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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (17 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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dit qu'elle avait vingt-deux ans. Il en ressortait que j'avais mené une vie plutôt triste, solitaire, marquée par un labeur acharné, entrecoupée par de fréquentes périodes de dépression. Les mots me venaient facilement, je m'exprimais en anglais, de temps en temps elle me faisait répéter une phrase. En somme j'allais renoncer non seulement à ce film mais à peu près à tout, dis-je pour conclure ; je ne ressentais en moi plus la moindre ambition, rage de vaincre ni quoi que ce soit de ce genre, il me semblait cette fois que j'étais vraiment fatigué. Elle me regarda avec perplexité, comme si le mot lui paraissait mal choisi. Pourtant c'était cela, peut-être pas une fatigue physique, dans mon cas c'était plutôt nerveux, mais y a-t-il une différence ? « Je n'ai plus la foi... » disje finalement.

« Maybe it's better... » dit-elle ; puis elle posa une main sur mon sexe. En enfonçant sa tête au creux de mon épaule, elle pressa doucement la bite entre ses doigts. Dans la chambre d'hôtel, elle m'en dit un peu plus sur sa vie. Certes, on pouvait la qualifier d'actrice, elle avait joué dans des sitcoms, des feuilletons policiers - où en général elle se faisait violer et étrangler par des psychopathes plus ou moins nombreux -, quelques publicités aussi. Elle avait même tenu le rôle principal dans un long métrage espagnol, mais le film n'était pas encore sorti, et de toute façon c'était un mauvais film ; le cinéma espagnol, selon elle, était condamné à brève échéance. Elle pouvait partir à l'étranger, dis-je, en France par exemple on faisait encore des films. Oui, mais elle ne savait pas si elle était une bonne actrice, ni d'ailleurs si elle avait envie d'être actrice. En Espagne elle réussissait à travailler de temps en temps, grâce à son physique atypique ; elle était consciente de cette chance, et de son caractère relatif. Au fond elle considérait le métier d'actrice comme
un petit boulot,
mieux payé que servir des pizzas ou distribuer des flyers pour une soirée en discothèque, mais plus difficile à trouver. Par ailleurs elle étudiait le piano, et la philosophie. Et'elle voulait vivre, surtout.

Un peu le même genre d'études qu'une
jeune fille
accomplie
du XIXe siècle, me dis-je machinalement en déboutonnant son jean. J'ai toujours eu du mal avec les jeans, leurs gros boutons métalliques, elle dut m'aider. Par contre je me suis tout de suite senti bien en elle, je crois que j'avais oublié que c'était si bon. Ou peut-être est-ce que ça n'avait jamais été aussi bon, peut-être estce que je n'avais jamais éprouvé autant de plaisir. À

quarante-sept ans ; la vie est étrange.

Esther vivait seule avec sa sœur, enfin sa sœur avait quarante-deux ans et lui avait plutôt servi de mère ; sa véritable mère était à moitié folle. Elle ne connaissait pas son père, même pas de nom, elle n'avait jamais vu de photo, rien.

Sa peau était très douce.

Au moment où la barrière de protection se refermait, le soleil perça entre deux nuages et l'ensemble de la résidence fut baigné d'une lumière aveuglante. La peinture des murs extérieurs contenait une petite quantité de radium, à la radioactivité atténuée, qui protégeait efficacement des orages magnétiques, mais augmentait l'indice de réflexion des bâtiments ; le port de lunettes de protection, dans les premiers jours, était conseillé. Fox vint vers moi en agitant faiblement la queue. Les compagnons canins survivent rarement à la disparition du néo-humain avec lequel ils ont passé leur vie. Ils reconnaissent bien sûr l'identité génétique du successeur, dont l'odeur corporelle est identique, mais dans la plupart des cas ce n'est pas suffisant, ils cessent de jouer et de s'alimenter et décèdent rapidement, en l'espace de quelques semaines. Je savais ainsi que le début de mon existence effective serait marqué par le deuil ; je savais aussi que cette existence se déroulerait dans une région marquée par une forte densité de sauvages, où les consignes de protection devraient être appliquées avec rigueur ; j'étais en outre préparé aux principaux éléments d'une vie classique.

