“Je déteste les gens qui militent pour la supériorité des animaux ! s’exclama-t-elle en se rongeant l’ongle du pouce.
— Je crois plutôt qu’ils militent pour la protection des droits des animaux, répliqua Nash.
— Non, vraiment, poursuivit-elle en lui souriant. Leurs dreads blondes et leurs fringues en chanvre. Des gosses friqués et bien-pensants, avec leur reggae, leur côté Green Panthers.
— Green Panthers ? C’est pas plutôt les panthères des Panthers qu’on les appelle ?
— Non, mais regarde-les”, souffla Miranda dans un murmure théâtral.
Elle tapota du doigt le bras de Nash et désigna plusieurs ados qui traînaient vers le présentoir des magazines. Les maraudeurs habituels. Miranda fit un geste en direction d’une fille menue aux cheveux teints au henné. Elle portait une veste kaki militaire où était peint un grand cercle, à l’intérieur duquel on lisait le mot
fourrure
barré d’un trait rouge. Sur une jambe de son pantalon il y avait un écusson “Pays du Bœuf = Massacre des Prés” ; elle exhibait aussi un insigne de la Diaspora Animale Américaine, qui était non pas cousue mais qu’une épingle de nourrice retenait sur le rebord de son chapeau. Tout ce qu’elle portait avait cet aspect loqueteux artificiel.
“Et surtout ces militants-là.”
Elle baissa la voix et roula exagérément des yeux.
“J’habite avec certains d’entre eux. Ils s’appellent les Généraux Libérateurs des Animaux. Tout ce langage pseudo-militaire et ces uniformes. Ils ne m’inspirent pas confiance.” Elle regarda Nash, se mordilla l’ongle puis poursuivit : “Les manteaux de fourrure, ça les choque. Ouais, bien sûr que c’est choquant, mais à cause du prix, pas à cause des animaux. Certaines personnes claquent vingt mille dollars pour un manteau alors que d’autres n’ont pas de quoi se nourrir ni se loger. Jamais ils ont honte, les gens ? C’est quoi cette société qui tolère l’idée que des hommes et des femmes dorment dans la rue pendant que d’autres passent juste à côté, avec des manteaux à vingt mille dollars ? C’est ça qui est choquant.”
Sourcils froncés, elle regarda Nash, puis prit une grande inspiration.
Il secoua la tête.
“Je ne savais pas que tu détestais les animaux.”
Miranda s’était déjà expliquée, mais elle ne s’arrêta pas pour autant, parce que, eh bien, parfois elle n’y arrivait pas. C’était là un de ses problèmes. Elle commençait à argumenter en essayant d’être provocante, mais elle finissait toujours par prendre très au sérieux ce qu’elle disait. Elle commençait avec l’intention d’être cynique et distante et finissait, gênée, la voix entrecoupée.
“Ce que je déteste, ce sont les gens qui font de mauvaises analyses, tu vois ? Ceux qui occultent le facteur économique. Qui le considèrent comme un problème indépendant des autres. Qui ont juste assez de compassion pour ces chers petits animaux. Qui ne se préoccupent du reste du monde que lorsque cela commence à affecter leur monde à eux.”
Elle attendit la réaction de Nash, le regarda de ses grands yeux marron, la bouche pincée, puis se mordit la lèvre, un tic qui trahissait son malaise et son impatience.
“C’est une bonne chose pour toi, Miranda. Tu dois te protéger avec la «cuirasse de la justice et les armes de la détermination» ou quelque chose dans ce goût-là.”
