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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (9 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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Sur le plan pratique il n'y avait pas de problème immédiat, nous avions dix-sept chambres. Je m'installai dans une de celles qui dominaient les falaises et la mer ; Isabelle, apparemment, préférait contempler l'intérieur des terres. Fox allait d'une pièce à l'autre, ça l'amusait beaucoup ; il n'en souffrait pas plus qu'un enfant du divorce de ses parents, plutôt moins je dirais. Est-ce que ça pouvait continuer longtemps comme ça ? Eh bien, malheureusement, oui. Durant mon absence, j'avais reçu sept cent trente-deux fax (et je dois reconnaître, là aussi, qu'elle avait régulièrement changé

la pile de feuilles) ; je pouvais passer le restant de mes jours à courir d'invitation en festival. De temps en temps, je passerais : une petite caresse à Fox, un petit Tranxène, et hop. Pour l'instant, quoi qu'il en soit, j'avais besoin d'un repos absolu. J'allais donc à la plage, seul évidemment, je me branlais un petit peu sur la terrasse en matant les adolescentes à poil (moi aussi j'avais acheté un télescope, mais ce n'était pas pour regarder les étoiles, ha ha ha), enfin je gérais. Je gérais plus ou moins bien ; je faillis quand même me jeter du haut de la falaise trois fois en l'espace de deux semaines. Je revis Harry, il allait bien ; Truman, par contre, avait pris un coup de vieux. Nous fûmes réinvités à dîner, en compagnie cette fois d'un couple de Belges qui venait de s'installer dans la région. Harry m'avait présenté l'homme comme
un philosophe belge.
En réalité, après son doctorat de philosophie, il avait passé un concours administratif, puis mené la vie terne d'un contrôleur des impôts (avec conviction d'ailleurs, car, sympathisant socialiste, il croyait aux bienfaits d'une pression fiscale élevée). Il avait publié, de-ci dé-là, quelques articles de philosophie dans des revues de tendance matérialiste. Sa femme, une sorte de gnome aux cheveux blancs et courts, avait elle aussi passé

sa vie à l'Inspection des Impôts. Étrangement elle croyait à l'astrologie, et insista pour établir mon thème. J'étais Poissons ascendant Gémeaux, mais pour ce que j'en avais à foutre j'aurais bien pu être Caniche ascendant Pelleteuse, ha ha ha. Ce trait d'esprit me valut l'estime du philosophe, qui aimait à sourire des lubies de sa femme

- ils étaient mariés depuis trente-trois ans. Lui-même avait toujours combattu les obscurantismes ; il était issu d'une famille très catholique, et, m'assura-t-il avec un tremblement dans la voix, cela avait été un grand obstacle à son épanouissement sexuel. « Que sont ces gens ? Que sont ces gens ? » me répétais-je avec désespoir en tripotant mes harengs (Harry s'approvisionnait dans un supermarché allemand d'Almeria lorsqu'une nostalgie le prenait de son Mecklembourg natal). De toute évidence les deux gnomes n'avaient pas eu de vie sexuelle, sinon, peut-être, vaguement procréative (la suite devait me démontrer, en effet, qu'ils avaient engendré un fils) ; ils ne faisaient simplement
pas partie
des gens qui ont accès à la sexualité. Ça ne les empêchait pas de s'indigner, de critiquer le pape, de se lamenter sur un sida qu'ils n'auraient jamais l'occasion d'attraper ; tout cela me donnait un peu envie de mourir, mais je me contins. Heureusement Harry intervint, et la conversation s'éleva vers des sujets plus transcendants (les étoiles l'infini etc.), ce qui me permit d'attaquer mon plat de saucisses sans trembler. Naturellement, là non plus, le matérialiste et le teilhardien n'étaient pas d'accord (je pris conscience à ce moment qu'ils devaient se voir souvent, prendre plaisir à cet échange, et que ça pourrait durer comme ça pendant trente ans, sans modification notable, à leur satisfaction commune). On en vint à la mort. Après avoir milité toute sa vie pour une libération sexuelle qu'il n'avait pas connue, Robert le Belge militait maintenant pour l'euthanasie - qu'il avait, par contre, toutes chances de connaître. « Et l'âme ? et l'âme ? » haletait Harry. Leur petit show, en somme, était bien rodé ; Truman s'endormit à peu près en même temps que moi. La harpe d'Hildegarde mit tout le monde d'accord. Ah, oui, la musique ; surtout à volume faible. Il n'y avait même pas de quoi en faire un sketch, me dis-je. Je ne parvenais plus à rire des benêts militants de l'immoralisme, le genre de remarque : « C'est quand même plus agréable d'être vertueux quand on a accès au vice », je ne pouvais plus. Je ne parvenais plus non plus à rire de l'affreuse détresse des quinquagénaires celluliteuses au désir d'amour fou, incomblé ; ni de l'enfant handicapé

