La Loi des mâles (11 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Et pourquoi n’irais-je pas
tout droit au palais de la Cité ? demanda Philippe.

— Parce que nos seigneurs de
Valois et de La Marche ont fait occuper le Palais par leurs hommes d’armes. Au
Louvre, vous aurez les troupes royales, qui sont tout à mon obéissance,
c’est-à-dire tout à vous, avec les arbalétriers de messire de Galard… Mais il
faut agir promptement et résolument, ajouta le connétable, pour devancer le
retour de nos deux Charles. Si vous m’en donnez l’ordre, Monseigneur, je fais
enlever le Palais.

Philippe savait que les minutes
étaient précieuses. Il calculait qu’il avait, néanmoins, six à sept heures
d’avance sur Valois.

— Je ne veux rien entreprendre
dont je ne sache auparavant que cela sera vu de bonne façon par les bourgeois
et le peuple de la ville, répondit-il.

Et dès qu’il fut entré au Louvre, il
envoya mander, au Parloir aux Bourgeois, maître Coquatrix, maître Gentien, et
quelques autres notables, ainsi que le prévôt Guillaume de La Madelaine qui
avait succédé depuis mars au prévôt Ployebouche.

Philippe leur marqua en quelques paroles
l’importance qu’il attachait à la bourgeoisie de Paris et aux hommes qui
dirigeaient les arts de fabrique et le négoce. Les bourgeois se sentirent
honorés, et surtout rassurés, par un tel langage qu’ils n’avaient plus entendu
depuis la disparition de Philippe le Bel. Or ce roi, dont ils se plaisaient à
médire du temps qu’il les gouvernait, comme ils le regrettaient à
présent !

Ce fut Geoffroy Coquatrix,
commissaire sur les monnaies fausses, collecteur des subventions et subsides,
trésorier des guerres, pourvoyeur des garnisons, visiteur des ports et passages
du royaume, maître à la Chambre des comptes, qui répondit. Il tenait ses
charges de Philippe le Bel, qui l’avait même doté d’un revenu à héritage, ainsi
qu’on le faisait pour les grands serviteurs de la Couronne ; et il n’avait
jamais rendu de comptes de son administration. Il craignait que Charles de
Valois, hostile depuis toujours à la promotion des bourgeois aux grands postes,
ne le destituât de ses fonctions pour le spolier de l’énorme fortune qu’il
s’était acquise. Coquatrix assura le comte de Poitiers, en lui donnant dix fois
du « messire régent », du dévouement de la population parisienne. Sa
parole valait cher, car il était tout-puissant au Parloir, et assez riche pour
payer, en cas de besoin, tous les truands de la ville et les envoyer à
l’émeute.

La nouvelle du retour de Philippe de
Poitiers s’était rapidement répandue. Les barons et chevaliers qui lui étaient
favorables accoururent au Louvre. Mahaut d’Artois, personnellement prévenue,
fut des premières à se présenter.

— En quel état est ma mie
Jeanne ? dit Philippe à sa belle-mère, en lui ouvrant les bras.

— On attend sa délivrance d’un
jour à l’autre.

— Je l’irai voir aussitôt mes
travaux achevés.

Puis il se concerta avec son oncle
d’Évreux et le connétable.

— À présent, Gaucher, vous
pouvez marcher contre le Palais. Tâchez, s’il se peut, d’en avoir fini pour
midi. Mais faites en sorte d’éviter le sang autant qu’il sera possible. Agissez
par effroi plutôt que par violence. Je déplorerais d’entrer au Palais en
enjambant des morts.

Gaucher alla prendre la tête des
compagnies de gens d’armes qu’il avait réunies au Louvre et gagna la Cité. En
même temps il envoyait le prévôt quérir, dans le quartier du Temple, les
meilleurs charpentiers et serruriers.

Les portes du Palais étaient
fermées. Gaucher, ayant à son côté le grand maître des arbalétriers, demanda
l’entrée. L’officier de garde, se montrant à une lucarne au-dessus de la porte
principale, répondit qu’il ne pouvait ouvrir sans l’autorisation du comte de
Valois ou du comte de La Marche.

— Il vous faut m’ouvrir quand
même, répondit le connétable, car je veux entrer, et mettre le Palais en état
de recevoir le régent, qui me suit.

— Nous ne pouvons.

Gaucher de Châtillon se tassa un peu
sur son cheval.

— Alors, nous ouvrirons par
nous-mêmes, dit-il.

