtes de
nuit ». Là, ils se trémoussent face à face des heures durant, mimant ainsi
l’acte copulatoire. Si chacun est satisfait de la prestation de l’autre, ils se
rendent ensuite dans une chambre pour se reproduire.
NOMS : Les Doigts se nomment
entre eux : Humains. Et ils nous nomment, nous, les Terriens :
Fourmis.
RAPPORTS AVEC L’ENTOURAGE :
Le Doigt ne se préoccupe que de sa propre personne. De par sa nature, le Doigt
ressent une très forte envie de tuer tous les autres Doigts. Les
« lois », un code social rigide établi artificiellement, servent à
modérer ses pulsions de mort.
SALIVE : Les Doigts ne
savent pas se laver avec leur salive. Pour se laver ils ont besoin d’une
machine qui se nomme « baignoire ».
COSMOGONIE : Les Doigts se
figurent que la Terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil !
ANIMAUX : Les Doigts
connaissent très mal la nature qui les entoure. Ils croient être les seuls
animaux intelligents.
— Bistouri !
Chaque requête d’Arthur était
instantanément exécutée.
— Bistouri.
— Pince à épiler numéro
un !
— Pince à épiler numéro un.
— Scalpel !
— Scalpel.
— Suture !
— Suture.
— Pince à épiler numéro
huit !
— Pince à épiler numéro huit.
Arthur Ramirez opérait. Quand les
trois autres étaient rentrés, ramenant 103
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agonisante, il était
réveillé et remis de son évanouissement. Il avait immédiatement compris ce que
ses compagnons attendaient de lui et retroussa ses manches. Désireux de
conserver intacte toute l’acuité de ses sens pour la délicate opération, il
avait refusé le cocktail d’analgésiques que son épouse lui proposait.
Maintenant, Jacques Méliès, Laetitia
Wells et Juliette Ramirez étaient autour de lui, penchés au-dessus de la
minuscule table de chirurgie improvisée par le maître des lutins à partir d’une
lamelle de microscope. Ce dernier était quant à lui branché sur une caméra
vidéo. Tous pouvaient suivre l’opération sur un téléviseur.
Beaucoup de fourmis-robots à réparer
avaient déjà défilé sur cette lamelle, mais c’était la première fois qu’une
fourmi de chitine et de sang y était en mauvaise posture.
— Sang !
— Sang.
— Plus de sang encore !
Pour sauver 103
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, il avait
fallu écraser quatre vraies fourmis pour recueillir le sang nécessaire aux
transfusions. Ils n’avaient pas hésité. 103
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était unique et
méritait le sacrifice de quelques spécimens de son espèce.
Pour ces mini-transfusions, Arthur
avait aiguisé une aiguille microscopique et l’avait enfoncée dans la zone
tendre de l’articulation de la patte postérieure gauche.
Le chirurgien improvisé ignorait si
la fourmi souffrait de ses manipulations mais, vu son état de fragilité, il
avait préféré ne pas tenter d’anesthésie.
Arthur commença par remboîter la
patte médiane à la manière d’un rebouteux. Pour la patte antérieure gauche, ce
fut tout aussi facile. À force de travailler sur ses fourmis-robots, il avait
acquis une grande dextérité digitale.
Le thorax était aplati. Avec une
fine pince, il lui redonna forme comme on le ferait pour une aile de voiture
emboutie, puis il reboucha avec de la colle l’endroit où la chitine avait été
crevée. Cette même colle servit à ressouder l’abdomen transpercé, au préalable
regonflé de sang à l’aide d’une minuscule pipette.
— Heureusement que la tête et
les antennes sont intactes ! s’exclama-t-il. La pointe de votre talon
était si étroite qu’elle n’a écrasé que le thorax et l’abdomen.
Sous la lumière de la lampe du
microscope, 103
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retrouve de l’énergie. Elle tend un peu la tête et
suçote lentement la goutte de miel qu’un Doigt a disposée devant ses
mandibules.
Arthur se releva, essuya la sueur
qui mouillait son front et soupira :
— Je crois qu’elle est tirée
d’affaire. Il lui faudra cependant plusieurs jours de repos pour récupérer.
