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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (16 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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Comme probablement Marie22 au même âge, Marie23

est une néo-humaine enjouée, gracieuse. Même si le vieillissement n'a pas pour nous le caractère tragique qu'il avait pour les humains de la dernière période, il n'est pas exempt de certaines souffrances. Celles-ci sont modérées, comme le sont nos joies ; encore subsistet-il des variations individuelles. Marie22, par exemple, semble avoir été par moments étrangement proche de l'humanité, comme en témoigne ce message, pas du tout dans le ton néo-humain, qu'elle ne m'a finalement pas adressé (c'est Marie23 qui l'a retrouvé hier en consultant ses archives) :

Une vieille femme désespérée,

Au nez crochu

Dans son manteau de pluie

Traverse la place Saint-Pierre.

37510,236,43725,82556. Des êtres humains chauves, vieux, raisonnables, vêtus de gris, se croisent à quelques mètres de distance dans leurs fauteuils roulants. Ils circulent dans un espace immense, gris et nu - il n'y a pas de ciel, pas d'horizon, rien ; il n'y a que du gris. Chacun marmotte en lui-même, la tête rentrée dans les épaules, sans remarquer les autres, sans même prêter attention à l'espace. Un examen plus attentif révèle que le plan sur lequel ils progressent est faiblement incliné ; de légères dénivellations forment un réseau de courbes de niveau qui guide la progression des fauteuils, et doit normalement empêcher toute possibilité de rencontre. J'ai l'impression que Marie22 a souhaité, en réalisant cette image, exprimer ce que ressentiraient les humains de l'ancienne race s'ils se trouvaient confrontés à la réalité

objective de nos vies - ce qui n'est pas le cas des sauvages : même s'ils circulent entre nos résidences, s'ils apprennent vite à s'en tenir éloignés, rien ne leur permet d'imaginer les conditions réelles, technologiques, de nos existences. Son commentaire en témoigne, Marie22 semble même en être venue, sur la fin, à éprouver une certaine commisération pour les sauvages. Cela pourrait la rapprocher de Paul24, avec lequel elle a par ailleurs entretenu une correspondance soutenue ; mais alors que Paul24 trouve des accents schopenhaueriens pour évoquer l'absurdité

de l'existence des sauvages, entièrement vouée à la souffrance, et pour appeler sur eux la bénédiction d'une mort rapide, Marie22 va jusqu'à envisager que leur destin aurait pu être différent, et qu'ils auraient pu, dans certaines circonstances, connaître une fin moins tragique. Il a pourtant été maintes fois démontré que la douleur physique qui accompagnait l'existence des humains leur était consubstantielle, qu'elle était la conséquence directe d'une organisation inadéquate de leur système nerveux, de même que leur incapacité à établir des relations interindividuelles sur un autre mode que celui de l'affrontement résultait d'une insuffisance relative de leurs instincts sociaux par rapport à la complexité des sociétés que leurs moyens intellectuels leur permettaient de fonder - c'était déjà patent dans le cas d'une tribu de taille moyenne, sans parler de ces conglomérats géants qui devaient rester associés aux premières étapes de la disparition effective.

L'intelligence permet la domination du monde ; elle ne pouvait apparaître qu'à l'intérieur d'une espèce sociale, et par l'intermédiaire du langage. Cette même sociabilité qui avait permis l'apparition de l'intelligence devait plus tard entraver son développement - une fois que furent mises au point les technologies de la transmission artificielle. La disparition de la vie sociale était la voie, enseigne la Sœur suprême. Il n'en reste pas moins que la disparition de tout contact physique entre néo-humains a pu avoir, a encore parfois le caractère d'une ascèse ; c'est d'ailleurs le terme même qu'emploie la Sœur suprême dans ses messages, selon leur formulation intermédiaire tout du moins. Dans les messages que j'ai moi-même adressés à Marie22, il en est certains qui relèvent de l'affectif bien plus que du cognitif, ou du propositionnel. Sans aller jusqu'à éprouver pour elle ce que les humains qualifiaient du nom de
désir,
j'ai pu parfois me laisser brièvement entraîner sur la pente du
sentiment.

