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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (38 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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non contrariée, simpliste ; leur jeunesse aussi, la brutale évidence de leur jeunesse prolétarienne, animale. Ce matin, peu avant l'aube, j'ai reçu de Marie23 le message suivant :

Les membranes alourdies

De nos demi-réveils

Ont le charme assourdi

Des journées sans soleil

399,2347,3268,3846. Sur l'écran s'afficha l'image d'un immense living-room aux murs blancs, meublé de divans bas de cuir blanc ; la moquette, elle aussi, était blanche. Par la baie vitrée, on apercevait les tours du Chrysler Building

- j'avais déjà eu l'occasion de les voir sur une ancienne reproduction. Au bout de quelques secondes une néohumaine assez jeune, de vingt-cinq ans tout au plus, entra dans le champ de la caméra pour venir se placer face à l'objectif. Sa chevelure et sa toison pubienne étaient bouclées, fourmes et noires ; son corps harmonieux aux hanches larges, aux seins ronds, dégageait une grande impression de solidité et d'énergie ; physiquement, elle ressemblait assez à ce que j'avais pu imaginer. Un message défila rapidement, se superposant à l'image :
Et la mer qui m'étouffe, et le sable,

La procession des instants qui se succèdent
Comme des oiseaux qui planent doucement sur New
York,

Comme de grands oiseaux au vol inexorable.
Allons ! Il est grand temps de briser la coquille
Et d'aller au devant de la mer qui scintille
Sur de nouveaux chemins que nos pas reconnaissent
Que nous suivrons ensemble, incertains de faiblesse.
L'existence de défections chez les néo-humains n'est pas absolument un secret ; même si le sujet n'est jamais réellement abordé, certaines allusions, certaines rumeurs ont pu ça et là se faire jour. Aucune mesure n'est prise à l'encontre des déserteurs, rien n'est fait pour retrouver leur trace ; la station qu'ils occupaient est simplement, et définitivement refermée par une équipe en provenance de la Cité centrale ; la lignée qu'ils représentaient est déclarée éteinte.

Si Marie23 avait décidé d'abandonner son poste pour rejoindre une communauté de sauvages, je savais que rien de ce que je pourrais dire ne la ferait changer d'avis. Pendant quelques minutes, elle marcha de long en large dans la pièce ; elle semblait en proie à une vive excitation nerveuse, et faillit par deux fois sortir du champ de la caméra. « Je ne sais pas exactement ce qui m'attend, dit-elle finalement en se retournant vers l'objectif, mais je sais que j'ai besoin de vivre davantage. J'ai mis du temps à prendre ma décision, j'ai essayé de recouper toutes les informations disponibles. J'en ai beaucoup parlé avec Esther31, qui vit elle aussi dans les ruines de New York ; nous nous sommes même rencontrées physiquement, il y a trois semaines. Ce n'est pas impossible ; il y a une grosse tension mentale au début, ce n'est pas facile de quitter les limites de la station, on ressent une inquiétude et un désarroi énormes ; mais ce n'est pas impossible... »

Je digérai l'information, manifestai que j'avais compris par un léger signe de tête. « II s'agit bien d'une descendante de la même Esther que connaissait ton ancêtre, poursuivit-elle. J'ai cru un moment qu'elle allait accepter de m'accompagner ; finalement elle y a renoncé, pour l'instant tout du moins, mais j'ai l'impression qu'elle non plus n'est pas satisfaite de notre mode de vie. Nous avons parlé de toi, à plusieurs reprises ; je pense qu'elle serait heureuse d'entrer dans une phase d'intermédiation. »

Je hochai la tête à nouveau. Elle fixa encore l'objectif quelques secondes sans rien dire, puis avec un sourire bizarre assujettit un léger sac à dos sur ses épaules, se retourna et quitta le champ par la gauche. Je restai longtemps immobile devant l'écran qui retransmettait l'image de la pièce vide.