Pareille condescendance agaça la jeune fille, toutefois elle savait aussi que Nash faisait là quelque citation qu’elle aurait dû connaître, mais qu’elle ignorait, elle encaissa donc sans mot dire. Elle l’aimait bien quand même : il était intelligent et drôle, oui, mais il y avait encore autre chose. C’était chouette, non (ou tout du moins différent) qu’il ne ressente pas le besoin de prouver quoi que ce soit ? La plupart du temps, Nash semblait satisfait d’être anonyme et presque dépourvu d’ego. Cependant, si on y regardait de plus près, il était difficile de ne pas remarquer certains détails. L’excitation qu’il trahissait pendant les meetings — elle la voyait bien, ou croyait la voir. Son visage fané était quelconque, sauf lorsqu’il se fendait de ce sourire asymétrique, typique du coin. Nash altérait ses propres expressions en n’y engageant qu’une partie de son visage. Les yeux amusés contredisaient les sourcils froncés ; les grands sourires confinaient au rictus en raison de l’ennui qui lui plissait le front. Cette habitude se repérait facilement. Et elle déconcertait, ou intriguait. En tout cas, Miranda, elle, l’avait remarquée.
Elle avait aussi commencé à observer des choses dans les meetings que Nash dirigeait (ou “facilitait” puisqu’il n’y avait pas de leader, bien entendu). Ils avaient lieu les mardis et mercredis soir, sous la nomenclature très maniérée et hermétique de Nash : PAS (Partisans de l’Asticotage Stratégique et/ou Praxis Antinomique de la Satyagraha) ; le Front des Néo-Tea Party Men ; Re : les Mots en “Re” — Résistance, Récupération et Rébellion ; ou encore la Nation K (groupuscule mono-opérationnel se contentant d’insérer ou d’enlever la lettre
k
— on appelait ça des dislokations — afin d’engendrer malaise psychique et perturbations. Par exemple,
Blac Bloc
au lieu de
Black Block,
ou
Amérik
au lieu d’
Amérique.
Des missives aux allures de demandes de rançon étaient envoyées pour déstabiliser les cibles :
Koukou chers konsommateurs ! On vous attak. Faites gaffe à votre kul,
etc.). Miranda ne mit pas longtemps à se rendre compte que les groupes de Nash ne se réunissaient jamais deux fois sous le même nom. Elle avait remarqué que c’étaient les mêmes gosses qui assistaient à tous les meetings. Les plus amochés parmi ceux qui fréquentaient
Prairie Fire.
Les plus gros, ceux qui avaient la peau la plus moche, ou encore ceux dont les habitudes hygiéniques étaient les plus solipsistiques.
S’agissait-il du même groupe avec des noms différents, ou de différents groupes avec les mêmes membres ? Ils commençaient toujours chaque meeting en exigeant que tous les flics et les médias se fissent connaître et fussent exclus de la réunion. Au début, cela semblait sincère, ensuite légèrement outrecuidant, et finalement, après la troisième semaine, Miranda comprit que c’était une parodie de la paranoïa gauchiste, destinée à se moquer des gens qui s’imaginent être surveillés en permanence ou infiltrés. Mais elle n’en était pas sûre : c’étaient les trois choses à la fois. Les membres prévoyaient de participer à tel ou tel test avec des centaines d’autres groupes. À n’importe quelle manifestation altermondialiste ou anticonformiste qui avait lieu. Ils parlaient de douzaines d’actions et de tests farcesques : piratage des caméras de surveillance dans les lieux publics, infiltration et perturbation d’associations commerciales, mise en scène de sit-in virtuels sur Internet, représentation de “pièces” apparemment idoines dans des centres commerciaux et autres points de vente. Ils prévoyaient de s’habiller en costard pour distribuer à Pioneer Square des billets de banque aux gens qui faisaient leurs courses. Parlaient de barbouiller les panneaux publicitaires et de faire défiler devant le magasin de luxe Barneys de grosses femmes à demi nues qui demanderaient aux clients s’il y avait quoi que ce soit à leur taille. Toujours anticonformistes. La plupart du temps drôles et absurdes. D’après Miranda, ils voulaient dénoncer les contradictions qui s’étaient tant normalisées aux yeux des gens.