La peau fragile, glabre, mal irriguée des humains ressentait affreusement le vide des caresses. Une meilleure circulation des vaisseaux sanguins cutanés, une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses de type L ont permis, dès les premières générations néohumaines, de diminuer les souffrances liées à l'absence de contact. Il reste que j'envisagerais difficilement de vivre une journée entière sans passer ma main dans le pelage de Fox, sans ressentir la chaleur de son petit corps aimant. Cette nécessité ne diminue pas à mesure que mes forces déclinent, j'ai même l'impression qu'elle se fait plus pressante. Fox le sent, demande moins à

jouer, se blottit contre moi, pose sa tête sur mes genoux ; nous demeurons des nuits entières dans cette position

- rien n'égale la douceur du sommeil lorsqu'il se produit en présence de l'être aimé. Puis le jour revient, monte sur la résidence ; je prépare la gamelle de Fox, je me fais du café. Je sais à présent que je n'achèverai pas mon commentaire. Je quitterai sans vrai regret une existence qui ne m'apportait aucune joie effective. Considérant le trépas, nous avons atteint à l'état d'esprit qui était, selon les textes des moines de Ceylan, celui que recherchaient les bouddhistes du Petit Véhicule ; notre vie au moment de sa disparition « a le caractère d'une bougie qu'on souffle ». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent « comme les pages d'un livre qu'on feuillette ».

Marie23 m'adresse plusieurs messages, que je laisse sans réponse. Ce sera le rôle de Daniel25 de prolonger, s'il le souhaite, le contact. Un froid léger envahit mes extrémités ; c'est le signe que j'entre dans les dernières heures. Fox le sent, pousse de petits gémissements, lèche mes orteils. Plusieurs fois déjà j'ai vu Fox mourir, avant d'être remplacé par son semblable ; j'ai connu les yeux qui se ferment, le rythme cardiaque qui s'interrompt sans altérer la paix profonde, animale, du beau regard brun. Je ne peux entrer dans cette sagesse, aucun néo-humain ne pourra réellement y parvenir ; je ne peux que m'en approcher, ralentir volontairement le rythme de ma respiration et de mes projections mentales. Le soleil monte encore, atteint son zénith ; le froid, pourtant, se fait de plus en plus vif. Des souvenirs peu marqués apparaissent brièvement, puis s'effacent. Je sais que mon ascèse n'aura pas été inutile ; je sais que je participerai à l'essence des Futurs.

Les projections mentales, elles aussi, disparaissent. Il reste quelques minutes, probablement. Je ne ressens rien d'autre qu'une très légère tristesse.

COMMENTAIRE DE DANIEL25

Pendant la première partie de sa vie, on ne se rend compte de son bonheur qu'après l'avoir perdu. Puis vient un âge, un âge second, où l'on sait déjà, au moment où l'on commence à vivre un bonheur, que l'on va, au bout du compte, le perdre. Lorsque je rencontrai Belle, je compris que je venais d'entrer dans cet âge second. Je compris également que je n'avais pas atteint l'âge tiers, celui de la vieillesse véritable, où l'anticipation de la perte du bonheur empêche même de le vivre. Pour parler de Belle je dirai simplement, sans exagération ni métaphore, qu'elle m'a rendu la vie. En sa compagnie, j'ai vécu des moments de bonheur intense. Cette phrase si simple, c'était peut-être la première fois que j'avais l'occasion de la prononcer. J'ai vécu des moments de bonheur intense. C'était à l'intérieur d'elle, ou un peu à côté ; c'était quand j'étais à l'intérieur d'elle, ou un peu avant, ou un peu après. Le temps, à ce stade, restait encore présent ; il y avait de longs moments où

plus rien ne bougeait, et puis tout retombait dans un « et puis ». Plus tard, quelques semaines après notre rencontre, ces moments heureux ont fusionné, se sont rejoints ; et ma vie entière, dans sa présence, sous son regard, est devenue bonheur.

Belle, en réalité, s'appelait Esther. Je ne l'ai jamais appelée Belle - jamais en sa présence.

