Les Poisons de la couronne (22 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Continuez sans moi,
Messeigneurs !

Puis il rentra dans le Palais, en
ajoutant à l’intention du chambellan :

— Aussitôt qu’on saura, pour la
reine, venez me prévenir.

 

VI
LE CARDINAL ENVOÛTE LE ROI

L’homme n’était pas gardé par des
sergents ou des archers, ainsi qu’un prévenu ordinaire, mais encadré par deux
jeunes gentilshommes au service du comte de Poitiers. Il portait un froc trop
court qui laissait voir un pied tordu.

Louis X lui porta à peine
attention. Il salua de la tête ses frères, son oncle Valois, et messire Miles
de Noyers, qui s’étaient levés à son entrée.

— De quoi s’agit-il ?
demanda-t-il en prenant place au milieu d’eux et en faisant signe qu’on se
rassît.

— D’une sombre et tortueuse
affaire de sorcellerie, nous assure-t-on, répondit Charles de Valois avec une
nuance d’ironie.

— Ne pouvait-on charger le
garde des Sceaux de l’instruire lui-même, sans me déranger dans mes
soucis ?

— C’est tout juste ce que je
faisais observer à votre frère Philippe, dit Valois.

Le comte de Poitiers croisa les
doigts d’un geste tranquille.

— Mon frère, dit-il, la chose
m’est apparue importante, non point tant pour le fait de sorcellerie, qui est
assez commun, mais parce que cette sorcellerie semble s’être accomplie au sein
même du conclave, et qu’elle nous ouvre la vue sur les sentiments que certains
cardinaux nourrissent à notre endroit.

Un an plus tôt, au seul mot de
conclave, le Hutin eût montré une vive agitation. Mais depuis qu’en faisant
supprimer sa première femme il avait pu convoler, l’élection du pape
l’intéressait beaucoup moins.

— Cet homme se nomme Evrard,
continua le comte de Poitiers.

— Evrard… répéta machinalement
le roi.

— Il est clerc à
Bar-sur-Aube ; mais il a appartenu naguère à l’ordre du Temple, où il
avait rang de chevalier.

— Un Templier, ah oui !…
fit le roi.

— Il est venu se livrer voici
deux semaines à nos gens de Lyon, qui nous l’ont envoyé.

— Qui
vous
l’ont envoyé,
Philippe, précisa Charles de Valois.

Poitiers feignit d’ignorer la
pointe, et poursuivit :

— Evrard a dit qu’il avait des
révélations à faire, et on lui promit qu’il ne souffrirait aucun mal, à
condition qu’il avouât bien le vrai, promesse que nous lui certifions ici.
D’après ses déclarations…

Le roi avait les yeux fixés sur la
porte, guettant l’apparition de son chambellan ; seules le préoccupaient
pour l’heure ses chances de paternité. Le plus grand défaut de ce souverain
était peut-être d’avoir l’esprit toujours requis par une autre question que
celle en débat. Il était incapable de commander à son attention, ce qui constitue
la pire inaptitude au pouvoir.

Il fut surpris du silence qui
s’était établi et sortit de son rêve. Seulement alors il regarda le prévenu,
remarqua son visage parcouru de tics, ses longues mâchoires maigres, ses yeux
noirs un peu fous, sa bizarre pose déhanchée. Puis, revenant à Philippe de
Poitiers :

— Eh bien, mon frère… dit-il.

— Mon frère, je ne veux point
troubler vos pensées. J’attends que vous ayez fini de songer.

Le Hutin rougit un peu.

— Non, non, je vous écoute
bien, continuez.

— D’après ses déclarations,
Evrard serait venu à Valence pour y trouver la protection d’un cardinal au
sujet d’un différend qu’il avait avec son évêque… Il faudra d’ailleurs tirer ce
point au clair, ajouta Poitiers en se penchant vers Miles de Noyers, qui
conduisait l’interrogatoire.

Evrard entendit, mais ne broncha
pas, et Poitiers enchaîna :

— À Valence, Evrard aurait
fait, par hasard prétend-il, connaissance du cardinal Francesco Caëtani…

— Le neveu du pape Boniface,
dit Louis pour prouver qu’il suivait.

— C’est cela même… et il serait
entré dans l’intimité de ce cardinal, fort versé en alchimie, puisqu’il a chez
lui, toujours au dire d’Evrard, une pièce emplie de fourneaux, de cornues et de
poudres diverses.

— Tous les cardinaux sont plus
ou moins alchimistes ; c’est leur marotte, dit Charles de Valois en
haussant les épaules. Monseigneur Duèze a même écrit un traité là-dessus…

— C’est exact, mon oncle ;
mais la présente affaire ne ressort pas précisément de l’alchimie qui est
science fort utile et respectable… Le cardinal Caëtani voulait trouver
quelqu’un qui pût évoquer le diable et procéder à des envoûtements.

