La Loi des mâles (13 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Obstiné, le connétable, balançant
son menton carré et plissant ses paupières de tortue, poursuivit :

— En vérité ce serait folie que
de laisser fille monter au trône ! Voyez-vous dame ou donzelle commander
les armées, impure chaque mois, grosse chaque année ? Et tenir tête aux
vassaux, alors qu’elles ne sont point même capables de faire taire les chaleurs
de leur nature ? Non, moi je ne vois point cela, et je rendrais tout
aussitôt mon épée. Messeigneurs, je vous le dis, la France est trop noble
royaume pour tomber en quenouille et être remis à femelle. Les lis ne filent
pas !

Cette dernière formule frappa
fortement les esprits.

Philippe de Poitiers donna son
accord à une rédaction assez tortueuse, qui remettait les décisions à de
lointaines échéances.

— Faisons en sorte que les
questions soient posées, mais sans préjuger les réponses, dit-il. Laissons une
ouverture aux espérances de chacun puisque aussi bien tout dépend d’une chose à
venir et encore inconnue.

À supposer donc que la reine
Clémence accouchât d’une fille, Philippe garderait la régence jusqu’à la
majorité de sa nièce aînée, Jeanne. À cette date seulement serait réglée la
succession, soit au profit des deux princesses qui se partageraient alors
France et Navarre, soit au profit de l’une d’elles en faveur de qui serait
maintenue la réunion des deux couronnes, soit au profit d’aucune, si elles renonçaient
à leurs droits, ou encore si l’assemblée des pairs, convoquée pour en débattre,
estimait que femme ne pouvait régner sur le royaume de France. Dans ce cas, la
couronne irait au plus proche parent mâle du dernier roi… c’est-à-dire à
Philippe. Ainsi, la candidature de celui-ci était pour la première fois
officiellement avancée, mais soumise à tant de préalables qu’elle
n’apparaissait que comme une solution éventuelle de compromis et d’arbitrage.

Ce règlement, présenté
individuellement aux principaux barons favorables à Philippe, reçut leur
acquiescement.

Seule Mahaut témoigna une réticence,
bien étrangement, devant un acte qui, en fait, laissait envisager l’accession
de son gendre et de sa fille au trône de France. Quelque chose dans la
rédaction la chagrinait.

— Ne pourriez-vous, dit-elle,
déclarer simplement : « Si les deux filles renoncent… » sans
demander aux pairs de décider si femelle doit régner ?

— Eh ! ma mère, répondit
Philippe, autrement, elles ne renonceront point. Les pairs, dont vous faites
partie, sont la seule assemblée de recours. À l’origine ils étaient électeurs
du roi, comme les cardinaux le sont du pape, ou les Palatins de l’Empereur, et
c’est ainsi qu’ils choisirent Hugues notre ancêtre, qui était duc de France. Si
à présent ils n’élisent plus, c’est que pendant trois cents ans nos rois ont
toujours eu fils à asseoir au trône
[8]
.

— C’est coutume qui vient de la
chance ! répliqua Mahaut. Votre règlement, qui prévoit d’éloigner les
femmes, va servir tout juste les prétentions de mon neveu Robert. Vous verrez
qu’il ne manquera pas d’en user pour essayer de me dépouiller de mon comté.

Elle ne songeait qu’à sa querelle
successorale d’Artois, et plus du tout à la France.

— Coutume du royaume n’est pas
coutume de fief, ma mère. Et vous garderez mieux votre comté avec votre
beau-fils régent, ou peut-être roi, qu’avec arguments de légistes.

Mahaut s’inclina, sans être
convaincue.

— Voilà bien la gratitude des
gendres, dit-elle un peu plus tard à Béatrice d’Hirson. On leur empoisonne un
roi pour leur laisser la place, et aussitôt ils n’en font qu’à leur guise, sans
tenir compte de rien !

— C’est que, Madame, il ne sait
justement point ce qu’il vous doit, ni comment notre Sire Louis est parti.

— Et il ne faut pas qu’il le
sache, Seigneur ! s’écria Mahaut. C’était son frère, après tout, et mon
Philippe a de curieux mouvements de justice. Tiens ta langue, de grâce, tiens
ta langue !

Durant ces mêmes journées, Charles
de Valois, aidé de Charles de La Marche et de Robert d’Artois, s’agitait fort,
disant partout et faisant dire que c’était démence de confirmer le comte de
Poitiers dans la régence, et plus encore de le désigner comme héritier
présomptif. Philippe et sa belle-mère avaient trop d’ennemis ; et la
disparition de Louis X servait trop bien leurs intentions, maintenant
avouées, pour que cette mort suspecte ne fût pas leur œuvre. Valois, lui,
offrait d’autres garanties. Allié de toujours du roi de Naples, nul mieux que
lui n’était à même de résoudre les problèmes regardant Clémence et la maison d’Anjou.
Ayant servi la papauté romaine, il avait conservé la confiance des cardinaux
italiens, sans lesquels, on le voyait bien, un pape ne se pouvait élire, et
cela en dépit même des mauvais procédés qui consistaient à murer le conclave
dans une église. Les anciens Templiers se rappelaient que Valois n’avait jamais
approuvé la suppression de leur ordre ; les Flamands ne cachaient pas
qu’ils aimeraient négocier avec lui.