Et il fit signe d’approcher à maître
Pierre du Temple, charpentier royal, escorté de ses ouvriers qui portaient des
scies, des pinces et de gros leviers de fer. En même temps, les arbalétriers
reçurent l’ordre d’armer. Ils retournèrent leurs arbalètes, et engagèrent le
pied dans une sorte d’étrier de fer qui leur permettait de tenir l’arc appuyé
au sol pendant qu’ils bandaient les cordes. Puis ils placèrent la flèche dans
l’encoche, et se mirent en position de viser les créneaux et embrasures. Les
archers et piquiers, joignant leurs boucliers, formaient une énorme carapace
autour et au-dessus des charpentiers. Dans les rues adjacentes, badauds et
gamins se massaient, à distance respectueuse, pour voir le siège. On leur
offrait une belle distraction dont ils allaient pouvoir parler pendant des
jours. « Aussi vrai que je suis là… J’ai vu le connétable tirer sa grande
épée… Plus de deux mille, pour sûr, plus de deux mille qu’ils
étaient ! »

Enfin, Gaucher, de la voix dont il
commandait sur les champs de bataille, cria, par la ventaille levée de son
heaume :

— Messires qui êtes dedans,
voici les maîtres de charpente et de serrurerie qui vont faire sauter les
portes. Voyez aussi les arbalétriers de messire de Galard qui cernent le Palais
de toutes parts. Nul ne pourra réchapper. Je vous invite une dernière fois à
nous bâiller l’huis, car si vous ne vous rendez à discrétion, vous aurez tous
la tête tranchée, si nobles que vous soyez. Le régent ne fera pas de quartier.

Puis il abaissa sa visière, ce qui
était preuve qu’il ne discuterait plus.

Il devait régner grande panique à
l’intérieur car, à peine les ouvriers avaient-ils engagé les leviers sous les
portes, celles-ci tournèrent d’elles-mêmes. La garnison du comte de Valois se
rendait.

— Il était temps de vous
soumettre à sagesse, dit le connétable en pénétrant dans la cour du Palais.
Rentrez en vos demeures ou aux hôtels de vos maîtres ; ne vous attroupez
pas, et il ne vous sera point fait de mal.

Une heure plus tard, Philippe de
Poitiers occupait les appartements royaux. Il décida aussitôt des mesures de
sécurité. La cour du Palais, ordinairement ouverte à la foule, fut close,
gardée militairement, et les visiteurs soigneusement filtrés. Les merciers, qui
avaient privilège de vendre dans la grande galerie, furent invités à fermer
boutique pour la journée.

Lorsque les comtes de Valois et de
La Marche arrivèrent à Paris, ils comprirent leur partie perdue.

— Philippe nous a méchamment
joués, dirent-ils.

Et ils se hâtèrent, n’ayant plus
d’autre issue, d’aller au Palais négocier leur soumission. Ils y trouvèrent,
autour du comte de Poitiers, une nombreuse assistance de seigneurs, de notables
et d’hommes d’Église, parmi lesquels l’évêque Marigny toujours prompt à se
ranger du côté du pouvoir.

Constatant avec dépit la présence de
Coquatrix, de Gentien et de plusieurs bourgeois, Valois dit à mi-voix à Charles
de La Marche :

— Votre frère ne durera pas. Il
est bien peu assuré de lui-même s’il se sent obligé de s’appuyer sur les hommes
du commun.

Néanmoins, il prit son meilleur air
pour s’avancer vers Poitiers et le pria d’excuser l’incident des portes.

— Mes écuyers de garde ne
savaient point. Ils avaient reçu consignes sévères… à cause de la reine
Clémence…

Il s’attendait à une solide
rebuffade et la souhaitait presque afin de pouvoir entrer en conflit ouvert
avec Philippe. Mais celui-ci ne lui offrit pas les avantages d’une brouille et
lui répondit, du même ton :

— J’ai dû agir de la sorte, et
à grand regret, mon oncle, pour prévenir les entreprises de notre cousin de
Bourgogne à qui votre départ avait laissé la place libre. J’en avais reçu
nouvelles dans la nuit, à Fontainebleau, et n’ai pas voulu vous éveiller.

Valois, cherchant à atténuer sa
défaite, feignit d’admettre l’explication, et s’efforça même de faire bon
visage au connétable qu’il tenait pour l’auteur de toute la machination.

Charles de La Marche, moins habile à
dissimuler, gardait les lèvres closes.

Le comte d’Évreux présenta alors la
proposition dont il était convenu avec Philippe. Tandis que celui-ci, dans un
coin de la salle, feignait de s’entretenir de questions de service avec le
connétable et Miles de Noyers, Louis d’Évreux dit :

— Mes nobles seigneurs, et vous
tous, messires, je conseille, pour le bien du royaume, et pour y éviter des
troubles funestes, que notre bien-aimé neveu Philippe assure le gouvernement,
de notre consentement à tous, et qu’il accomplisse les offices royaux au nom de
son neveu à naître, si Dieu veut que la reine Clémence mette au monde un
fils ; je conseille aussi qu’une assemblée de tous les hauts hommes du
royaume se tienne sitôt qu’on la pourra réunir, avec les pairs et les barons,
pour approuver notre décision et jurer fidélité au régent.

