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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (8 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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Nul ne peut voir par-dessus soi, écrit Schopenhauer pour faire comprendre l'impossibilité d'un échange d'idées entre deux individus d'un niveau intellectuel trop différent. À ce moment-là, de toute évidence, Isabelle pouvait
voir par-dessus moi
; j'eus la prudence de me taire. Après tout, me dis-je, je pouvais aussi bien ne pas rencontrer la fille ; vu la minceur de mes relations, c'était même le plus probable.

Elle continuait à acheter les journaux français, enfin pas souvent, pas plus d'une fois par semaine, et de temps à autre me tendait un article avec un reniflement de mépris. C'est à peu près à la même époque que les médias français entamèrent une grande campagne en faveur de l'amitié, probablement lancée par
Le Nouvel Obser-
vateur.
« L'amour, ça peut casser ; l'amitié, jamais », tel était à peu près le thème des articles. Je ne comprenais pas l'intérêt d'asséner des absurdités pareilles ; Isabelle m'expliqua que c'était un
marronnier,
qu'on avait simplement affaire à une variation annuelle sur le thème :

« Nous nous séparons, mais nous restons bons amis. »

D'après elle, cela durerait encore quatre ou cinq ans avant que l'on puisse admettre que le passage de l'amour à l'amitié, c'est-à-dire d'un sentiment fort à un sentiment faible, était évidemment le prélude à la disparition de tout sentiment - sur le plan historique s'entend, car sur le plan individuel l'indifférence était de très loin la situation la plus favorable : ce n'était généralement pas en indifférence, encore moins en amitié, mais bel et bien en
haine
que se transformait l'amour une fois décomposé. À partir de cette remarque, je jetai les bases d'un scénario intitulé « DEUX MOUCHES PLUS TARD », qui devait constituer le point culminant - et terminal - de ma carrière cinématographique. Mon agent fut ravi d'apprendre que je me remettais au travail : deux ans et demi d'absence, c'est long. Il le fut moins en ayant entre les mains le produit fini. Je ne lui avais pas caché qu'il s'agissait d'un scénario de film, que je comptais réaliser et interpréter moi-même ; là n'était pas le problème, au contraire me dit-il, ça fait longtemps que les gens attendent, c'est bien qu'ils soient surpris, ça peut devenir
culte.
Le contenu, par contre... Franchement, est-ce que je n'allais pas un peu loin ?

Le film relatait la vie d'un homme dont la distraction favorite était de tuer les mouches à l'élastique (d'où le titre) ; en général, il les ratait-on avait quand même affaire à un long métrage de trois heures. La seconde distraction par ordre de préférence de cet homme cultivé, grand lecteur de Pierre Louys, était de se faire sucer la pine par des petites filles prépubères - enfin, quatorze ans au grand maximum ; ça marchait mieux qu'avec les mouches. Contrairement à ce qu'ont répété par la suite des médias stipendiés, ce film ne fut pas un bide monumental ; il connut même un accueil triomphal dans certains pays étrangers, et dégagea en France d'assez confortables bénéfices, sans toutefois atteindre aux chiffres qu'on pouvait espérer compte tenu du caractère jusqu'à présent vertigineusement ascendant de ma carrière ; c'est tout. Son insuccès critique, par contre, fut réel ; il me paraît aujourd'hui encore immérité. « Une peu reluisante pantalonnade » avait titré
Le Monde,
se démarquant habilement de ses confrères plus moralistes qui se posaient surtout, dans leurs éditoriaux, la question de l'interdiction. Certes il s'agissait d'une comédie, et la plupart des gags étaient faciles, voire vulgaires ; mais il y avait quand même certains dialogues, dans certaines scènes, qui me paraissent, avec le recul, être ce que j'ai produit de meilleur. En particulier en Corse, dans le long planséquence tourné sur les pentes du col de Bavella, où le héros (que j'interprétais) faisait visiter sa résidence secondaire à la petite Aurore (neuf ans), dont il venait de faire la conquête au cours d'un goûter Disney au Marineland de Bonifacio.