Il y avait d’autres meetings, que Nash n’organisait pas, mais ils n’intéressaient pas autant la jeune fille. Ils étaient ennuyeux, répétitifs, et conventionnels. Miranda continuait à participer aux groupes de Nash et s’enthousiasma rapidement poulies actions dont ils discutaient. Elle croyait sincèrement que si les gens ressentaient le poids de leurs actes, en comprenaient les conséquences, cela pourrait changer leur vie. Ou qu’ils pourraient changer de vie. Et c’était cela — bien que par petits mouvements progressifs — qui finirait par changer le monde. La vérité d’une telle stratégie lui semblait simple et évidente.
Elle soupçonnait Nash d’avoir toute sa vie pris part à ce genre d’activités. Il devait connaître le moyen secret de s’opposer sans éprouver de frustration à la culture en général. Aussi loin qu’elle s’en souvînt, Miranda avait toujours montré un optimisme passionné et plein d’espoir vis-à-vis des gens, mais, lorsqu’elle avait pris conscience qu’ils refusaient obstinément de voir comment le monde aurait dû être, le désenchantement s’était peu à peu installé. On aurait dit qu’ils avaient oublié la bonté. À cause d’eux, c’était devenu compliqué.
Pendant tout le mois de juin et jusqu’en juillet, Miranda ne rata pas un meeting, et après chacun d’entre eux elle se faisait un devoir de rester pour aider Nash à ramasser les gobelets en papier recyclable ; puis ils discutaient, chaque fois plus longtemps, faisant durer le nettoyage. Nash ouvrait la porte du fond pour aérer le local chaud et étouffant, où la température commençait enfin à baisser après le départ des foules. Miranda se tenait souvent sur le pas de la porte pour regarder le ciel nocturne, réticente à partir, même une fois le ménage fini.
Un soir, tout le monde était parti, elle s’attarda à l’entrée pour étudier le prospectus annonçant le programme de la semaine en cours.
“C’est quoi ce groupe, SURE ? C’est quand, leur meeting ? Je veux dire, ils sont sur la liste, mais je ne les ai jamais vraiment vus se réunir.”
Nash haussa les épaules.
“SURE, ça veut dire quoi ?
— Je ne sais pas trop.
— Il ne fait pas partie de tes groupes ?”
Nash secoua la tête.
“Je te l’ai dit. Moi je me contente de faciliter les choses de temps en temps. De faire quelques suggestions. Je crois que ce sont les Soldats Unis contre la Rébellion Émoussée. Ou rébellion écervelée, je ne sais pas. Sur le prospectus, il est écrit qu’ils se réunissent après Nation K. Mais bon, je n’ai jamais vraiment vu aucun membre de ce groupe.
— Ils ne se réunissent pas ici, alors ?”
Nash indiqua une note de bas de page sur le programme. Il y avait un astérisque à côté de l’heure du meeting de SURE. En bas, on lisait la légende : “Meetings si et quand nécessaire.”
Miranda jeta le prospectus sur la table où se trouvaient tous les autres pamphlets et papiers concernant les réunions.
“Et les couleurs, Miranda, tu en penses quoi ?” demanda Nash comme s’ils avaient déjà entamé une nouvelle conversation. Elle lui lança un sourire indécis.
“Tu en penses quoi de tout ce vert et noir ?”
Elle haussa les épaules.
“Pas mal...
— Je crois vraiment que ça vient des bandes dessinées. Je sais ce que tu penses des militants environnementalistes, mais ce sont eux les empêcheurs de tourner en rond ces derniers temps, il faut bien le reconnaître. Tu as vu le drapeau vert et noir des types de l’éco-anarchie ? Il a de la gueule. Avec les couleurs et matériaux paramilitaires adéquats. Ça, c’est puissant. En plus, les guérilléros se sont toujours inspirés de l’année. Ces gosses mélangent super-héros, fringues militaires élimées, acronymes et argot. Sans compter ces affiches imprimées par gravure sur bois — un petit côté constructivisme soviétique. Pour moi, c’est une stratégie symbolique légitime. Avant, les Indiens d’Amérique intégraient les motifs du drapeau américain dans leurs vêtements afin de voler le pouvoir de l’homme blanc en s’appropriant ses symboles.