qu'elles avaient réussi à procréer en violant à moitié un autiste(« David est mon rayon de soleil »). Je ne parvenais plus, en somme, à rire de grand-chose ; j'étais en fin de carrière, c'est clair.

Il n'y eut pas d'amour, ce soir-là, en rentrant par les dunes. Il fallait bien en finir pourtant, et quelques jours plus tard Isabelle m'annonça sa décision de partir. « Je ne veux pas être un poids » dit-elle. « Je te souhaite tout le bonheur que tu mérites » dit-elle encore - et je continue à me demander si c'était une vacherie.

« Qu'est-ce que tu vas faire ? demandai-je.

- Rentrer chez ma mère, je suppose... En général, c'est ce que font les femmes dans ma situation, non ? »

Ce fut le seul moment, le seul, où elle laissa percer un peu d'amertume. Je savais que son père avait quitté

sa mère, une dizaine d'années auparavant, pour une femme plus jeune ; le phénomène se développait, certes, mais enfin il n'avait rien de nouveau.

Nous nous comportâmes en couple civilisé. En tout, j'avais gagné quarante-deux millions d'euros ; Isabelle se contenta de la moitié des acquêts, sans demander de prestation compensatoire. Ça faisait quand même sept millions d'euros ; elle n'aurait rien d'une pauvresse.

« Tu pourrais faire un peu de tourisme sexuel... proposai-je. À Cuba, il y en a qui sont très gentils. »

Elle sourit, hocha la tête. « On préfère les pédés soviétiques ...» dit-elle d'un ton léger, imitant furtivement ce style qui avait fait ma gloire. Puis elle reprit son sérieux, me regarda droit dans les yeux (c'était un matin très calme ; la mer était bleue, étale).

« Tu ne t'es toujours pas tapé de putes ? demanda-t-elle.

- Non.

- Eh bien moi non plus. »

Elle frissonna malgré la chaleur, baissa les yeux, les releva.

« Donc, reprit-elle, ça fait deux ans que tu n'as pas baisé ?

- Non.

- Eh bien moi non plus. »

Oh nous étions des petites biches, des petites biches sentimentales ; et nous allions en crever.

Il y eut encore le dernier matin, la dernière promenade ; la mer était toujours aussi bleue, les falaises aussi noires, et Fox trottait à nos côtés. « Je l'emmène, avait tout de suite dit Isabelle. C'est normal, il a été plus longtemps avec moi ; mais tu pourras le prendre quand tu veux. »

Civilisés au possible.

Tout était déjà emballé, le camion de déménagement devait passer le lendemain pour transporter ses affaires jusqu'à Biarritz - sa mère, quoique ancienne enseignante, avait bizarrement choisi de finir ses jours dans cette région pleine de bourgeoises hyper-friquées qui la méprisaient au dernier degré.