« C'est pas la peine d'habiter en Corse, lançait la fillette avec insolence, si c'est pour être dans un virage...

- Voir passer les voitures, répondait-il (répondaisje), c'est déjà un peu vivre. »

Personne n'avait ri ; ni au cours de la projection avec le public-test, ni lors de la première, ni au cours du festival de cinéma comique de Montbazon. Et pourtant, et pourtant, me disais-je, jamais je ne m'étais élevé aussi haut. Shakespeare aurait-il pu produire un tel dialogue ?

Aurait-il seulement pu l'imaginer, le triste rustre ?

Au-delà du sujet bateau de la pédophilie (et même
Petit Bateau
ha ha ha, c'est comme ça que je m'exprimais à l'époque dans les interviews), ce film se voulait un vibrant plaidoyer contre
l'amitié,
et plus généralement contre l'ensemble des relations
non sexuelles.
De quoi en effet deux hommes auraient-ils bien pu
discuter,
à partir d'un certain âge ? Quelle raison deux hommes auraient-ils pu découvrir d'être ensemble, hormis bien sûr le cas d'un conflit d'intérêts, hormis aussi le cas où

Un projet quelconque (renverser un gouvernement, construire une autoroute, écrire un scénario de bande dessinée, exterminer les Juifs) les réunissait ? À partir d'un certain âge (je parle d'hommes d'un certain niveau d'intelligence, et non de brutes vieillies), il est bien évident que
tout est dit.
Comment un projet intrinsèquement aussi vide que celui
dépasser un moment ensemble
aurait-il pu, entre deux hommes, déboucher sur autre chose que sur l'ennui, la gêne, et au bout du compte l'hostilité franche ? Alors qu'entre un homme et une femme il subsistait toujours, malgré tout, quelque chose : une petite attraction, un petit espoir, un petit rêve. Fondamentalement destinée à la controverse et au désaccord, la parole restait marquée par cette origine belliqueuse. La parole détruit, elle sépare, et lorsque entre un homme et une femme il ne demeure plus qu'elle on considère avec justesse que la relation est terminée. Lorsque au contraire elle est accompagnée, adoucie et en quelque sorte sanctifiée par les caresses, la parole ellemême peut prendre un sens différent, moins dramatique mais plus profond, celui d'un contrepoint intellectuel détaché, sans enjeu immédiat, libre.

Portant ainsi l'attaque non seulement contre l'amitié, mais contre l'ensemble des relations sociales dès l'instant qu'elles ne s'accompagnent d'aucun contact physique, ce film constituait - seul le magazine
Slut Zone
eut la pertinence de le noter - une apologie indirecte de la bisexualité, voire de l'hermaphrodisme. En somme, je renouais avec les Grecs. En vieillissant, on renoue toujours avec les Grecs.

Le nombre de récits de vie humains est de 6174, ce qui correspond à la première constante de Kaprekar. Qu'ils proviennent d'hommes ou de femmes, d'Europe ou d'Asie, d'Amérique ou d'Afrique, qu'ils soient ou non achevés, tous s'accordent sur un point, et d'ailleurs sur un seul : le caractère insoutenable des souffrances morales occasionnées par la vieillesse.

C'est sans doute Brunol, dans sa concision brutale, qui en donne l'image la plus frappante lorsqu'il se décrit

« plein de désirs de jeune avec un corps de vieux » ; mais tous les témoignages, je le répète, coïncident, que ce soit celui de Daniell, mon lointain prédécesseur, ceux de Rachid1, Paull, John1, Félicité1, ou celui, particulièrement poignant, d'Esperanza1. Vieillir, à aucun moment de l'histoire humaine, ne semble avoir été une partie de plaisir ; mais dans les années qui précédèrent la disparition de l'espèce c'était manifestement devenu à ce point atroce que le taux de morts volontaires, pudiquement rebaptisées
départs
par les organismes de santé publique, avoisinait les 100 %, et que l'âge moyen du départ, estimé à soixante ans sur l'ensemble du globe, approchait plutôt les cinquante dans les pays les plus avancés.

