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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (43 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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avait conduit à la torpeur. Parmi les faibles joies des néohumains, les plus constantes tournaient autour de l'organisation et du classement, de la constitution de petits ensembles ordonnés, du déplacement minutieux et rationnel d'objets de petite taille ; elles s'étaient révélées insuffisantes. Planifiant l'extinction du désir en termes bouddhiques, la Sœur suprême avait tablé sur le maintien d'une énergie affaiblie, non tragique, d'ordre purement conservatif, qui devait continuer à permettre le fonctionnement de la pensée - d'une pensée moins rapide mais plus exacte, parce que plus lucide, d'une pensée
délivrée.
Ce phénomène ne s'était produit que dans des proportions insignifiantes, et c'est au contraire la tristesse, la mélancolie, l'apathie languide et finalement mortelle qui avaient submergé nos générations désincarnées. Signe le plus patent de l'échec, j'en étais venu sur la fin à envier la destinée de Daniell, son parcours contradictoire et violent, les passions amoureuses qui l'avaient agité quelles qu'aient pu être ses souffrances, et sa fin tragique au bout du compte.

Chaque matin au réveil et depuis des années je pratiquais, suivant les recommandations de la Sœur suprême, les exercices définis par le Bouddha dans son sermon sur l'établissement de l'attention.
« Ainsi il demeure, observant
le corps intérieurement ; il demeure, observant le corps
extérieurement ; il demeure, observant le corps intérieu-
rement et extérieurement. Il demeure observant l'appa-
rition du corps ; il demeure observant la disparition du
corps ; il demeure, observant l'apparition et la disparition
du corps. "Voilà le corps" : cette introspection est présente a
lui, seulement pour la connaissance, seulement pour la
LA POSSIBILITÉ D UNE ILE

réflexion, ainsi il demeure libéré, et ne s'attache à rien
dans le monde. »
À chaque minute de ma vie et depuis son début j'étais resté conscient de ma respiration, de l'équilibre kinesthésique de mon organisme, de son état central fluctuant. Cette immense joie, cette transfiguration de son être physique qui submergeaient Daniell au moment de la réalisation de ses désirs, cette impression en particulier d'être transporté dans un autre univers qu'il connaissait lors de ses pénétrations charnelles, je ne les avais jamais connues, je n'en avais même aucune notion, et il me semblait à présent que, dans ces conditions, je ne pouvais plus continuer à vivre. L'aube se leva, humide, sur le paysage de forêts, et vinrent avec elle des rêves de douceur, que je ne parvins pas à comprendre. Vinrent les larmes, aussi, dont le contact salé me parut bien étrange. Ensuite apparut le soleil, et avec lui les insectes ; je commençai, alors, à comprendre ce qu'avait été la vie des hommes. Lapaume de mes mains, la plante de mes pieds étaient couvertes de centaines de petites vésicules ; la démangeaison était atroce et je me grattai furieusement, pendant une dizaine de minutes, jusqu'à en être couvert de sang.

Plus tard, alors que nous abordions une prairie dense, Fox parvint à capturer un lapin ; d'un geste net il lui brisa les vertèbres cervicales, puis apporta le petit animal dégouttant de sang à mes pieds. Je détournai la tête au moment où il commençait à dévorer ses organes internes ; ainsi était constitué le monde naturel.

Pendant la semaine suivante nous traversâmes une zone escarpée qui devait, d'après ma carte, correspondre à la sierra de Gador ; mes démangeaisons diminuaient, ou plutôt je finissais par m'habituer à cette douleur constante, plus forte à la tombée du jour, de même que je m'habituais à la couche de crasse qui recouvrait ma peau, à une odeur corporelle plus prononcée.

Un matin, peu avant l'aube, je m'éveillai sans ressentir la chaleur du corps de Fox. Je me relevai, terrorisé. Il était à quelques mètres et se frottait contre un arbre en éternuant de fureur ; le point douloureux était apparemment situé derrière ses oreilles, à la base de la nuque. Je m'approchai, pris doucement sa tête entre mes mains. En lissant son poil je découvris rapidement une petite surface bombée, grise, large de quelques millimètres : c'était une tique, je reconnus l'aspect pour en avoir lu la description dans des ouvrages de biologie animale. L'extraction de ce parasite était, je le savais, délicate ; je retournai à mon sac à dos, pris des pinces et une compresse imbibée d'alcool. Fox gémit faiblement, mais resta immobile au moment où j'opérais : lentement, millimètre par millimètre, je parvins à extraire l'animal de sa chair ; c'était un cylindre gris, charnu, d'aspect répugnant, qui avait grossi en se gorgeant de son sang ; ainsi était constitué le monde naturel.