Nous attendîmes encore quinze minutes, ensemble, le taxi qui l'emmènerait à l'aéroport. « Oh, la vie passera vite... » dit-elle. Elle se parlait plutôt à elle-même, il me semble ; je ne répondis rien. Une fois montée dans le taxi, elle me fit un dernier petit signe de la main. Oui ; maintenant, les choses allaient être très calmes. II n'est généralement pas d'usage d'abréger les récits de vie humains, quels que soient la répugnance ou l'ennui que leur contenu nous inspire. Ce sont justement cette répugnance, cet ennui qu'il convient de développer en nous, afin de nous démarquer de l'espèce. C'est à cette condition, nous avertit la Sœur suprême, que sera rendu possible l'avènement des Futurs.

Si je déroge ici à cette règle, conformément à une tradition ininterrompue depuis Daniell 7, c'est que les quatre-vingt-dix pages suivantes du manuscrit de Daniell ont été rendues complètement caduques par l'évolution scientifique . À l'époque où vivait Daniell, on attribuait souvent à l'impuissance masculine des causes psychologiques ; nous savons aujourd'hui qu'il s'agissait essentiellement d'un phénomène hormonal, où les causes psychologiques n'intervenaient que pour une part minime et toujours réversible.

Méditation tourmentée sur le déclin de la virilité, entrecoupée de la description à la fois pornographique et déprimante de tentatives ratées avec différentes prostituées Le lecteur curieux les trouvera cependant en annexe au commentaire de Daniel 17, à la même adresse IP.

andalouses, ces quatre-vingt-dix pages contiennent cependant pour nous un enseignement, parfaitement résumé par Daniell 7 dans les lignes suivantes, que j'extrais 4e son commentaire :

« Le vieillissement de la femelle humaine était en
Somme la dégradation d'un si grand nombre de carac-
téristiques, tant esthétiques que fonctionnelles, qu'il est
bien difficile de déterminer laquelle était la plus doulou-
reuse, et qu'il est presque impossible, dans la plupart des
cas, de donner une cause univoque au choix terminal.

« La situation est, semble-t-il, très différente en ce qui
concerne le mâle humain. Soumis à des dégradations esthé-
tiques et fonctionnelles autant, voire plus nombreuses que
celles qui atteignaient la femelle, il parvenait cependant
à les surmonter tant qu 'étaient maintenues les capacités
érectiles de la verge. Lorsque celles-ci disparaissaient de
manière irrémédiable, le suicide intervenait en général
dans les deux semaines.

« C'est sans doute cette différence qui explique une
curieuse observation statistique déjà faite par Daniel3 :
alors que, dans les dernières générations de l'espèce
humaine, l'âge moyen du départ était de 54,1 ans chez
les femmes, il s'élevait à 63,2 ans chez les hommes. »

« Ce que tu nommes rêve est réel pour le guerrier »

André Bercoff

Je revendis la Bentley, qui me rappelait trop Isabelle, et dont l'ostentation commençait à me gêner, pour acheter une Mercedes 600 SL - voiture en réalité aussi chère, mais plus discrète. Tous les Espagnols riches roulaient en Mercedes -ils n'étaient pas snobs, les Espagnols, ils flambaient normalement ; et puis un cabriolet, c'est mieux pour les gonzesses - localement dénommées
cbicas,
ce qui me plaisait bien. Les annonces de la
Voz
de Almena
étaient explicites
: piel dorada, culito melo-
cotôn, guapisima, boca supersensual, labios expertos,
muy simpàtica, complaciente.
Une bien belle langue, très expressive, naturellement adaptée à la poésie - à peu près tout peut y rimer. Il y avait les bars à putes, aussi, pour ceux qui avaient du mal à visualiser les descriptions. Physiquement les filles étaient bien, elles correspondaient au libellé de l'annonce, s'en tenaient au prix prévu ; pour le reste, bon. Elles mettaient la télévision ou le lecteur de CD beaucoup trop fort, réduisaient la lumière au maximum, enfin elles essayaient de s'abstraire ; elles n'avaient pas la vocation, c'est clair. On pouvait bien sûr les
obliger
à baisser le volume, à augmenter la lumière ; après tout elles attendaient un pourboire, et tous les éléments comptent. Il y a certainement des gens
qui jouissent
de ce type de rapports, j'imaginais très bien le genre ; je n'en faisais simplement pas partie. En plus la plupart étaient roumaines, biélorusses, ukrainiennes, enfin un de ces pays absurdes issus de l'implosion du bloc de l'Est ; et on ne peut dire que le communisme ait spécialement développé la sentimentalité dans les rapports humains : c'est plutôt la
brutalité,
dans l'ensemble, qui prédomine chez les ex-communistes - en comparaison la société balzacienne, issue de la décomposition de la royauté, semble un miracle de charité et de douceur. Il est bon de se méfier des doctrines de fraternité. Ce n'est qu'après le départ d'Isabelle que je découvris vraiment le
monde des hommes,
au fil d'errances pathétiques le long des autoroutes à peu près désertes du centre et du sud de l'Espagne. Hormis au moment des week-ends et des départs en vacances, où l'on rencontre des familles et des couples, les autoroutes sont un univers à peu près exclusivement masculin, peuplé de représentants et de camionneurs, un monde violent et triste où les seules publications disponibles sont des revues pornos et des magazines de tuning automobile, où le tourniquet de plastique présentant un choix de DVD