Charles de la Marche, imitant
l’attitude ironique de son oncle Valois, dit :

— Voilà un cardinal qui sent
fort le fagot.

— Eh bien, qu’on le brûle, dit
avec indifférence le Hutin qui de nouveau regardait la porte.

— Qui voulez-vous brûler, mon
frère ? Le cardinal ?

— Ah ! C’est le
cardinal ?… Alors, non, il ne faut pas.

Philippe de Poitiers eut un soupir
de lassitude avant de reprendre, en appuyant un peu sur les mots :

— Evrard répondit au cardinal
qu’il connaissait un homme qui fabriquait de l’or au profit du comte de Bar…

En entendant ce nom, Valois se leva,
indigné, et s’écria :

— En vérité, mon neveu, on nous
fait perdre notre temps ! Nous connaissons assez notre parent le comte de
Bar pour savoir qu’il ne donne point dans de telles sottises, si même, dans
l’heure présente, il n’est pas trop notre ami. Nous sommes devant une fausse
dénonciation de diablerie, comme il s’en fait vingt chaque jour, et qui ne mérite
pas d’y ouvrir les oreilles.

Si calme qu’il s’imposât d’être,
Philippe finit par perdre patience.

— Vous avez bien, mon oncle,
ouvert vos oreilles aux dénonciations de sorcellerie quand elles atteignaient
Marigny ; veuillez au moins accorder l’ouïe à celle-ci. D’abord, il ne
s’agit pas du comte de Bar, ainsi que vous l’allez voir. Car Evrard n’alla pas
chercher l’homme qu’il avait dit, mais présenta au cardinal un certain Jean du
Pré, autre ancien Templier, qui se trouvait lui aussi à Valence, par hasard…
C’est bien cela, Evrard ?

L’interrogé approuva
silencieusement, inclinant la tête si bas qu’il montra sa tonsure.

— Ne vous semble-t-il pas, mon
oncle, reprit Poitiers, que voici bien des hasards ensemble, et beaucoup de
Templiers du côté du conclave, à rôder autour du neveu de Boniface ?

— En effet, en effet… murmura
Valois.

Revenant à Evrard, Poitiers lui
demanda brusquement :

— Connais-tu messire Jean de
Longwy ?

Evrard serra ses longs doigts plats
sur la cordelière de son froc, et son visage osseux fut secoué d’un tic plus
violent. Mais il répondit sans trouble :

— Non, Monseigneur, je ne le
connais pas autrement que de nom. Je sais seulement qu’il est le neveu de feu
notre grand-maître.

— Feu… l’expression est
bonne ! fit remarquer Valois en sourdine.

— Tu es bien certain de n’avoir
jamais eu rapport avec lui ? insista Poitiers. Ni d’avoir reçu, par
d’anciens frères à toi, aucun avis de sa part ?

— J’ai oui dire que messire de
Longwy cherchait à garder lien avec d’aucuns d’entre nous ; mais rien de
plus.

— Et tu n’aurais pas appris, de
ce Jean du Pré par exemple, le nom du Templier qui vint à l’ost de Flandre
délivrer des messages au sire de Longwy et emporter les siens ?

Charles de Valois haussa les
sourcils. Son neveu Philippe, décidément, en savait long sur bien des
choses ; mais pourquoi gardait-il toujours ses renseignements pour
lui ?

Evrard s’était mis à trembler.
Philippe de Poitiers ne le quittait pas des yeux. L’homme correspondait bien à
la description qu’on lui en avait faite.

— As-tu été tourmenté
autrefois ?

— Ma jambe, Monseigneur, ma
jambe répond pour moi ! s’écria Evrard.

Le Hutin pensait « C’est trop
de temps que prennent ces physiciens. Clémence n’est pas grosse, et nul n’ose
venir m’en avertir. » Il fut rappelé à la réalité immédiate par Evrard qui
s’était jeté à ses genoux et suppliait.

— Sire ! Sire de grâce, ne
me faites point tourmenter à nouveau ! Je jure Dieu que je veux confesser
le vrai.

— Il ne faut point jurer, c’est
péché, dit le roi.

Les deux bacheliers obligèrent
Evrard à se relever.

— Il conviendrait d’éclaircir
aussi ce point de l’ost, dit Poitiers. Continuons l’interrogation.

Miles de Noyers demanda.

— Alors, Evrard, que vous a
déclaré le cardinal ?

L’ancien Templier, mal revenu de sa
panique, répondit d’une voix précipitée.

— Le cardinal nous a déclaré, à
Jean du Pré et à moi, qu’il voulait venger la mémoire de son oncle et devenir
pape, et que pour cela il lui fallait détruire les ennemis qui lui faisaient
obstacle ; et il nous promit trois cents livres si nous pouvions l’y
aider. Et les deux premiers ennemis qu’il nous désigna…

Evrard hésita, leva les yeux vers le
roi, les baissa.