Le premier jour de la seconde semaine, au milieu de la matinée, je me retrouvai face à une faille immense qui me barrait la route en direction de l'Ouest. Je connaissais son existence par les relevés satellite, mais je m'étais imaginé qu'il serait possible de la franchir pour continuer ma route. Les parois de basalte bleuté, d'une verticalité

absolue, plongeaient sur plusieurs centaines de mètres jusqu'à un plan confus, légèrement accidenté, dont le sol semblait une juxtaposition de pierres noires et de lacs de boue. Dans l'air limpide on distinguait les moindres détails de la paroi opposée, qui pouvait être située à une dizaine de kilomètres : elle était tout aussi verticale. Si les cartes établies à partir des relevés ne permettaient nullement de prévoir le caractère infranchissable de cet accident de terrain, elles donnaient par contre une idée précise de son tracé : partant d'une zone qui correspondait à

l'emplacement de l'ancienne Madrid (la cité avait été détruite par une succession d'explosions nucléaires au cours d'une des dernières phases des conflits interhumains), la faille traversait tout le sud de l'Espagne, puis la zone marécageuse correspondant à ce qui avait été la Méditerranée, avant de s'enfoncer très loin au cœur du continent africain. La seule solution possible était de la contourner par le nord ; cela représentait un détour de mille kilomètres. Je m'assis quelques minutes, découragé, les pieds ballants dans le vide, cependant que le soleil montait sur les sommets ; Fox s'assit à mes côtés en me jetant des regards interrogateurs. Le problème de sa nourriture, du moins, était résolu : les lapins, très nombreux dans la région, se laissaient approcher et égorger sans la moindre méfiance ; sans doute leurs prédateurs naturels avaient-ils disparu depuis de nombreuses générations. J'étais surpris de la rapidité avec laquelle Fox retrouvait les instincts de ses ancêtres sauvages ; surpris aussi de la joie manifeste qu'il éprouvait, lui qui n'avait connu que la tiédeur d'un appartement, à humer l'air des sommets, à gambader dans les prairies de montagne.

Les journées étaient douces et déjà chaudes ; c'est sans difficulté que nous franchîmes les chaînes de la sierra Nevada par le puerto de la Ragua, à deux mille mètres d'altitude ; au loin, on distinguait le sommet couronné

de neige du Mulhacén, qui avait été - et restait, malgré

les bouleversements géologiques intervenus - le point culminant de la péninsule ibérique.

Plus au nord s'étendait une zone de plateaux et de buttes calcaires, au sol creusé de très nombreuses grottes. Elles avaient servi d'abri aux hommes préhistoriques qui avaient pour la première fois habité la région ; plus tard, elles avaient été utilisées comme refuge par les derniers musulmans chassés par la Reconquista espagnole, avant d'être transformées au XXe siècle en zones récréatives et en hôtels ; je pris l'habitude de m'y reposer dans la journée, et de poursuivre mon chemin à la tombée de la nuit. C'est au matin du troisième jour que je perçus, pour la première fois, des indices de la présence des sauvages - un feu, des ossements de petits animaux. Ils avaient allumé le feu à même le sol d'une des chambres installées dans les grottes, carbonisant du même coup la moquette, alors que les cuisines de l'hôtel renfermaient une batterie de cuisinières vitrocéramiques - dont ils avaient été incapables de comprendre le fonctionnement. C'était pour moi une surprise constante de constater qu'une grande partie des équipements construits par les hommes étaient encore, plusieurs siècles après, en état de marche - les centrales électriques elles-mêmes continuaient à débiter des milliers de kilowatts qui n'étaient plus utilisés par personne. Profondément hostile à tout ce qui pouvait venir de l'humanité, désireuse d'établir une coupure radicale avec l'espèce qui nous avait précédés, la Sœur suprême avait très vite décidé de développer une technologie autonome dans les enclaves destinées à l'habitation des néo-humains qu'elle avait progressivement rachetées aux nations en ruine, incapables de boucler leur budget, puis bientôt de subvenir aux besoins sanitaires de leurs populations. Les installations précédentes avaient été entièrement laissées à l'abandon ; la permanence de leur fonctionnement n'en était que plus remarquable : quel qu'il ait pu être par ailleurs, l'homme avait décidément été un mammifère
ingénieux.