Ce fut une étrange histoire. Déchirante, si déchirante, ma Belle. Et le plus étrange est sans doute que je n'en aie pas été réellement surpris. Sans doute avais-je eu tendance, dans mes rapports avec les gens (j'ai failli écrire : « dans mes rapports officiels avec les gens » ; et c'est un peu cela, en effet), sans doute avais-je eu tendance à surestimer mon état de désespoir. Quelque chose en moi savait donc, avait toujours su que je finirais par rencontrer l'amour - je parle de l'amour partagé, le seul qui vaille, le seul qui puisse effectivement nous conduire à un ordre de perceptions différent, où l'individualité se fissure, où les conditions du monde apparaissent modifiées, et sa continuation légitime. Je n'avais pourtant rien d'un naïf ; je savais que la plupart des gens naissent, vieillissent et meurent sans avoir connu l'amour. Peu après l'épidémie dite de la « vache folle », de nouvelles normes furent promulguées dans le domaine de la traçabilité de la viande bovine. Dans les rayons boucherie des supermarchés, dans les établissements de restauration rapide, on put voir apparaître de petites étiquettes, en général ainsi libellées : « Né et élevé en France. Abattu en France. » Une vie simple, en effet.

Si l'on s'en tient aux circonstances, le début de notre histoire fut d'une banalité extrême. J'avais quarantesept ans au moment de notre rencontre, et elle vingtdeux. J'étais riche, elle était belle. En plus elle était actrice, et les réalisateurs de films couchent avec leurs actrices, c'est connu ; certains films, même, ne paraissent pas avoir d'autre motivation essentielle. Pouvait-on, ceci dit, me considérer comme un
réalisateur de films
?

En tant que réalisateur je n'avais que « DEUX MOUCHES

PLUS TARD » à mon actif, et je m'apprêtais à renoncer à réaliser « LES ÉCHANGISTES DE L'AUTOROUTE », en fait j'y avais même déjà renoncé au moment où je revins de Paris, quand le taxi s'arrêta devant ma résidence de San José je sentis sans risque d'erreur que je n'avais plus la force, et que je n'allais pas donner suite à ce projet, pas plus qu'à aucun autre. Les choses, cependant, avaient suivi leur cours, et j'étais attendu par une dizaine de fax de producteurs européens qui souhaitaient en savoir un peu plus. Ma note d'intention se limitait à une phrase :

« Réunir les avantages commerciaux de la pornographie et de Pultraviolence. » Ce n'était pas une note d'intention, tout au plus
un pitch,
mais c'était bien, m'avait dit mon agent, beaucoup de jeunes réalisateurs procédaient comme ça aujourd'hui, j'étais sans le vouloir un professionnel moderne. Il y avait aussi trois DVD émanant des principaux agents artistiques espagnols ; j'avais commencé à

prospecter, en indiquant que le film avait un « éventuel contenu sexuel ».

Voilà, c'est ainsi qu'a débuté la plus grande histoire d'amour de ma vie : de manière prévisible, convenue, et même si l'on veut vulgaire. Je me préparai au microondes un plat d'Arroz Très Delicias, introduisis un DVD au hasard dans le lecteur. Pendant que le plat chauffait, j'eus le temps d'éliminer les trois premières filles. Au bout de deux minutes il y eut une sonnerie, je retirai le plat du four, rajoutai de la purée de piments Suzi Weng ; en même temps, sur l'écran géant dans le fond du salon, démarrait la bande-annonce d'Esther. Je passai rapidement sur les deux premières scènes, extraites d'une sitcom quelconque et d'un feuilleton policier sans doute encore plus médiocre ; mon attention, cependant, avait été attirée par quelque chose, j'avais le doigt sur la télécommande, et au moment de la seconde transition j'appuyai aussitôt pour repasser en vitesse normale.