Ce que j'ignorais par contre, et que je découvris en pénétrant dans le bureau de mon prédécesseur, c'est que Daniel24 avait pris certaines notes manuscrites sans les reporter à l'adresse IP de son commentaire - ce qui était plutôt inhabituel. La plupart témoignaient d'une curieuse amertume désabusée - comme celle-ci, griffonnée sur une feuille détachée d'un carnet à spirale :
Les insectes se cognent entre les murs,
Limités à leur vol fastidieux

Qui ne porte aucun message

Que la répétition du pire.

D'autres semblaient empreintes d'une lassitude, d'une sensation de vacuité étrangement humaines :
Depuis des mois, déjà, pas la moindre inscription
Et pas la moindre chose méritant d'être inscrite.
Dans les deux cas, il avait procédé en mode non codant. Sans être directement préparé à cette éventualité, je n'en étais pas absolument surpris : je savais que la lignée des Daniel était - et cela, depuis son fondateur prédisposée à une certaine forme de doute et d'autodépréciation. J'eus quand même un choc en découvrant cette ultime note qu'il avait laissée sur sa table de chevet, et qui devait, d'après l'état du papier, être très récente :
Lisant la Bible à la piscine

Dans un hôtel plutôt bas de gamme,

Daniel ! Tes prophéties me minent,

Le ciel a la couleur d'un drame.

La légèreté humoristique, l'auto-ironie - ainsi, d'ailleurs, que l'allusion directe à des éléments de vie humains étaient ici si marquées qu'une telle note aurait pu être attribuée sans difficulté à Daniell, notre lointain ancêtre, plutôt qu'à l'un de ses successeurs néo-humains. La conclusion s'imposait : à force de se plonger dans la biographie, à la fois ridicule et tragique, de Daniel1, mon prédécesseur s'était peu à peu laissé imprégner par certains aspects de sa personnalité ; ce qui était, dans un sens, exactement le but recherché par les Fondateurs ; mais, contrairement aux enseignements de la Sœur suprême, il n'avait pas su garder une suffisante distance critique. Le danger existait, il avait été répertorié, je me sentais préparé à y faire face ; je savais surtout qu'il n'y avait pas d'autre issue. Si nous voulions préparer l'avènement des Futurs nous devions au préalable suivre l'humanité dans ses faiblesses, ses névroses, ses doutes ; nous devions les faire entièrement nôtres, afin de les dépasser. La duplication rigoureuse du code génétique, la méditation sur le récit de vie du prédécesseur, la rédaction du commentaire : tels étaient les trois piliers de notre foi, inchangés depuis l'époque des Fondateurs. Avant de me préparer un repas léger je joignis les mains pour une brève oraison à la Sœur suprême et je me sentis de nouveau lucide, équilibré, actif.

Avant de m'endormir, je survolai le commentaire de Marie22 ; je savais que je rentrerais bientôt en contact avec Marie23. Fox s'allongea à mes côtés, soupira doucement. Il allait mourir près de moi, et le savait ; c'était déjà un vieux chien, maintenant ; il s'endormit presque aussitôt.