Ce chiffre était le résultat d'une longue évolution, à

peine entamée à l'époque de Daniell, où l'âge moyen des décès était beaucoup plus élevé, et le suicide des personnes âgées encore peu fréquent. Le corps enlaidi, détérioré des vieillards était cependant déjà l'objet d'un dégoût unanime, et ce fut sans doute la canicule de l'été 2003, particulièrement meurtrière en France, qui devait provoquer la première prise de conscience du phénomène. « La manif des vieux », avait titré
Libé-
ration
le lendemain du jour où furent connus les premiers chiffres - plus de dix mille personnes, en l'espace de deux semaines, étaient mortes dans le pays ; les unes étaient mortes seules dans leur appartement, d'autres à l'hôpital ou en maison de retraite, mais toutes quoi qu'il en soit étaient mortes
faute de soins.
Dans les semaines qui suivirent ce même journal publia une série de reportages atroces, illustrés de photos dignes des camps de concentration, relatant l'agonie des vieillards entassés dans des salles communes, nus sur leurs lits, avec des couches, gémissant tout le long du jour sans que personne ne vienne les réhydrater ni leur tendre un verre d'eau ; décrivant la ronde des infirmières, dans l'incapacité de joindre les familles en vacances, ramassant régulièrement les cadavres pour faire place à de nouveaux arrivants. « Des scènes indignes d'un pays moderne », écrivait le journaliste sans se rendre compte qu'elles étaient la preuve, justement, que la France était en train de devenir un pays moderne, que seul un pays authentiquement moderne était capable de traiter les vieillards comme de purs déchets, et qu'un tel mépris des ancêtres aurait été inconcevable en Afrique, ou dans un pays d'Asie traditionnel. L'indignation convenue soulevée par ces images s'estompa vite, et le développement de l'euthanasie provoquée

- ou, de plus en plus souvent, librement consentie - devait au cours des décennies qui suivirent résoudre le problème. Il était recommandé aux humains d'aboutir, dans toute la mesure du possible, à un récit de vie
achevé,
ceci conformément à la croyance, fréquente à l'époque, que les derniers instants de vie pouvaient s'accompagner d'une sorte de révélation. L'exemple le plus souvent cité

par les instructeurs était celui de Marcel Proust, qui, sentant la mort venir, avait eu pour premier réflexe de se précipiter sur le manuscrit de la
Recherche du temps
perdu
afin d'y noter ses impressions au fur et à mesure de la progression de son trépas.

Bien peu, en pratique, eurent ce courage.

« En somme, Barnabe, il faudrait disposer
d'un puissant vaisseau, d'une poussée de
trois cents kilotonnes Alors, nous pourrions
échapper a l'attraction terrestre et cingler
parmi les satellites de Jupiter »

Captain Clark

Préparation, tournage, postproduction, tournée promotionnelle restreinte (« DEUX MOUCHES PLUS TARD »

était sorti simultanément dans la plupart des capitales européennes, mais je me limitai à la France et à l'Allemagne) : en tout, j'étais resté absent un peu plus d'un an. Une première surprise m'attendait à l'aéroport d'Almeria : un groupe compact d'une cinquantaine de personnes, massé

derrière les barrières du couloir de sortie, brandissait des agendas, des tee-shirts, des affiches du film. Je le savais déjà d'après les premiers chiffres : le film, légèrement boudé à Paris, avait été un triomphe à Madrid - ainsi d'ailleurs qu'à Londres, Rome et Berlin ; j'étais devenu une star en Europe.

