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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (45 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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l'entrée afin de montrer que j'acceptais l'offrande. La même scène se reproduisit le lendemain, puis les jours suivants. Dans la journée, j'observais à la jumelle le comportement des sauvages ; je m'étais à peu près habitué à leur aspect, à leurs traits burinés, grossiers, à

leurs organes sexuels apparents. Lorsqu'ils ne chassaient pas ils semblaient la plupart du temps dormir, ou s'accoupler - ceux du moins à qui la possibilité en était offerte. La tribu était organisée selon un système hiérarchique strict, qui m'apparut dès mes premières journées d'observation. Le chef était un mâle d'une quarantaine d'années, au poil grisonnant ; il était assisté par deux jeunes mâles au poitrail bien découplé, de très loin les individus les plus grands et les plus robustes du groupe ; la copulation avec les femelles leur était réservée : lorsque celles-ci rencontraient un des trois mâles dominants, elles se mettaient à quatre pattes et présentaient leur vulve ; elles repoussaient par contre avec violence les avances des autres mâles. Le chef avait dans tous les cas la préséance sur ses deux subordonnés, mais il ne semblait pas y avoir de hiérarchie claire entre ceux-ci : en l'absence du chef ils bénéficiaient tour à tour, et parfois simultanément, des faveurs des différentes femelles. La tribu ne comportait aucun sujet âgé, et cinquante ans semblait être le maximum qu'ils pussent atteindre. En somme, c'était un mode d'organisation qui évoquait d'assez près les sociétés humaines, en particulier celles des denières périodes, postérieures à la disparition des grands systèmes fédérateurs. J'étais certain que Daniell n'aurait pas été dépaysé dans cet univers, et qu'il y aurait facilement trouvé ses repères.

Une semaine après mon arrivée, alors que j'ouvrais, comme à mon habitude, le portail du château, je découvris aux côtés de la valise une jeune sauvage hirsute à la peau très blanche, aux cheveux noirs. Elle était nue à l'exception d'une jupette de cuir, sa peau était grossièrement ornée de traits de peinture bleue et jaune. En me voyant approcher elle se retourna, puis retroussa sa jupe et cambra les reins pour présenter son cul. Lorsque Fox s'approcha pour la flairer elle se mit à trembler de tous ses membres, mais ne changea pas déposition. Comme je ne bougeais toujours pas, elle finit par tourner la tête dans ma direction ; je lui fis signe de me suivre à l'intérieur du château. J'étais assez ennuyé : si j'acceptais ce nouveau type d'offrande, elle serait probablement renouvelée les jours suivants ; d'un autre côté, renvoyer la femelle aurait été

l'exposer aux représailles des autres membres de la tribu. Elle était visiblement terrorisée, guettait mes réactions avec une lueur de panique dans le regard. Je connaissais les procédures de la sexualité humaine, même s'il s'agissait d'un savoir purement théorique. Je lui indiquai le matelas ; elle se mit à quatre pattes et attendit. Je lui fis signe de se retourner ; elle obéit, écartant largement les cuisses, et commença à passer une main sur son trou, qui était étonnamment velu. Les mécanismes du désir étaient restés à

peu près les mêmes chez les néo-humains, bien qu'ils se fussent considérablement affaiblis, et je savais que certains avaient coutume de se prodiguer des excitations manuelles. J'avais pour ma part essayé une fois, plusieurs années auparavant, sans réellement parvenir à évoquer d'image mentale, essayant de concentrer mon esprit sur les sensations tactiles - qui étaient restées modérées, ce qui m'avait dissuadé de renouveler l'expérience. J'ôtai cependant mon pantalon, dans le but de manipuler mon organe afin de lui donner la rigidité voulue. La jeune sauvage émit un grognement de satisfaction, frotta son trou avec une énergie redoublée. En m'approchant, je fus saisi par l'odeur pestilentielle qui émanait de son entrecuisse. Depuis mon départ j'avais perdu mes habitudes d'hygiène néo-humaines, mon odeur corporelle était légèrement plus prononcée, mais cela n'avait rien à voir avec la puanteur qui émanait du sexe de la sauvage, mélange de relents de merde et de poisson pourri. Je reculai involontairement ; elle se redressa aussitôt, toute son inquiétude réveillée, et rampa vers moi ; arrivée à la hauteur de mon organe, elle approcha sa bouche. La puanteur était moins insoutenable mais quand même très forte, ses dents étaient petites, avariées, noires. Je la repoussai doucement, me rhabillai, la raccompagnai jusqu'à la porte du château en lui indiquant par signes de ne pas revenir. Le lendemain, je négligeai de prendre la valise qui avait été déposée pour moi ; il me paraissait tout compte fait préférable d'éviter de développer une trop grande familiarité avec les sauvages. Je pouvais chasser pour subvenir aux besoins de Fox, le gibier était abondant et peu aguerri ; les sauvages, peu nombreux, n'utilisaient pas d'autres armes que l'arc et la flèche, mes deux carabines à répétition constitueraient un atout décisif. Dès le lendemain je fis une première sortie et, à la grande joie de Fox j'abattis deux biches qui paissaient dans les douves. À l'aide d'une courte hache je découpai deux cuissots, laissant le reste du cadavre pourrir surplace. Ces bêtes n'étaient que des machines imparfaites, approximatives, d'une durée de vie faible ; elles n'avaient ni la robustesse, ni l'élégance et la perfection de fonctionnement d'un Rolleiflex double objectif, songeai-je en observant leurs yeux globuleux, que la vie avait désertés. Il pleuvait encore mais plus doucement, les chemins redevenaient praticables ; lorsque le gel aurait commencé, il serait temps de repartir en direction de l'Ouest.