— Ah ouais ? Et ils ont gagné la partie, les Indiens d’Amérique ?”
Nash se mit à rire. Miranda était très contente lorsqu’elle parvenait à le faire sourire ou, encore mieux, rire.
“L’intérêt ce n’est pas de gagner. Ils ne gagneront jamais, bien sûr. Ils rendent seulement la beauté de leur opposition persuasive et puissante.
— Ouais, j’imagine. Mais est-ce que ça ne serait pas aussi génial de gagner ? D’après moi, on doit s’y efforcer. Sinon c’est juste un geste. Ce n’est pas vraiment suffisant.”
Nash ne répondit pas. Il se contenta de croiser les bras et de la regarder. Elle avait remarqué qu’il adoptait souvent cette position.
Elle se détourna puis recommença à faire le ménage. Quand elle eut fini, elle sortit s’adosser à la porte du fond pour s’allumer un joint. Sissy lui en avait donné quelques-uns, et Miranda les trouvait vraiment apaisants. Nash la rejoignit et s’appuya contre le chambranle. Il n’était pas très costaud, mais parfois, quand il se déplaçait, Miranda avait remarqué chez lui une forte nervosité sous-jacente, une sorte de puissance subtile. Elle prit une taffe puis lui tendit la cigarette.
Nash l’ignora et désigna la table de réunion déserte.
“J’adore ce gosse qui a une Terre noire peinte sur la veste. Il ressemble à un terroriste, c’est pas un petit geek rondouillard comme la plupart des autres.
— Y a que l’esthétique qui t’intéresse. Et les débats, alors ?
— Et puis le fait qu’ils épinglent leurs badges au lieu de les coudre. Tous ces écussons imprimés à la planche ou sérigraphiés — ils se donnent beaucoup de mal pour les faire, et pour obtenir cet, euh, aspect recyclage. Et puis il y a aussi les mitaines, les bas filés. Cette façon dont, sans même le vouloir, ils s’accordent tous les uns avec les autres. Cette solidarité de clodos.
— Les fringues sont superficielles.
— Non. Ce que tu portes te rappelle qui tu veux être. Si tu veux être agressif, effrayant, ou discret. Les voilà, les débats. Les vêtements font partie de la stratégie. Ils communiquent.
— Mais toi tu ne portes pas de vêtements agressifs. Tu t’habilles comme...” Elle s’interrompit, le toisa du regard. Un pull bleu foncé, détendu et pelucheux, et un jean large sans ceinture.
“Comme un assistant de laboratoire de troisième catégorie. Comme un vigile en civil. Comme un type dont le patron est plus jeune que lui, proposa Nash.
— Ouais, bon.
— Exactement.
— Quoi ?
— Écoute, moi, je suis hors sujet. Ça fait un moment que je fais attention à ce genre de choses, et je suis très exigeant. J’essaie d’éviter d’être exubérant et ennuyeux. Ce n’est qu’aux gens de ton âge qu’on pardonne d’être, tu sais, si instinctifs.
— Tu me trouves trop déterminée.
— Non, je t’assure que non. Je crois que jamais je ne pourrais juger quelqu’un trop déterminé.
— Exubérante, tu me trouves exubérante.”
Il sourit. Elle prit une autre longue taffe.
“Mais pourquoi donc te préoccupes-tu de ce que je pense ?” Nash la regardait à travers la fumée de cigarette. “Miranda.” Il dit simplement son nom, isolé, en le séparant suffisamment de la phrase précédente pour qu’il n’eût pas l’air d’en faire partie. Elle resta muette. Elle ressentait une gravité dont elle ne savait dire exactement si elle venait de lui ou d’elle. Mais elle était bien là, à présent, entre eux. Nash se passa les doigts dans ce qui lui restait de cheveux poivre et sel bouclés.