Installez-la dans une zone sombre, chaude et humide.
QUEL EST LE CHEMIN ? Il faut
penser à l’homme de l’an 100 millions. (Celui qui a autant d’expérience que les
fourmis actuelles.)
Cet homme doit avoir une conscience
cent mille fois plus développée que la nôtre. Il faut l’aider, lui notre petit
petit petit puissance 100 000 petit enfant. Pour cela il faut tracer le
sentier d’or. Le chemin qui permettra de perdre le moins de temps en formalisme
inutile. Le chemin qui empêchera les retours en arrière sous la pression de
tous les réactionnaires, tous les barbares, tous les tyrans. Il nous faut
trouver le Tao, la voie qui mène à la conscience plus élevée. Cette voie sera
tracée à partir de la multiplicité de nos expériences. Pour mieux repérer ce
sentier il faut changer nos points de vue, ne pas s’ankyloser sur une manière
de penser. Quelle qu’elle soit à fortiori si elle est bonne. Les fourmis nous
montrent un exercice spirituel. Se mettre à leur place. Mais mettons-nous aussi
à place des arbres, à la place des poissons, à la place des vagues, à la place
des nuages, à la place des pierres. L’homme de l’an 100 millions devra savoir
parler aux montagnes pour puiser dans leur mémoire. Sinon tout n’aura servi à
rien.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Trois jours de convalescence et 103
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était complètement remise de ses contusions. Elle mangeait de manière presque
normale (même des morceaux de viande de sauterelle et de la bouillie de
céréales). Elle agitait normalement ses deux antennes. Elle léchait en
permanence ses plaies pour ôter la colle et aussi les désinfecter avec sa
salive.
Arthur Ramirez avait fait déambuler
sa patiente dans une caisse de carton bourrée de coton hydrophile pour éviter
tout choc. Il notait tous les jours les progrès effectués. La patte brisée ne
fonctionnait pas très bien, mais 103
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compensait en se déhanchant.
— Elle a besoin de rééducation
pour remuscler ses cinq pattes, remarqua Jacques Méliès.
Il avait raison. Arthur déposa 103
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sur un mini-tapis roulant et à tour de rôle, chacun la fit marcher pour lui
reconstruire les cuissots.
La soldate avait maintenant retrouvé
suffisamment de forces pour reprendre les discussions.
Dix jours après l’accident, ils
décidèrent donc qu’il était temps d’organiser l’expédition en vue du sauvetage
de Jonathan Wells et de ses compagnons.
Jacques Méliès réquisitionna Émile
Cahuzacq et trois policiers subalternes. Laetitia Wells et Juliette Ramirez
étaient de la partie. Arthur, trop affaibli par la maladie et les soucis de ces
derniers jours, préféra attendre leur retour confortablement lové dans un
fauteuil.
Ils s’étaient munis de pelles et de
pioches. 103
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était là pour les guider. En avant pour la forêt de
Fontainebleau !
Les Doigts de Laetitia posèrent la
fourmi dans l’herbe. Pour s’assurer de ne plus la perdre, elle avait noué un
fil de nylon autour de l’articulation abdominale de l’éclaireuse. Une laisse,
en quelque sorte.
103
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hume les effluves
environnants et pointe de l’antenne la direction à prendre.
Bel-o-kan, c’est par là.
Pour aller plus vite, des Doigts la
soulevèrent et la transportèrent plus loin. Il suffisait qu’elle agite ses
appendices sensoriels pour qu’ils comprennent qu’elle avait besoin de nouveaux
repères. Alors, ils la reposaient par terre et, de nouveau, elle montrait le
chemin.
Au bout d’une heure de marche, ils
traversèrent un ruisseau à gué puis s’enfoncèrent dans une zone de
broussailles. Ils étaient obligés d’avancer lentement afin que 103
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puisse bien suivre les rails olfactifs adéquats.
Trois heures encore et ils
aperçurent loin devant eux une grande motte de brindilles.
La fourmi signala qu’on était
arrivés.