C'était un autre monde, séparé du monde ordinaire par quelques centimètres de tissu - indispensable protection sociale, puisque 90 % des hommes qu'était appelée à rencontrer Esther seraient saisis de l'immédiat désir de la pénétrer. Le Jean une fois enlevé je jouai quelque temps avec son string rosé, constatant que son sexe devenait rapidement humide ; il était cinq heures de l'après-midi. Oui, c'était un autre monde, et j'y demeurai jusqu'au lendemain matin à onze heures c'était l'ultime limite pour un petit déjeuner, et je commençais à avoir sérieusement besoin de m'alimenter. J'avais probablement dormi, par brèves périodes. Pour le reste, ces quelques heures justifiaient ma vie. Je n'exagérais pas, et j'avais conscience de ne pas exagérer : nous étions à présent dans l'absolue simplicité des choses. La sexualité, ou plus exactement le désir, était bien entendu un thème que j'avais abordé à de multiples reprises dans mes sketches ; que beaucoup de choses en ce monde tournent autour de la sexualité, ou plus exactement du désir, j'en étais conscient comme tout autre - et probablement bien plus que beaucoup d'autres. Dans ces conditions, en comique vieillissant, j'avais pu parfois me laisser gagner par une sorte de doute sceptique : la sexualité était peut-être, comme tant d'autres choses et presque tout en ce monde,
surfaite
; il ne s'agissait peutêtre que d'une banale
ruse
destinée à augmenter la compétition entre les hommes et la rapidité de fonctionnement de l'ensemble. Il n'y avait peut-être rien de plus dans la sexualité que dans un déjeuner chez Taillevent, ou une Bentley Continental GT ; rien qui justifie que l'on s'agite à ce point.

Cette nuit devait me montrer que j'avais tort, et me ramener à une vision plus élémentaire des choses. Le lendemain, de retour à San José, je descendis jusqu'à la Playa de Monsul. Observant la mer, et le soleil qui descendait sur la mer, j'écrivis un poème. Le fait était déjà en soi curieux : non seulement je n'avais jamais écrit de poésie auparavant, mais je n'en avais même pratiquement jamais lu, à l'exception de Baudelaire. La poésie d'ailleurs, pour ce que j'en savais, était morte. J'achetais assez régulièrement une revue littéraire trimestrielle, de tendance plutôt ésotérique - sans appartenir vraiment à la littérature, je m'en sentais parfois proche ; j'écrivais malgré tout mes sketches, et même si je ne visais à rien d'autre qu'à une parodie approximative de style oral j'étais conscient de la difficulté qu'il y a à

aligner des mots, à les organiser en phrases, sans que l'ensemble s'effondre dans l'incohérence ou s'enlise dans l'ennui. Dans cette revue, deux ans auparavant, j'avais lu un long article consacré à la disparition de la poésie - disparition que le signataire jugeait inéluctable. Selon lui la poésie, en tant que langage non contextuel, antérieur à la distinction objets-propriétés, avait définitivement déserté le monde des hommes. Elle se situait dans un en-deçà primitif auquel nous n'aurions plus jamais accès, car il était antérieur à la véritable constitution de l'objet, et de la langue. Inapte à transporter des informations plus précises que de simples sensations corporelles et émotionnelles, intrinsèquement liée à l'état magique de l'esprit humain, elle avait été rendue irrémédiablement désuète par l'apparition de procédures fiables d'attestation objective. Tout cela m'avait convaincu à l'époque, mais je ne m'étais pas lavé ce matin-là, j'étais encore empli de l'odeur d'Esther, et de ses saveurs (jamais entre nous il n'avait été question de préservatifs, le sujet n'avait simplement pas été abordé, et je crois qu'elle n'y avait même pas songé - moi non plus je n'y avais pas songé, et c'était plus surprenant parce que mes premiers ébats s'étaient déroulés au temps du sida, et d'un sida qui était à l'époque inéluctablement mortel, c'était quand même quelque chose qui aurait dû me marquer). Enfin le sida appartenait sans doute au domaine du contextuel, c'était ce qu'on pouvait se dire, en tout cas j'écrivis mon premier poème ce matin-là, alors que j'étais encore baigné de l'odeur d'Esther. Ce poème, le voici :

Au fond j'ai toujours su

Que j'atteindrais l'amour

Et que cela serait

Un peu avant ma mort.

J'ai toujours eu confiance,

Je n'ai pas renoncé

Bien avant ta présence,

Tu m'étais annoncée.