C’était l’exacte riposte à la
déclaration de Charles de La Marche, la veille, à Fontainebleau, en faveur de
Valois. Mais la scène, cette fois, avait été réglée par de meilleurs artistes.
Truffée d’hommes fidèles au comte de Poitiers, l’assistance approuva par
acclamation. Aussitôt Louis d’Évreux vint mettre les mains dans celles de
Philippe.

— Je vous jure fidélité, mon
neveu, dit-il en ployant le genou.

Philippe le releva et, lui donnant
l’accolade, lui dit à l’oreille :

— Tout se poursuit à
merveille ; grand merci, mon oncle.

Charles de Valois, furieux,
grommelait :

— Le roi… Il se prend tout
juste pour le roi.

Mais Louis d’Évreux déjà se tournait
vers lui, disant :

— Pardon, mon frère, d’être
passé avant votre aînesse.

Valois n’avait plus qu’à obéir. Il
s’approcha, les mains tendues ; le comte de Poitiers les lui laissa en
l’air.

— Vous me ferez la grâce, mon
oncle, dit-il, de siéger à mon Conseil.

Valois pâlit. La veille, il signait
les ordonnances et les faisait sceller de son sceau. Aujourd’hui on lui offrait
comme un grand honneur une place en un Conseil auquel il appartenait de droit.

— Vous me remettrez aussi les
clés du Trésor, ajouta Philippe en baissant la voix. Je sais bien qu’il n’y
reste que poussières. Mais de ce peu, je suis désormais garant.

Valois eut un mouvement de
recul ; c’était sa dépossession complète qu’on exigeait de lui.

— Mon neveu, je ne puis,
répondit-il. Il me faut faire mettre les comptes au net.

— Je me défends bien, mon
oncle, de douter de leur netteté ! dit Philippe avec une ironie à peine
perceptible. Gardez-moi de vous faire l’injure d’en demander l’examen. Remettez
donc les clés, et nous vous tiendrons quitte des comptes.

Valois comprit la menace.

— Soit, mon neveu, ces clés
vous seront portées tout à l’heure.

Philippe alors étendit les mains
pour recevoir l’hommage de son plus puissant rival.

Le connétable de France s’approchait
à son tour.

— À présent, Gaucher, lui
souffla Philippe, il nous faut nous occuper du Bourguignon.

 

VIII
LES VISITES DU COMTE DE POITIERS

Le comte de Poitiers ne se berçait
pas d’illusions. Il venait de remporter un premier succès, spectaculaire,
rapide ; mais il savait que ses adversaires n’allaient pas désarmer si
aisément.

Aussitôt qu’il eût reçu de
Monseigneur de Valois un serment de fidélité qui n’était que de bouche,
Philippe traversa le Palais pour aller saluer sa belle-sœur Clémence. Il était
accompagné d’Anseau de Joinville et de la comtesse Mahaut. Hugues de Bouville,
en apercevant Philippe, fondit en larmes et tomba à genoux, lui baisant les
mains. L’ancien chambellan s’était abstenu de paraître à la réunion de
l’après-midi ; il n’avait pas quitté son poste ni lâché son épée pendant
toutes ces dernières heures, et il était passé par de rudes transes pendant que
le connétable assiégeait le Palais.

— Pardonnez-moi, Monseigneur,
pardonnez-moi cette faiblesse ; c’est la joie de vous voir de retour…
disait-il en mouillant de ses pleurs les doigts du régent.

— Faites donc, mon bon, faites
donc, répondit Philippe.

Le vieux sire de Joinville ne
reconnut pas le comte de Poitiers. Il ne reconnut pas davantage d’ailleurs son
propre fils, et quand on lui eut répété par trois fois qui ils étaient, il les
confondit et s’inclina cérémonieusement devant l’héritier de son nom.

Bouville ouvrit la porte de la
chambre de la reine. Mais, comme Mahaut se disposait à suivre Philippe, le
curateur, retrouvant son énergie, dit avec autorité :

— Vous seul, Monseigneur, vous
seul !

Et il referma la porte au nez de la
comtesse.

La reine Clémence était pâle, lasse
et visiblement hors des préoccupations qui agitaient si fort la cour et la
population de Paris. Elle ne put, en voyant le comte de Poitiers venir à elle
les mains tendues, s’empêcher de penser : « Si c’avait été lui à qui
l’on m’eût mariée, je ne serais pas veuve aujourd’hui. Pourquoi Louis ?
Pourquoi pas Philippe ? » Elle essayait d’interdire à sa pensée cette
sorte de questions qui lui paraissaient autant de reproches au Créateur
tout-puissant. Mais rien, même la piété, ne pouvait défendre une veuve de
vingt-trois ans de se demander pour quelle raison les autres jeunes hommes, les
autres maris, étaient vivants !

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