— C’est donc ça,
Bel-o-kan ? s’étonna Méliès qui, en d’autres circonstances, n’aurait
jamais remarqué pareil monticule.
Ils accélérèrent le pas.
— Et maintenant, chef ?
demanda un policier.
— Maintenant, on creuse.
— Mais sans abîmer la ville,
surtout sans abîmer la ville, insista Laetitia, pointant un Doigt menaçant.
N’oubliez pas, nous avons promis à 103
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de ne pas nuire à sa cité.
L’inspecteur Cahuzacq médita le
problème.
— Bon, il suffit de creuser
juste à côté. Si c’est grand, on tombera forcément sur le souterrain et si on
ne tombe pas dessus, on avancera en biais par en dessous pour contourner le
nid.
— D’accord ! dit Laetitia.
Ils creusèrent tels des flibustiers
à la recherche d’un trésor enterré dans une île. Les policiers furent vite
recouverts de terre et de boue, mais toujours pas de roche au bout de leurs
pelles.
Le commissaire les encouragea à
continuer.
Dix mètres, douze mètres et toujours
rien. Des fourmis, sans doute des soldates de Bel-o-kan, vinrent aux nouvelles,
soucieuses de savoir ce qui provoquait ces terribles vibrations aux alentours
de la Cité, au point d’ébranler les couloirs périphériques.
Émile Cahuzacq leur offrit du miel
pour les rassurer.
Les policiers commencèrent à se
lasser d’utiliser leurs pelles. Ils finissaient par avoir l’impression de
creuser leurs propres tombes, mais le chef paraissait déterminé à aller
jusqu’au bout et eux n’avaient pas le choix.
Les Belokaniennes étaient de plus en
plus nombreuses à les observer.
Ce sont des Doigts,
émit une ouvrière qui avait refusé ce miel, peut-être empoisonné.
Des Doigts venus se venger sur
nous de la croisade !
Juliette Ramirez comprit ce qui
agitait toutes ces petites créatures.
— Vite ! Attrapons-les
toutes avant qu’elles n’aient eu le temps de donner l’alerte.
Avec Laetitia et Méliès, elle les
jeta, mêlées à des poignées de terre et d’herbes, dans des boîtes-prisons sur
lesquelles elle pulvérisa une phéromone
Calmez-vous, tout va bien.
Apparemment la manœuvre fonctionna. On ne perçut aucun remue-ménage dans les
boîtes.
— Il faut quand même nous
dépêcher, sinon nous aurons bientôt toutes les armées de la Fédération sur le
dos, dit la championne de « Piège à réflexion ». Tous les
vaporisateurs du monde ne suffiraient pas à les contenir éternellement.
— Cessez de vous inquiéter,
vous aussi, fit l’un des policiers. Ça y est. Ça sonne creux. On doit être
au-dessus de la grotte.
Il héla :
— Hé, il y a quelqu’un en
bas ?
Aucune réponse. Ils éclairèrent avec
une torche.
— On dirait une église,
constata Cahuzacq. Et je ne vois personne.
Un policier se munit d’une corde,
l’arrima à un tronc d’arbre et descendit avec la torche. Cahuzacq le suivit.
Une à une, il parcourut les pièces avant de crier à l’intention des autres, en
haut :
— Ça y est. Je les ai trouvés.
Ils ont l’air tout à fait vivants mais ils dorment.
— Avec tout le boucan qu’on a
fait, ce n’est pas possible. Si nous ne les avons pas réveillés, c’est qu’ils
sont morts.
Jacques Méliès s’en fut se rendre
compte par lui-même. Il éclaira la salle et y découvrit, surpris, une fontaine,
du matériel informatique, de ronronnantes machines électriques. Il avança vers
le dortoir, voulut secouer un des hommes couchés là et recula avec l’impression
d’avoir effleuré un squelette tant le bras qu’il avait saisi était décharné.
— Ils sont morts, répéta-t-il.
— Non…
Méliès sursauta.
— Qui a parlé ?
— Moi, murmura une faible voix.
Il se retourna. Derrière lui, un
être émacié se tenait debout, s’appuyant à un mur.