sous le titre « Tu mejores peliculas » ne permet en général que de compléter sa collection de
Dirty débutantes.
On parle peu de cet univers, et c'est vrai qu'il n'y a pas grandchose à en dire ; aucun comportement nouveau ne s'y expérimente, il ne peut fournir de sujet valable à aucun magazine de société, en résumé c'est un monde mal connu, et qui ne gagne nullement à l'être. Je n'y nouai aucune amitié virile, et plus généralement ne me sentis proche de personne au cours de ces quelques semaines, mais ce n'était pas grave, dans cet univers personne n'est proche de personne, et même la complicité graveleuse des serveuses fatiguées moulant leur poitrine tombante dans un tee-shirt « Naughty Girl » ne pouvait, je le savais, qu'exceptionnellement déboucher sur une copulation tarifée et toujours trop rapide. Je pouvais à la rigueur déclencher une bagarre avec un chauffeur de poids lourds et me faire casser les dents sur un parking, au milieu des vapeurs de gas-oil ; c'était la seule possibilité

d'aventure qui me soit au fond, dans cet univers, offerte. Je vécus ainsi un peu plus de deux mois, je claquai des milliers d'euros en payant des coupes de Champagne français à des Roumaines abruties qui n'en refuseraient pas moins, dix minutes plus tard, de me sucer sans capote. C'est sur l'Autovia Mediterraneo, précisément à la sortie de Totana Sur, que je décidai de mettre fin à

la pénible randonnée. J'avais garé ma voiture sur le dernier emplacement disponible dans le parking de l'hôtel-restaurant Los
Camioneros,
où j'entrai pour prendre une bière ; l'ambiance était exactement similaire à ce que j'avais pu connaître au cours des semaines précédentes, et je demeurai une dizaine de minutes sans vraiment fixer mon attention sur quoi que ce soit, uniquement conscient d'un accablement sourd, général, qui rendait mes mouvements plus incertains et plus las, et d'une certaine pesanteur gastrique. En sortant je me rendis compte qu'une Chevrolet Corvette garée n'importe comment, en travers, m'interdisait toute manœuvre. La perspective de retourner dans le bar, de rechercher le propriétaire suffisait à me plonger dans le découra-gement ; je m'adossai à un parapet de béton, essayant d'envisager la situation dans son ensemble, fumant des cigarettes surtout. Parmi toutes les voitures de sport Disponibles sur le marché, la Chevrolet Corvette, par ses lignes inutilement et agressivement viriles, par son absence de véritable noblesse mécanique jointe à un prix somme toute modéré, est sans doute celle qui correspond le mieux à la notion de
bagnole de frimeur
; sur quel sordide macho andalou allais-je pouvoir tomber ? Comme tous les individus de son type l'homme possédait sans doute une solide culture automobile, et était donc parfaitement à même de se rendre compte que ma voiture, plus discrète que la sienne, était trois fois plus chère. À

BOOK: La Possibilité d'une île
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