Dans les jours qui suivirent, je m'aventurai plus loin dans la forêt qui entourait le lac ; sous le couvert des arbres élevés poussait une herbe rase, illuminée ça et là

de plaques de soleil. De temps en temps j'entendais un bruissement dans un fourré plus dense, ou j'étais alerté

par un grondement de Fox. Je savais que les sauvages étaient là, que je traversais leur territoire, mais qu'ils n'oseraient pas se montrer ; les détonations devaient les terroriser. À juste titre, d'ailleurs : je maîtrisais bien, maintenant, le fonctionnement de mes carabines, je parvenais à recharger très rapidement, et j'aurais pu en faire un carnage. Les doutes qui avaient pu occasionnellement, au cours de ma vie abstraite et solitaire, m'assaillir, avaient à présent disparu : je savais que j'avais affaire à des êtres néfastes, malheureux et cruels ; ce n'est pas au milieu d'eux que je trouverais l'amour, ou sa possibilité, ni aucun des idéaux qui avaient pu alimenter les rêveries de nos prédécesseurs humains ; ils n'étaient que le résidu caricatural des pires tendances de l'humanité ordinaire, celle que connaissait déjà Daniell, celle dont il avait souhaité, planifié et dans une large mesure accompli la perte. J'en eus une nouvelle confirmation au cours d'une sorte de fête organisée quelques jours plus tard par les sauvages. C'était une nuit de pleine lune et je fus réveillé

par les hurlements de Fox ; le rythme des tambourins était d'une violence obsédante. Je montai au sommet de la tour centrale, ma paire de jumelles à la main. L'ensemble de la tribu était réuni dans la clairière, ils avaient allumé un grand feu et paraissaient surexcités. Le chef présidait la réunion dans ce qui ressemblait à un siège de voiture défoncé ; il portait un tee-shirt « Ibiza Beach »

et une paire de bottines montantes ; ses jambes et ses organes sexuels étaient à découvert. Sur un signe de sa part la musique se ralentit et les membres de la tribu formèrent un cercle, délimitant une sorte d'arène au centre de laquelle les deux assistants du chef amenèrent, en les poussant et les tirant sans ménagements, deux sauvages âgés - les plus âgés de la tribu, ils pouvaient avoir atteint la soixantaine. Ils étaient entièrement nus, et armés de poignards à la lame large et courte - identiques à ceux que j'avais trouvés dans une réserve du château. Le combat se déroula d'abord dans le plus grand silence ; mais dès l'apparition du premier sang les sauvages se mirent à pousser des cris, des sifflements, à encourager les adversaires. Je compris tout de suite qu'il s'agirait d'un combat à mort, destiné à éliminer l'individu le moins apte à la survie ; les combattants frappaient sans ménagements, essayant d'atteindre le visage ou les endroits sensibles. Après les trois premières minutes il y eut une pause, ils s'accroupirent aux extrémités de l'arène, s'épongeant et buvant de larges rasades d'eau. Le plus corpulent semblait en difficulté, il avait perdu beaucoup de sang. Sur un signal du chef, le combat reprit. Le gros se releva en titubant ; sans perdre une seconde, son adversaire bondit sur lui et lui enfonça son poignard dans l'œil. Il tomba à terre, le visage aspergé de sang, et la curée commença. Le poignard levé, les mâles et les femelles de la tribu se précipitèrent en hurlant sur le blessé qui essayait de ramper hors d'atteinte ; en même temps, les tambourins recommencèrent à battre. Au début, les sauvages découpaient des morceaux de chair qu'ils faisaient rôtir dans les braises, mais la frénésie augmentant ils se mirent à dévorer directement le corps de la victime, à laper son sang dont l'odeur semblait les enivrer. Quelques minutes plus tard le gros sauvage était réduit à l'état de résidus sanguinolents, dispersés sur quelques mètres dans la prairie. La tête gisait de côté, intacte hormis son œil crevé. Un des assistants la ramassa et la tendit au chef qui se leva et la brandit sous les étoiles, cependant que la musique se taisait de nouveau et que les membres de la tribu entonnaient une mélopée inarticulée en frappant lentement dans leurs mains. Je supposai qu'il s'agissait d'un rite d'union, un moyen de resserrer les liens du groupe - en même temps que de se débarrasser des sujets affaiblis ou malades ; tout cela me paraissait assez conforme à ce que je pouvais connaître de l'humanité.

