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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (7 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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par le soleil, les yeux clos, la tête posée sur mes genoux, dans un demi-sommeil heureux. Nous dormons ensemble, et chaque matin c'est une fête de coups de langue, de griffements de ses petites pattes ; c'est pour lui un bonheur évident que de retrouver la vie, et la clarté du jour. Ses joies sont identiques à celles de ses ancêtres, et elles demeureront identiques chez ses descendants ; sa nature en elle-même inclut la possibilité du bonheur. Je ne suis qu'un néo-humain, et ma nature n'inclut aucune possibilité de cet ordre. Que l'amour inconditionnel soit la condition de possibilité du bonheur, cela les humains le savaient déjà, du moins les plus avancés d'entre eux. La pleine compréhension du problème n'a pas permis, jusqu'à présent, d'avancer vers une solution quelconque. L'étude de la biographie des saints, sur lesquels certains fondaient tant d'espoir, n'a apporté

aucune lumière. Non seulement les saints, en quête de leur salut, obéissaient à des motifs qui n'étaient que partiellement altruistes (encore que la soumission à la volonté du Seigneur, qu'ils revendiquaient, ait dû bien souvent n'être qu'un moyen commode de justifier aux yeux des autres leur altruisme naturel), mais la croyance prolongée en une entité divine manifestement absente provoquait en eux des phénomènes d'abrutissement incompatibles à long terme avec le maintien d'une civilisation technologique. Quant à l'hypothèse d'un
gène
de l'altruisme,
elle a suscité tant de déceptions que personne n'ose aujourd'hui en faire ouvertement état. On a certes pu démontrer que les centres de la cruauté, du jugement moral et de l'altruisme étaient situés dans le cortex pré-frontal ; mais les recherches n'ont pas permis d'aller au-delà de cette constatation purement anatomique. Depuis l'apparition des néo-humains, la thèse de l'origine génétique des sentiments moraux a suscité au moins trois mille communications, émanant à chaque fois des milieux scientifiques les plus autorisés ; aucune n'a pu, jusqu'à présent, franchir la barrière de la vérification expérimentale. En outre, les théories d'inspiration darwinienne expliquant l'apparition de l'altruisme dans les populations animales par un avantage sélectif qui en résulterait pour l'ensemble du groupe ont fait l'objet de calculs imprécis, multiples, contradictoires, avant de finalement sombrer dans la confusion et l'oubli.

La bonté, la compassion, la fidélité, l'altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l'espace limité de l'enveloppe corporelle d'un chien. De la solution de ce problème dépend l'avènement, ou non, des Futurs.

Je crois en l'avènement des Futurs.

« Le jeu divertit »

Petra Durst-Benning

Non seulement les chiens sont capables d'aimer, mais la pulsion sexuelle ne semble pas leur poser de problèmes insurmontables : lorsqu'ils rencontrent une femelle en chaleur, celle-ci se prête à la pénétration ; dans le cas contraire ils ne semblent en éprouver ni désir, ni manque particulier.

Non seulement les chiens sont en eux-mêmes un sujet d'émerveillement permanent, mais ils constituent pour les humains un excellent
sujet de conversation -
international, démocratique, consensuel. C'est ainsi que je rencontrai Harry, un ex-astrophysicien allemand, accompagné de Truman, son beagle. Naturiste paisible, d'une soixantaine d'années, Harry consacrait sa retraite à l'observation des étoiles - le ciel de la région était, m'expliqua-t-il, exceptionnellement pur ; dans la journée il faisait du jardinage, et un peu de rangement. Il vivait seul avec sa femme Hildegarde - et, naturellement, Truman ; ils n'avaient pas eu d'enfants. Il est bien évident qu'en l'absence de chien je n'aurais rien eu à dire à cet homme

- même avec un chien, d'ailleurs, la conversation piétina quelque peu (il nous invita à dîner le samedi suivant ; il habitait à cinq cents mètres, c'était notre plus proche voisin). Heureusement il ne parlait pas français, et moi pas davantage allemand ; le fait d'avoir à vaincre la
barrière de la langue
(quelques phrases en anglais, des bribes d'espagnol) nous donna donc en fin de compte la sensation d'une
soirée réussie,
alors que nous n'avions fait deux heures durant que hurler des banalités (il était passablement sourd). Après le repas, il me demanda si je souhaitais observer les anneaux de Saturne. Naturellement, naturellement, je souhaitais. Eh bien c'était un spectacle merveilleux, d'origine naturelle ou divine qui sait, offert à la contemplation de l'homme qu'en dire de plus. Hildegarde jouait de la harpe, je suppose qu'elle en jouait
merveilleusement,
mais à vrai dire je ne sais pas s'il est possible de
mal
jouer de la harpe - je veux dire que, par construction, l'instrument m'a toujours paru incapable d'émettre autre chose que des sons mélodieux. Deux choses, je crois, m'ont empêché de m'énerver : d'une part Isabelle eut la sagesse, prétextant un état de fatigue, de souhaiter se retirer assez tôt, en tout cas avant que je ne finisse la bouteille de kirsch ; d'autre part j'avais remarqué chez l'Allemand une édition complète, reliée, des œuvres de Teilhard de Chardin. S'il y a une chose qui m'a toujours plongé dans la tristesse ou la compassion, enfin dans un état excluant toute forme de méchanceté