Quand Philippe eut connaissance de
cette campagne, il chargea ses familiers de répondre qu’il était bien étonnant,
en vérité, de voir l’oncle du roi s’appuyer, pour réclamer le pouvoir, sur les
cours étrangères ou sur les adversaires du royaume, et que si l’on voulait voir
le pape à Rome, la France aux mains des Angevins, le Temple ressuscité, et les
Flamands tout à fait émancipés, il fallait sans tarder offrir la régence au
comte de Valois.

Enfin arriva le décisif vendredi où
devait se tenir l’assemblée. À l’aurore, Béatrice d’Hirson se présenta au
Palais et fut immédiatement introduite dans la chambre du comte de Poitiers. La
demoiselle de parage était un peu essoufflée d’avoir couru depuis la rue
Mauconseil. Philippe se dressa sur ses oreillers.

— Mâle ? demanda-t-il.

— Mâle, Monseigneur, et fort
bien membré, répondit Béatrice en jouant des cils.

Philippe se vêtit à la hâte et se
précipita à l’hôtel d’Artois.

— Les portes, les portes !
Que les portes restent closes ! dit-il dès qu’il fut entré. A-t-on bien
veillé à mes ordres ? Personne, hormis Béatrice, n’est sorti ? Qu’il
en soit ainsi pour tout le jour.

Puis il s’élança dans l’escalier. Il
avait perdu cette raideur et cette componction auxquelles d’ordinaire il se
forçait un peu.

La « chambre de gésine »,
ainsi qu’il était d’usage dans les familles princières, avait été
somptueusement décorée. De hautes tapisseries d’Arras, aux vives couleurs,
recouvraient entièrement les murs, et le sol était jonché de fleurs, iris,
roses et marguerites, que l’on écrasait en marchant. L’accouchée, pâle, les
yeux brillants et le visage encore défait, reposait dans un grand lit entouré
de courtines de soie, sous des draps blancs qui traînaient à terre de la
longueur d’une aune. Dans les angles de la pièce se trouvaient deux couchettes,
également pourvues de rideaux de soie, et destinées l’une à la ventrière assermentée
et l’autre à la berceresse de garde.

Philippe se dirigea droit vers le
berceau d’apparat, et se pencha fort bas pour bien voir ce fils qui venait de
lui naître. Affreux et pourtant attendrissant, comme tout enfant dans ses
premières heures, rougeaud, ridé, les yeux collés et la lèvre baveuse, avec une
infime mèche de cheveux blonds pointant sur son crâne chauve, le bébé dormait,
emmailloté jusqu’aux épaules dans des bandelettes croisées étroitement serrées.

— Ainsi le voilà donc, mon
petit Louis-Philippe que je souhaitais tant et qui arrive à point si bien nommé
[9]
.

Seulement alors, le comte de
Poitiers s’approcha de sa femme, la baisa aux joues, et lui dit, d’un ton de
profonde gratitude :

— Grand merci, ma mie, grand
merci. Vous me donnez belle joie, et ceci efface à jamais de ma pensée nos
dissentiments de jadis.

Jeanne saisit la longue main de son
mari, l’approcha de ses lèvres, s’y caressa le visage.

— Dieu nous a bénis,
Philippe ; Dieu a béni nos retrouvailles de l’automne, murmurait-elle.

Elle portait toujours son collier de
corail.

La comtesse Mahaut, les manches
relevées sur des avant-bras pourvus d’un solide duvet, assistait à la scène en
triomphatrice. Elle se frappa la panse d’un geste énergique.

— Eh ! mon fils,
s’écria-t-elle. Ne vous l’avais-je pas dit ? Ce sont bons ventres que ceux
d’Artois et de Bourgogne.

Philippe revint au berceau.

— Ne le pourrait-on délanger
que je le voie mieux ? demanda-t-il.

— Monseigneur, répondit la
ventrière, ce n’est point à conseiller. Les membres d’enfant sont moult tendres
et doivent rester liés autant qu’il se peut, pour les enforcir et les empêcher
de se tordre. Mais soyez sans crainte, Monseigneur, nous l’avons bien frotté de
sel et de miel, et enveloppé de roses pilées pour lui ôter l’humeur glueuse, et
il a eu tout le dedans de la bouche passé au miel avec le doigt, afin de lui
donner appétit et douceur. Soyez sûr qu’il est bien choyé.