Voilà, ce sera toi,

M a présence effective

Je serai dans la joie

De ta peau non fictive

Si douce à la caresse,

Si légère et si fine

Entité non divine,

Animal de tendresse.

À l'issue de cette nuit, le soleil était revenu sur Madrid. J'appelai un taxi et j'attendis quelques minutes dans le hall de l'hôtel, en compagnie d'Esther, cependant qu'elle répondait aux multiples messages qui s'étaient accumulés sur son portable. Elle avait déjà téléphoné à

de nombreuses reprises au cours de la nuit, elle semblait avoir une vie sociale très riche ; la plupart de ses conversations se terminaient par la formule « un besito », ou parfois « un beso ». Je ne parlais pas vraiment espagnol, la nuance s'il y en avait une m'échappait, mais je pris conscience au moment où le taxi s'arrêtait devant le hall de l'hôtel qu'elle embrassait en pratique assez peu. C'était assez curieux parce que sinon elle appréciait la pénétration sous toutes ses formes, elle présentait son cul avec beaucoup de grâce (elle avait des petites fesses haut perchées, plutôt un cul de garçon), elle suçait sans hésitation et même avec enthousiasme ; mais à chaque fois que mes lèvres s'étaient approchées des siennes elle s'était détournée, un peu gênée.

Je déposai mon sac de voyage dans le coffre ; elle me tendit une joue, il y eut deux baisers rapides, puis je montai en voiture. En descendant l'avenue, quelques mètres plus loin, je me retournai pour lui faire au revoir de la main ; mais elle était déjà au téléphone, et ne remarqua pas mon signe.

Dès mon arrivée à l'aéroport d'Almeria, je compris ce qu'allait être ma vie au cours des semaines suivantes. Depuis des années déjà, je laissais mon portable à peu près systématiquement éteint : c'était une question de statut, j'étais une star européenne ; si l'on voulait me joindre il fallait laisser un message, et attendre que je rappelle. Cela avait parfois été dur, mais je m'étais tenu à cette règle, et j'avais eu gain de cause au fil des années : les producteurs laissaient des messages ; les acteurs connus, les directeurs de journaux laissaient des messages ; j'étais au sommet de la pyramide et je comptais bien y rester, au moins pendant quelques années, jusqu'à ce que j'officialise ma sortie de scène. Cette fois mon premier geste, dès la descente de l'avion, fut d'allumer mon portable ; je fus surpris, et presque effrayé par la violence de la déception qui me saisit lorsque je m'aperçus que je n'avais aucun message d'Esther.

La seule chance de survie, lorsqu'on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu'on aime, à

feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l'homme !... Il ne m'était cependant jamais venu à l'esprit de contester cette loi, ni d'envisager de m'y soustraire : l'amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué

par l'autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence ; voilà ce que les hommes, ordi-nairement, appellent l'amour. Pendant les deux premiers jours je passai par de grands moments d'hésitation, au sujet de ce téléphone. J'arpentais les pièces, allumant cigarette sur cigarette, de temps en temps je marchais jusqu'à la mer, je rebroussais chemin et je me rendais compte que je n'avais pas vu la mer, que j'aurais été incapable de confirmer sa présence en cette minute -pendant ces promenades je m'obligeais à me séparer de mon téléphone, à le laisser sur ma table de chevet, et plus généralement je m'obligeais à respecter un intervalle de deux heures avant de le rallumer et de constater une fois de plus qu'elle ne m'avait pas laissé de message. Au matin du troisième jour, j'eus l'idée de laisser allumé mon téléphone en permanence et d'essayer d'oublier l'attente de la sonnerie ; au milieu de la nuit, en avalant mon cinquième comprimé de Mépronizine, je me rendis compte que ça ne servait à rien, et je commençai à me résigner au fait qu'Esther était la plus forte, et que je n'avais plus aucun pouvoir sur ma propre vie.

BOOK: La Possibilité d'une île
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