ou d'ironie, c'est bien l'existence de Teilhard de Chardin

- pas seulement son existence d'ailleurs, mais le fait même qu'il ait ou ait pu avoir des lecteurs, fût-ce en nombre limité. En présence d'un lecteur de Teilhard de Chardin je me sens désarmé, désarçonné, prêt à fondre en larmes. À l'âge de quinze ans j'étais tombé par hasard sur
Le Milieu Divin,
qu'un lecteur probablement écœuré

avait laissé sur une banquette de la gare d'ÉtréchyChamarande. En l'espace de quelques pages, l'ouvrage m'avait arraché des hurlements ; de désespoir, j'en avais fracassé la pompe de mon vélo de course contre les murs de la cave. Teilhard de Chardin était bien entendu ce qu'il est convenu d'appeler un
allumé de première
; il n'en était pas moins parfaitement déprimant. Il ressemblait un peu à ces scientifiques chrétiens allemands, décrits par Schopenhauer en son temps, qui, « une fois déposés la cornue ou le scalpel, entreprennent de philosopher sur les concepts reçus lors de leur première communion ». Il y avait aussi en lui cette illusion commune à tous les chrétiens de gauche, enfin les chrétiens centristes, disons aux chrétiens contaminés par la pensée progressiste depuis la Révolution, consistant à croire que la concupiscence est chose vénielle, de moindre importance, impropre à

détourner l'homme du salut - que le seul péché véritable est le péché d'orgueil. Où était, en moi, la concupiscence ?

Où, l'orgueil ? Et étais-je éloigné du salut ? Les réponses à ces questions, il me semble, n'étaient pas bien difficiles ; jamais Pascal, par exemple, ne se serait laissé aller à de telles absurdités : on sentait à le lire que les tentations de la chair ne lui étaient pas étrangères, que le libertinage était quelque chose qu'il aurait pu ressentir ; et que s'il choisissait le Christ plutôt que la fornication ou l'écarté ce n'était ni par distraction ni par incompétence, mais parce que le Christ lui paraissait définitivement plus
high dope
; en résumé, c'était un auteur
sérieux.
Si l'on avait retrouvé

des
erotica
de Teilhard de Chardin je croîs que cela m'aurait rassuré, en un sens ; mais je n'y croyais pas une seconde. Qu'avait-il bien pu vivre, qui avait-il bien pu fréquenter, ce pathétique Teilhard, pour avoir de l'humanité une conception si bénigne et si niaise - alors qu'à

la même époque, dans le même pays, sévissaient des salauds aussi considérables que Céline, Sartre ou Genêt ?

À travers ses dédicaces, les destinataires de sa correspondance, on parvenait peu à peu à le deviner : des BCBG

catholiques, plus ou moins nobles, fréquemment jésuites. Des innocents.

« Qu'est-ce que tu marmonnes ? » m'interrompit Isabelle. Je pris alors conscience que nous étions sortis de chez l'Allemand, que nous longions la mer en fait, que nous étions en train de rentrer chez nous. Depuis deux minutes, m'informa-t-elle, je parlais tout seul, elle n'avait à peu près rien compris. Je lui résumai les données du problème.

«C'est facile, d'être optimiste... conclus-je avec âpreté, c'est facile d'être optimiste quand on s'est contenté d'un chien, et qu'on n'a pas voulu d'enfants.

- Tu es dans le même cas, et ça ne t'a pas rendu franchementoptimiste... » remarqua-t-elle. « Ce qu'il y a, c'est qu'ils sont vieux... poursuivit-elle avec indulgence. Quand on vieillit on a besoin de penser à des choses rassurantes, et douces. De s'imaginer que quelque chose de beau nous attend dans le ciel. Enfin on s'entraîne à la mort, un petit peu. Quand on n'est pas trop con, ni trop riche. »

Je m'arrêtai, considérai l'océan, les étoiles. Ces étoiles auxquelles Harry consacrait ses nuits de veille, tandis qu'Hildegarde se livrait à des improvisations
free classic
sur des thèmes mozartiens. La musique des sphères, le ciel étoile ; la loi morale dans mon cœur. Je considérai le trip, et ce qui m'en séparait ; la nuit était si douce, cependant, que je posai une main sur les fesses d'Isabelle

- je les sentais très bien, sous le tissu léger de sa jupe d'été. Elle s'allongea sur la dune, retira sa culotte, ouvrit les jambes. Je la pénétrai - face à face, pour la première fois. Elle me regardait droit dans les yeux. Je me souviens très bien des mouvements de sa chatte, de ses petits cris sur la fin. Je m'en souviens d'autant mieux que c'est la dernière fois que nous avons fait l'amour. Quelques mois passèrent. L'été revint, puis l'automne ; Isabelle ne paraissait pas malheureuse. Elle jouait avec Fox, soignait ses azalées ; je me consacrais à la natation et à la relecture de Balzac. Un soir, alors que le soleil tombait sur la résidence, elle me dit doucement :

« Tu vas me laisser tomber pour une plus jeune... »

Je protestai que je ne l'avais jamais trompée. « Je sais... répondit-elle. A un moment, j'ai cru que tu allais le faire : sauter une des pétasses qui tournaient autour du journal, puis revenir vers moi, sauter une autre pétasse et ainsi de suite. J'aurais énormément souffert, mais peut-être que c'aurait été mieux, au bout du compte.