Parvenu à la hauteur de l'embalse de Negratin, je marquai une halte brève. Les gigantesques turbines du barrage tournaient au ralenti ; elles n'alimentaient plus qu'une rangée de lampadaires au sodium qui s'alignaient inutilement le long de l'autoroute entre Grenade et Alicante. La chaussée, crevassée, recouverte de sable, était envahie ça et là d'herbe et de buissons. Installé à la terrasse d'un ancien café-restaurant qui dominait la surface turquoise de la retenue d'eau, au milieu des tables et des chaises métalliques rongées par la rouille, je me surpris une fois de plus à être saisi par un accès de nostalgie en songeant aux fêtes, aux banquets, aux réunions de famille qui devaient se dérouler là bien des siècles auparavant. J'étais pourtant, et plus que jamais, conscient que l'humanité
ne
méritait pas
de vivre, que la disparition de cette espèce ne pouvait, à tous points de vue, qu'être considérée comme une bonne nouvelle ; ses vestiges dépareillés, détériorés n'en avaient pas moins quelque chose de navrant.

« Jusqu'à quand se perpétueront les conditions du malheur ? » s'interroge la Sœur suprême dans
sa Seconde
Réfutation de l'Humanisme. «
Elles se perpétueront, répond-elle aussitôt, tant que les femmes continueront d'enfanter. » Aucun problème humain, enseigne la Sœur suprême, n'aurait pu trouver l'ébauche d'une solution sans une limitation drastique de la densité de la population terrestre. Une opportunité historique exceptionnelle de dépeuplement raisonné s'était offerte au début du XXIe siècle, poursuivait-elle, à la fois en Europe par le biais de la dénatalité et en Afrique par celui des épidémies et du sida. L'humanité avait préféré gâcher cette chance par l'adoption d'une politique d'immigration massive, et portait donc l'entière responsabilité des guerres ethniques et religieuses qui s'ensuivirent, et qui devaient constituer le prélude à la Première Diminution.

Longue et confuse, l'histoire de la Première Diminution n'est aujourd'hui connue que de rares spécialistes, qui s'appuient essentiellement sur la monumentale
Histoire
des Civilisations Boréales,
en vingt-trois tomes, de Ravensburger et Dickinson. Source d'informations incomparable, cet ouvrage a parfois été considéré comme manquant de rigueur dans leur vérification ; on lui a en particulier reproché

de laisser trop de place à la relation de Horsa, qui, selon Penrose, doit plus à l'influence littéraire des chansons de geste et au goût pour une métrique régulière qu'à la stricte vérité historique. Ses critiques se sont, par exemple, focalisées sur le passage suivant :

Les trois îles du Nord sont bloquées par les glaces ;
Les plus fines théories refusent de cadrer;
On dit que quelque part un lac s'est effondré

Et les continents morts remontent à la surface.
Des astrologues obscurs sillonnent nos provinces,
Proclamant le retour du Dieu des Hyperbores ;
Ils annoncent la gloire de l'Alpha du Centaure
Et jurent obéissance au sang de nos vieux princes.
Ce passage, argue-t-il, est en contradiction manifeste avec ce que nous savons de l'histoire climatique du globe. Des recherches plus poussées ont cependant montré que le début de l'effondrement des civilisations humaines fut marqué par des variations thermiques aussi soudaines qu'imprévisibles. La Première Diminution en elle-même, c'est-à-dire la fonte des glaces, qui, produite par l'explosion de deux bombes thermonucléaires aux pôles arctique et antarctique, devait provoquer l'immersion de l'ensemble du continent asiatique à l'exception du Tibet et diviser par vingt le chiffre de la population terrrestre, n'intervint qu'au bout d'un siècle. D'autres travaux ont mis en évidence la résurgence, au cours de cette période troublée, de croyances et de comportements venus du passé folklorique le plus reculé