— Et votre Jeanne aussi, mon
fils, ajouta Mahaut. Je l’ai fait oindre de bon onguent mêlé de fiente de
lièvre, pour lui resserrer le ventre selon les recettes de maître Arnaud.

— Mais, ma mère, dit
l’accouchée, je croyais que c’était recette pour femme stérile ?

— Bah ! La fiente de
lièvre est bonne pour tout, répliqua la comtesse.

Philippe continuait à contempler son
héritier.

— Ne trouvez-vous point qu’il
ressemble fort à mon père ? dit-il. Il en a le haut front.

— Peut-être bien, répondit
Mahaut. À la vérité, je lui voyais plutôt les traits de feu mon brave Othon…
Qu’il ait leur force d’âme et de corps, à tous deux, voilà ce que je lui
souhaite.

— C’est surtout à vous,
Philippe, qu’il ressemble, dit Jeanne doucement.

Le comte de Poitiers se redressa
avec quelque fierté.

— À présent, dit-il, je pense
que vous comprenez mieux mes ordres, ma mère, et pourquoi je vous demande de
tenir vos portes fermées. Nul ne doit savoir que j’ai un fils. Car on dirait
dans ce cas que j’ai fabriqué le règlement de succession tout exprès pour lui
assurer le trône après moi, si Clémence ne donne point de mâle ; et j’en
connais quelques-uns, mon frère Charles le premier, qui regimberaient, à voir
si tôt leurs espérances coupées. Si donc vous voulez garder à cet enfant sa
chance de devenir roi, pas un mot à quiconque, tout à l’heure, dans
l’assemblée.

— C’est vrai qu’il y a
l’assemblée ! Ce gaillard-là me le faisait oublier ! s’écria Mahaut
en tendant la main dans le berceau. Il est grand temps de me parer, et d’avaler
un morceau pour être d’attaque. Je me sens toute creuse, à avoir été si tôt
éveillée. Philippe, vous allez bien me faire raison. Béatrice, Béatrice !

Elle frappa dans ses paumes, et
réclama un pâté de brochet, des œufs bouillis, du fromage blanc aux épices, de
la confiture de noix, des pêches, et du vin blanc de Château-Chalon.

— C’est vendredi ; il faut
faire maigre, dit-elle. Le soleil, apparaissant par-dessus les toits de la
ville, inonda de lumière cette famille heureuse.

— Mange un peu. Du pâté de
brochet, cela ne peut te peser, disait Mahaut à sa fille.

Philippe se leva bientôt, pour aller
mettre la dernière main aux préparatifs de la réunion.

— Ma mie, on ne viendra point
vous porter compliments aujourd’hui, dit-il à Jeanne en montrant les coussins
disposés en demi-cercle autour du lit pour les visiteurs. Mais je gage que vous
aurez grand monde demain.

Au moment où il allait sortir,
Mahaut le rattrapa par la manche.

— Mon fils, songez un peu à
Blanche, qui est toujours à Château-Gaillard. C’est la sœur de votre épouse.

— J’y songerai, j’y songerai.
Je verrai à lui faire sort meilleur.

Et il s’éloigna, emportant à sa
semelle un iris écrasé.

Mahaut referma la porte.

— Allons, les berceresses,
s’écria-t-elle, chantonnez un peu !

 

X
L’ASSEMBLÉE DES TROIS DYNASTIES

Du fond de ses appartements, la reine
Clémence entendit les « hauts hommes » se rendre à l’assemblée ;
le tumulte de leurs voix se répercutait sous les voûtes et dans les cours.

La réclusion de quarante jours, que
les rites du deuil imposaient à la reine, venait de prendre fin la veille.
Clémence, ingénument, avait cru la date de la réunion choisie tout exprès pour
lui permettre d’y assister. Aussi s’était-elle préparée à cette réapparition
solennelle avec intérêt, curiosité, impatience même, et comme si elle reprenait
goût à vivre. Mais, à la dernière minute, un conseil de médecins, parmi
lesquels les physiciens personnels du comte de Poitiers et de la comtesse
Mahaut, lui avait interdit de s’exposer à une fatigue jugée dangereuse pour son
état.

Cette décision, en vérité,
satisfaisait les divers partis de la cour, car personne ne se souciait de faire
valoir les droits de Clémence à la régence. Pourtant, puisque l’on cherchait
avec tant d’opiniâtreté, dans les coutumes du royaume, des précédents dont
s’inspirer, on ne pouvait manquer de se souvenir d’Anne de Kiev, veuve
d’Henri I
er
, partageant le gouvernement avec son beau-frère
Beaudoin de Flandre « par cette qualité indélébile qui lui avait été
conférée par le sacre » ; et l’exemple, plus proche encore, de la
reine Blanche de Castille, était présent aux mémoires
[10]
.

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