- J'ai essayé une fois ; la fille n'a pas voulu. » Je me souvenais d'être passé le matin même devant le lycée Fénelon. C'était entre deux cours, elles avaient quatorze, quinze ans et toutes étaient plus belles, plus désirables qu'Isabelle, simplement parce qu'elles étaient plus jeunes. Sans doute étaient-elles engagées pour leur part dans une féroce compétition narcissique - les unes considérées comme mignonnes par les garçons de leur âge, les autres comme insignifiantes ou franchement laides ; il n'empêche que pour n'importe lequel de ces jeunes corps un quinquagénaire aurait été prêt à payer, et à payer cher, voire le cas échéant à risquer sa réputation, sa liberté et même sa vie. Que l'existence, décidément, était simple !

Et qu'elle était dépourvue d'issue ! En passant chercher Isabelle au journal j'avais entrepris une sorte de Biélorusse qui attendait pour poser en page 8. La fille avait accepté de prendre un verre, mais m'avait demandé cinq cents euros pour une pipe ; j'avais décliné. Dans le même temps, l'arsenal juridique visant à réprimer les relations sexuelles avec les mineurs se durcissait ; les croisades pour la castration chimique se multipliaient. Augmenter les désirs jusqu'à l'insoutenable tout en rendant leur réalisation de plus en plus inaccessible, tel était le principe unique sur lequel reposait la société occidentale. Tout cela je le connaissais, je le connaissais à fond, j'en avais fait la matière de bien des sketches ; cela ne m'empêcherait pas de succomber au même processus. Je me réveillai dans la nuit, bus trois grands verres d'eau coup sur coup. J'imaginais les humiliations qu'il me faudrait subir pour séduire n'importe quelle adolescente ; le consentement difficilement arraché, la honte de la fille au moment de sortir ensemble dans la rue, ses hésitations à me présenter ses copains, l'insouciance avec laquelle elle me laisserait tomber pour un garçon de son âge. J'imaginai tout cela, plusieurs fois répété, et je compris que je ne pourrais pas y survivre. Je n'avais nullement la prétention d'échapper aux lois naturelles : la décroissance tendancielle des capacités érectiles de la verge, la nécessité de trouver des corps jeunes pour enrayer le mécanisme... J'ouvris un sachet de salami et une bouteille de vin. Eh bien je paierai, me dis-je ; quand j'en serai là, quand j'aurai besoin de petits culs pour maintenir mon érection, je paierai. Mais je paierai les prix du marché. Cinq cents euros pour une pipe, qu'est-ce qu'elle se croyait, la Slave ? Ça valait cinquante, pas plus. Dans le bac à légumes, je découvris un Marronsuiss entamé. Ce qui me paraissait choquant, à ce stade de ma réflexion, ce n'était pas qu'il y ait des petites nanas disponibles pour de l'argent, mais qu'il y en ait qui
ne soient
pas
disponibles, ou à des prix prohibitifs ; en bref, je souhaitais une régulation du marché.

« Cela dit, tu n'as pas payé... me fit remarquer Isabelle. Et, cinq ans plus tard, tu ne t'es toujours pas décidé à le faire. Non, ce qui va se passer, c'est que tu vas rencontrer une fille jeune - pas une Lolita, plutôt une fille de vingt, vingt-cinq ans - et que tu en tomberas amoureux. Ce sera une fille intelligente, sympa, sans doute plutôt jolie. Une fille qui aurait pu être une amie...»

La nuit était tombée, je ne parvenais plus à distinguer les traits de son visage. « Qui aurait pu être moi... » Elle parlait calmement mais je ne savais pas comment interpréter ce calme, il y avait quand même quelque chose d'un peu inhabituel dans le ton de sa voix et je n'avais après tout aucune expérience de la situation, je n'avais jamais été amoureux avant Isabelle et aucune femme non plus n'avait été amoureuse de moi, à l'exception de Gros Cul mais c'était un autre problème, elle avait au moins cinquante-cinq ans lorsque je l'avais rencontrée, enfin c'est ce que je croyais à l'époque, elle aurait pu être ma mère me semblait-il, il n'était pas question d'amour de mon côté, l'idée ne m'était même pas venue, et l'amour sans espoir c'est autre chose, de très pénible il est vrai mais qui n'installe jamais la même proximité, la même sensibilité aux intonations de l'autre, pas même chez celui qui aime sans espoir, il est beaucoup trop perdu dans son attente frénétique et vaine pour garder la moindre lucidité, pour être capable d'interpréter correctement un signal quelconque ; en résumé j'étais dans une situation qui n'avait eu, dans ma vie, aucun précédent.

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