À mon réveil, une mince couche de givre recouvrait les prairies. Je consacrai le reste de la matinée à me préparer pour ce que j'espérais être la dernière étape de mon périple. Fox me suivit de pièce en pièce en gambadant. En continuant vers l'Ouest, je savais que je traverserais des régions plus plates et plus chaudes ; la couverture de survie était devenue inutile. Je ne sais pas exactement pourquoi j'en étais revenu à mon projet initial d'essayer de rejoindre Lanzarote ; l'idée de rencontrer une communauté néo-humaine ne m'inspirait toujours pas de réel enthousiasme, je n'avais d'ailleurs eu aucun indice supplémentaire de l'existence d'une telle communauté. Sans doute la perspective de vivre le reste de mon existence dans des zones infestées par les sauvages, même en compagnie de Fox, même si je savais qu'ils seraient terrorisés par moi beaucoup plus que l'inverse, qu'ils feraient tout leur possible pour se maintenir à distance respectueuse, m'était-elle, à

l'issue de cette nuit, devenue intolérable. Je me rendis compte alors que je me coupais, peu à peu, de toutes les possibilités ; il n'y avait peut-être pas, dans ce monde, de place qui me convienne.

J'hésitai longuement devant mes carabines à répétition. Elles étaient encombrantes, et me ralentiraient dans ma marche ; je ne craignais nullement pour ma sécurité

personnelle. D'un autre côté, il n'était pas certain que Fox trouve aussi facilement à se nourrir dans les régions que nous allions traverser. La tête posée sur ses pattes avant, il me suivait du regard comme s'il comprenait mes hésitations. Lorsque je me relevai en tenant la carabine la plus courte, après avoir fourré une réserve de cartouches dans mon sac, il se redressa en agitant joyeusement la queue. Il avait, visiblement, pris goût à la chasse ; et, dans une certaine mesure, moi aussi. J'éprouvais maintenant une certaine joie à tuer des animaux, à les délivrer du phénomène ; intellectuellement je savais que j'avais tort, car la délivrance ne peut être obtenue que par l'ascèse, sur ce point les enseignements de la Sœur suprême me paraissaient plus que jamais indiscutables ; mais je m'étais peut-être, dans le plus mauvais sens du terme, humanisé. Toute destruction d'une forme de vie organique, quoi qu'il en soit, était un pas en avant vers l'accomplissement de la loi morale ; demeurant dans l'espérance des Futurs, je devais en même temps essayer de rejoindre mes semblables, ou ce qui pouvait s'en rapprocher. En bouclant la fermeture de mon sac je repensai à Marie23, qui était partie en quête de l'amour, et ne l'avait sans doute pas trouvé. Fox bondissait autour de moi, fou de joie à l'idée de reprendre la route. Je jetai un regard circulaire sur les forêts, sur la plaine, et je récitai mentalement la prière pour la délivrance des créatures. C'était la fin de la matinée et dehors il faisait doux, presque chaud ; le gel n'avait pas tenu, nous n'étions qu'au début de l'hiver, et j'allais définitivement quitter les régions froides. Pourquoi vivais-je ? Je n'avais guère d'appartenance. Avant de partir je décidai de faire une dernière promenade autour du lac, ma carabine à la main, non pour chasser vraiment, car je ne pourrais pas emporter le gibier, mais pour offrir à Fox une dernière fois la satisfaction de folâtrer dans les fourrés, de flairer les odeurs du sous-bois, avant d'aborder la traversée des plaines.

Le monde était là, avec ses forêts, ses prairies et ses animaux dans leur innocence - des tubes digestifs sur pattes, terminés par des dents, dont la vie se résumait à

rechercher d'autres tubes digestifs afin de les dévorer et de reconstituer leurs réserves énergétiques. Plus tôt dans la journée, j'avais observé le campement des sauvages ; la plupart dormaient, repus d'émotions fortes après leur orgie sanglante de la veille. Ils étaient au sommet de la chaîne alimentaire, leurs prédateurs naturels étaient peu nombreux ; aussi devaient-ils procéder eux-mêmes à

l'élimination des sujets vieillissants ou malades afin de préserver la bonne santé de la tribu. Ne pouvant compter sur la concurrence naturelle, ils devaient également organiser un système social de contrôle d'accès à la vulve des femelles, afin de maintenir le capital génétique de l'espèce. Tout cela était dans l'ordre des choses, et l'aprèsmidi était d'une douceur étrange. Je m'assis au bord du lac pendant que Fox furetait dans les fourrés. Parfois un poisson sautait hors de l'eau, déclenchant à sa surface des ondes légères qui venaient mourir sur ses bords. Je comprenais de plus en plus mal pourquoi j'avais quitté

la communauté abstraite, virtuelle des néo-humains. Notre existence dépourvue de passions était celle des vieillards ; nous portions sur le monde un regard empreint d'une lucidité sans bienveillance. Le monde animal était connu, les sociétés humaines étaient connues ; tout cela ne recelait aucun mystère, et rien ne pouvait en être attendu, hormis la répétition du carnage. « Ceci étant, cela est » me répétai-je machinalement, à de nombreuses reprises, jusqu'à atteindre un état légèrement hypnotique. Au bout d'un peu plus de deux heures je me relevai, apaisé peut-être, décidé en tout cas à poursuivre ma quête

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