de l'humanité occidentale, tels que l'astrologie, la magie divinatoire, la fidélité à des hiérarchies de type dynastique. Reconstitution de tribus rurales ou urbaines, réapparition de cultes et de coutumes barbares : la disparition des civilisations humaines, au moins dans sa première phase, ressembla assez à ce qui avait été pronostiqué, dès la fin du XXe siècle, par différents auteurs de fiction spéculative. Un futur violent, sauvage, était ce qui attendait les hommes, beaucoup en eurent conscience avant même le déclenchement des premiers troubles ; certaines publications comme
Métal Hurlant
témoignent à cet égard d'une troublante prescience. Cette conscience anticipée ne devait d'ailleurs nullement permettre aux hommes de mettre en œuvre, ni même d'envisager une solution quelconque. L'humanité, enseigne la Sœur suprême, devait accomplir son destin de violence, jusqu'à la destruction finale ; rien n'aurait pu la sauver, à supposer même qu'un tel sauvetage eût pu être considéré comme souhaitable. La petite communauté néo-humaine, rassemblée dans des enclaves protégées par un système de sécurité sans faille, dotée d'un système de reproduction fiabilisé et d'un réseau de communications autonome, devait traverser sans difficulté cette période d'épreuves. Elle devait survivre avec la même facilité à la Seconde Diminution, corrélative du Grand Assèchement. Maintenant à l'abri de la destruction et du pillage l'ensemble des connaissances humaines, les complétant à l'occasion avec mesure, elle devait jouer à

peu près le rôle qui était celui des monastères tout au long de la période du Moyen Âge - à ceci près qu'elle n'avait nullement pour objectif de préparer une résurrection future de l'humanité, mais au contraire de favoriser, dans toute la mesure du possible, son extinction. Durant les trois jours qui suivirent nous traversâmes un plateau sec et blanc, à la végétation anémiée ; l'eau et le gibier devenaient plus rares, et je décidai d'obliquer vers l'Est, m'écartant du parcours de la faille. Suivant le cours du rio Guardal, nous atteignîmes l'embalse de San Clémente, puis c'est avec plaisir que nous retrouvâmes les ombrages frais et giboyeux de la sierra de Segura. Ma constitution biochimique me donnait, j'en prenais conscience à mesure que se poursuivait notre route, une résistance exceptionnelle, une facilité d'adaptation aux différents milieux qui n'avait pas son équivalent dans le monde animal. Je n'avais vu jusqu'à présent aucune trace de grands prédateurs, et c'est plutôt en hommage à une ancienne tradition humaine que j'allumais un feu chaque soir, après avoir établi notre campement. Fox retrouvait sans difficulté les atavismes qui étaient ceux du chien depuis qu'il avait décidé d'accompagner l'homme, voici déjà de nombreux millénaires, avant de reprendre sa place auprès des néo-humains. Un froid léger descendait des sommets, nous étions à près de deux mille mètres d'altitude et Fox contemplait les flammes avant de s'étendre à mes pieds alors que rougeoyaient les braises. Il ne dormirait, je le savais, que d'un œil, prêt à se dresser à la première alerte, à tuer et à mourir s'il le fallait pour protéger son maître, et son foyer. Malgré ma lecture attentive de la narration de Daniell je n'avais toujours pas totalement compris ce que les hommes entendaient par
l'amour,
je n'avais pas saisi l'intégralité des sens multiples, contradictoires qu'ils donnaient à ce terme ; j'avais saisi la brutalité du combat sexuel, l'insoutenable douleur de l'isolement affectif, mais je ne voyais toujours pas ce qui leur avait permis d'espérer qu'ils pourraient, entre ces aspirations contraires, établir une forme de synthèse. À l'issue pourtant de ces quelques semaines de voyage dans les sierras de l'intérieur de l'Espagne jamais je ne m'étais senti aussi près d'aimer, dans le sens le plus élevé qu'ils donnaient à ce terme ; jamais je n'avais été aussi près de ressentir personnellement « ce que la vie a de meilleur », pour reprendre les mots utilisés par Daniell dans son poème terminal, et je comprenais que la nostalgie de ce sentiment ait pu précipiter Marie23 sur les routes, si loin de là, sur l'autre rive de l'Atlantique. J'étais à vrai dire moi-même entraîné

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