Le groupe une fois dispersé, j'aperçus, tassée sur un siège dans le fond du hall des arrivées, Isabelle. Là aussi, ce fut un choc. Habillée d'un pantalon et d'un tee-shirt informe, elle clignait des yeux en regardant dans ma direction avec un mélange de peur et de honte. Lorsque je fus à quelques mètres elle se mit à pleurer, les larmes ruisselaient le long de ses joues sans qu'elle essaie de les essuyer. Elle avait pris au moins vingt kilos. Même le visage, cette fois, n'avait pas été épargné : bouffie, couperosée, les cheveux gras et en désordre, elle était affreuse. Évidemment Fox était fou de joie, sauta en l'air, me lécha le visage pendant un bon quart d'heure ; je sentais bien que ça n'allait pas suffire. Elle refusa de se déshabiller en ma présence, reparut vêtue d'un survêtement molletonné qu'elle portait pour dormir. Dans le taxi qui nous ramenait de l'aéroport, nous n'avions pas échangé

une parole. Des bouteilles de Cointreau vides jonchaient le sol de la chambre ; le ménage, ceci dit, était fait. J'avais suffisamment glosé, au cours de ma carrière, sur l'opposition entre l'érotisme et la tendresse, j'avais interprété tous les personnages : la fille qui va dans les gang-bangs et qui par ailleurs poursuit une relation très chaste, épurée, sororale, avec l'amour authentique de sa vie ; le benêt à demi impuissant qui l'accepte ; le partouzard qui en profite. La consommation, l'oubli, la misère. J'avais
déchiré de rire
des salles entières, avec ce genre de thèmes ; ça m'avait fait gagner, aussi, des sommes considérables. Il n'empêche que cette fois j'étais directement concerné, et que cette opposition entre l'érotisme et la tendresse m'apparaissait, avec une parfaite clarté, comme l'une des pires saloperies de notre époque, comme l'une de celles qui signent, sans rémission, l'arrêt de mort d'une civilisation. « Fini de rire, mon petit con... » me répétais-je avec une gaieté

inquiétante (parce qu'en même temps la phrase tournait dans ma tête, je ne pouvais plus l'arrêter, et dix-huit comprimés d'Atarax n'y changèrent rien, il fallut au bout du compte que je me termine au Pastis-Tranxène).

« Mais celui qui aime quelqu'un pour sa beauté, l'aimet-il ? Non : car la vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. » Pascal ne connaissait pas le Cointreau. Il est vrai aussi que, vivant à une époque où les corps étaient moins exhibés, il surestimait l'importance de la beauté du visage. Le pire est que ce n'était pas sa beauté, en premier lieu, qui m'avait attiré chez Isabelle : les femmes intelligentes m'ont toujours fait bander. À vrai dire l'intelligence n'est pas très utile dans les rapports sexuels, elle ne sert à peu près qu'à une chose : savoir à quel moment il convient de poser sa main sur la bite de l'homme dans les lieux publics. Tous les hommes aiment ça, c'est la domination du singe, des résidus de ce genre, il serait stupide de l'ignorer ; reste à choisir le moment, et l'endroit. Certains hommes préfèrent que ce soit une femme qui soit témoin du geste indécent ; d'autres, probablement un peu pédés ou très dominateurs, préfèrent que ce soit un autre homme ; d'autres enfin ne goûtent rien tant qu'un couple au regard complice. Certains préfèrent les trains, d'autres les piscines, d'autres les boîtes de nuit ou les bars ; une femme intelligente sait cela. Enfin, j'avais quand même de bons souvenirs avec Isabelle. Sur la fin de la nuit je pus atteindre à des pensées plus douces, et quasi nostalgiques ; pendant ce temps, à mes côtés, elle ronflait comme une vache. L'aube venant, je m'aperçus que ces souvenirs s'effaceraient, eux aussi, assez vite ; c'est alors que j'optai pour le Pastis-Tranxène.

BOOK: La Possibilité d'une île
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