Elle était nue, debout, dans une pièce assez peu définissable - sans doute l'atelier de l'artiste. Dans la première image, elle était éclaboussée par un jet de peinture jaune - celui qui projetait la peinture était hors champ. On la retrouvait ensuite allongée au milieu d'une mare éblouissante de peinture jaune. L'artiste on ne voyait que ses bras - versait sur elle un seau de peinture bleue, puis l'étalait sur son ventre et sur ses seins ; elle regardait dans sa direction avec un amusement confiant. Il la guidait en la prenant par la main, elle se retournait sur le ventre, il versait à nouveau de la peinture au creux de ses reins, l'étalait sur son dos et sur ses fesses ; ses fesses bougeaient, accompagnaient le mouvement des mains. Il y avait dans son visage, dans chacun de ses gestes une innocence, une grâce sensuelle bouleversantes. Je connaissais les travaux d'Yves Klein, je m'étais documenté depuis ma rencontre avec Vincent, je savais que cette action n'avait rien d'original ni d'intéressant sur le plan artistique ; mais qui songe encore à l'art lorsque le bonheur est possible ? J'ai regardé l'extrait dix fois de suite : je bandais, c'est certain, mais je crois que j'ai compris beaucoup de choses, aussi, dès ces premières minutes. J'ai compris que j'allais aimer Esther, que j'allais l'aimer avec violence, sans précaution ni espoir de retour. J'ai compris que cette histoire serait si forte qu'elle pourrait me tuer, qu'elle allait même probablement me tuer dès qu'Esther cesserait de m'aimer parce que quand même il y a certaines limites, chacun d'entre nous a beau avoir une certaine capacité de résistance on finit tous par mourir d'amour, ou plutôt d'absence d'amour, c'est au bout du compte inéluctablement mortel. Oui, bien des choses étaient déjà déterminées dès ces premières minutes, le processus était déjà bien engagé. Je pouvais encore l'interrompre, je pouvais éviter de rencontrer Esther, détruire ce DVD, partir en voyage très loin, mais en pratique j'appelai son agent dès le lendemain. Naturellement il fut ravi, oui c'est possible, je crois qu'elle ne fait rien en ce moment, la conjoncture vous le savez mieux que moi n'est pas simple, nous n'avons jamais travaillé ensemble ? ditesmoi si je me trompe, ce sera un plaisir un plaisir « DEUX MOUCHES PLUS TARD » avait décidément eu un certain écho partout ailleurs qu'en France, il parlait un anglais tout à fait correct, et plus généralement l'Espagne se modernisait avec une rapidité surprenante. Notre premier rendez-vous eut lieu dans un bar de la Calle Obispo de Léon, un bar assez grand, assez typique, avec des boiseries sombres et des tapas -je lui étais plutôt reconnaissant de n'avoir pas choisi un Planet Hollywood. J'arrivai avec dix minutes de retard, et à

partir du moment où elle leva les yeux vers moi il ne fut plus question de libre arbitre, nous étions déjà dans
l'étant donné.
Je m'assis en face d'elle sur la banquette un peu avec la même sensation que j'avais eue quelques années plus tôt lorsque j'avais subi une anesthésie générale : l'impression d'un départ léger, consenti, l'intuition qu'au bout du compte la mort serait une chose très simple. Elle portait un jean serré, taille basse, et un top rosé moulant qui laissait ses épaules à découvert. Au moment où elle se leva pour aller commander j'aperçus son string, rosé également, qui dépassait du jean, et je me mis à bander. Lorsqu'elle revint du comptoir, j'eus beaucoup de mal à détacher mes yeux de son nombril. Elle s'en rendit compte, sourit, s'assit à côté de moi sur la banquette. Avec ses cheveux blond clair et sa peau très blanche, elle ne ressemblait pas vraiment à une Espagnole typique - j'aurais dit, plutôt, à une Russe. Elle avait de jolis yeux bruns, attentifs, et je ne me souviens plus très bien de mes premières paroles mais je crois que j'ai indiqué presque immédiatement que j'allais renoncer à mon projet de film. Elle en parut surprise, plus que réellement déçue. Elle me demanda pourquoi. Au fond je n'en savais rien, et il me semble alors m'être lancé dans une explication assez longue, qui remontait à l'âge qu'elle avait à présent - son agent m'avait déjà

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