— Allons, poursuivez.

— Il nous désigna le roi de
France et le comte de Poitiers, en nous disant qu’il serait bien aise de les
voir passer les pieds outre.

Le Hutin, machinalement, contempla
ses propres souliers quelques secondes, puis sursautant, il s’écria :

— Les pieds outre ? Mais
c’est tout juste ma mort que complote ce méchant cardinal !

— Tout juste, mon frère, dit
Poitiers en souriant ; et la mienne aussi.

— Et vous, le boiteux, ne
saviez-vous pas que pour un tel forfait vous seriez brûlé dans ce monde et
damné dans l’autre ? continua le Hutin.

— Sire, le cardinal Caëtani
nous avait assuré que lorsqu’il serait pape il nous ferait absoudre de tout.

Le buste penché, les mains aux
genoux, Louis dévisageait avec stupeur l’ancien Templier En même temps les
avertissements de maître Martin lui revenaient à l’esprit.

— Me déteste-t-on si fort que
l’on désire me tuer ? dit-il Et de quelle façon le cardinal voulait-il
m’expédier les pieds outre ?

— Il nous dit que vous étiez
trop bien gardé, Sire, pour qu’on pût vous atteindre par le fer ou par le
poison, et qu’il fallait procéder par envoûtement. À cette fin, il nous fit
bailler une livre de cire vierge, que nous mîmes à mollir en un bassin d’eau
chaude, dans la chambre aux fourneaux. Puis frère Jean du Pré fabriqua bien
habilement une image d’homme, avec une couronne dessus – Louis X fit un
rapide signe de croix – et ensuite une autre plus petite, avec une plus petite
couronne. Pendant notre travail, le cardinal vint nous visiter, il sembla tout
joyeux, et il se prit même à rire en regardant la première image et il nous dit
« Il a moult grand membre ».

— Et après ? demanda le
Hutin nerveusement. Qu’avez-vous fait de ces images ?

— Nous y avons mis les papiers.

— Quels papiers ?

— Les papiers qu’il faut placer
dans l’image avec le nom de celui qu’elle figure, et les mots de la
conjuration. Mais je vous jure, Sire, s’écria Evrard, que nous n’avons pas écrit
votre nom, ni celui de Monseigneur de Poitiers ! Au dernier moment, nous
avons pris peur, et nous avons inscrit les noms de Jacques et Pierre de la
Colonne.

— Les deux cardinaux Colonna,
précisa Philippe de Poitiers, parce que le cardinal nous les avait cités aussi
comme ses ennemis. Je jure, je jure que c’est ainsi !

Louis X se tourna vers son
cadet comme s’il cherchait avis et appui.

— Croyez-vous, Philippe, que
cet homme dise là le vrai ? Il faut le faire bien travailler par les
tourmenteurs.

Au mot de « tourmenteur »,
Evrard tomba une seconde fois à genoux, et se traîna vers le roi, les mains
jointes, en rappelant qu’on lui avait promis de ne pas le torturer s’il faisait
des aveux complets. Un peu d’écume blanche lui moussait au coin des lèvres, et
la peur lui donnait un regard de dément.

— Arrêtez-le ! Empêchez
qu’il ne me touche ! cria Louis X Cet homme est possédé.

Et l’on n’aurait pu dire lequel, du
roi ou de l’envoûteur, était le plus effrayé par l’autre.

— Les tourments ne servent de
rien, hurlait l’ancien Templier. C’est à cause des tourments que j’ai renié
Dieu.

Miles de Noyers prit note de cet
aveu spontané.

— À présent, c’est le repentir
qui me conduit, continua Evrard toujours à genoux. Je vais tout confesser. Nous
n’avions pas de chrême pour baptiser les images. Nous en avertîmes le cardinal
qui se trouvait en consistoire dans la grande église, et qui nous fit répondre
tout bas par son secrétaire Andrieu de nous adresser au prêtre Pierre en
l’église derrière la boucherie, en feignant que ce chrême fût destiné à un
malade.

Il n’était plus besoin de poser de
questions. Evrard, de lui-même, fournissait des détails, livrait les noms des
gens au service du cardinal.

— Puis nous prîmes les deux
images et deux chandelles bénites, et encore un pot d’eau bénite en cachant le
tout sous nos frocs, et le frère Bost nous conduisit chez l’orfèvre du
cardinal, nommé Baudon, qui avait fort avenante jeune femme. Il fut le parrain
et sa femme la marraine. Nous avons baptisé les images dans un plat à barbier. Après
quoi, nous les avons rapportées au cardinal, qui nous en fit grand merci, et y
planta lui-même de longues épingles à l’emplacement du cœur et des parties
vitales.

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