Après quelques semaines de prostration je repris mon récit de vie, mais cela ne m'apporta qu'un soulagement faible ; j'en étais à peu près au moment de ma rencontre avec Isabelle, et la création de ce redoublement atténué de mon existence réelle me paraissait un exercice légèrement malsain, je n'avais en tout cas nullement l'impression d'accomplir quelque chose d'important ni de remarquable, mais Vincent par contre semblait y attacher un grand prix, toutes les semaines il me téléphonait pour savoir où j'en étais, une fois même il me dit qu'à sa manière ce que je faisais était aussi important que les travaux de Savant à Lanzarote. Il exagérait de toute évidence, il n'empêche que je me remis à la tâche avec plus d'ardeur ; c'est curieux comme j'en étais venu à lui faire confiance, à l'écouter comme un oracle. Peu à peu les journées rallongèrent, le temps devint plus doux et plus sec, et je me mis à sortir un peu plus ; évitant le chantier situé en face de la maison, je prenais le chemin qui montait par les collines, puis je redescendais jusqu'aux falaises ; de là je contemplais la mer, immense et grise ; aussi plate, aussi grise que ma vie. Je m'arrêtais à chaque virage, adoptant le rythme de Fox ; il était heureux, je le voyais, de ces longues promenades, même s'il avait maintenant un peu de mal à marcher. Nous nous couchions très tôt, avant le soleil ; je ne regardais jamais la télévision, j'avais négligé de renouveler mon abonnement satellite ; je ne lisais plus beaucoup, non plus, et j'avais même fini par me lasser de Balzac. La vie sociale me concernait moins, sans doute, qu'à l'époque où j'écrivais mes sketches ; je savais déjà à l'époque que j'avais choisi un genre limité, qui ne me permettrait pas d'accomplir, dans toute ma carrière, le dixième de ce que Balzac avait pu faire en un seul roman. J'avais par ailleurs parfaitement conscience de ce que je lui devais : je conservais l'ensemble de mes sketches, tous les spectacles avaient été enregistrés, cela faisait une quinzaine de DVD ; jamais, au cours de ces journées pourtant interminables, je n'eus l'idée d'y jeter un coup d'oeil. On m'avait souvent comparé

aux moralistes français, parfois à Lichtenberg; mais jamais personne n'avait songé à Molière, ni à Balzac. Je relus quand même
Splendeurs et Misères des courtisanes,
surtout pour le personnage de Nucingen. Il était quand même remarquable que Balzac ait su donner au personnage du barbon amoureux cette dimension si pathétique, dimension à vrai dire évidente dès qu'on y pense, inscrite dans sa définition même, mais à laquelle Molière n'avait nullement songé ; il est vrai que Molière œuvrait dans le comique, et c'est toujours le même problème, on finit toujours par se heurter à la même difficulté, qui est que la vie, au fond,
n'est pas
comique. Un matin d'avril, un matin pluvieux, après avoir pataugé cinq minutes dans des ornières boueuses, je décidai d'abréger la promenade. En arrivant à la porte de ma résidence, je m'aperçus que Fox n'était pas là ; la pluie s'était mise à tomber à verse, on n'y voyait pas à

cinq mètres ; j'entendais à proximité le vacarme d'une pelleteuse, que je ne parvenais pas à distinguer. Je rentrai pour prendre un ciré, puis je partis à sa recherche sous une pluie battante ; je parcourus un à un tous les endroits où il aimait à s'arrêter, dont il aimait à renifler les odeurs. Je ne le retrouvai que tard dans l'après-midi ; il n'était qu'à trois cents mètres de la résidence, j'avais dû passer devant plusieurs fois sans le voir. Il n'y avait que sa tête qui dépassait, légèrement tachée de sang, la langue sortie, le regard immobilisé dans un rictus d'horreur. Fouillant de mes mains dans la boue, je dégageai son corps qui avait éclaté comme un boudin de chair, les intestins étaient sortis ; il était largement sur le bas-côté, le camion avait dû faire un écart pour l'écraser. Je retirai mon ciré

pour l'envelopper et rentrai chez moi le dos courbé, le visage ruisselant de larmes, détournant les yeux pour ne pas croiser le regard des ouvriers qui s'arrêtaient sur mon passage, un sourire mauvais aux lèvres.

Ma crise de larmes dura sans doute longtemps, quand je me calmai la nuit était presque tombée ; le chantier était désert, mais la pluie tombait toujours. Je sortis dans le jardin, dans ce qui avait été le jardin, qui était maintenant un terrain vague poussiéreux en été, un lac de boue en hiver. Je n'eus aucun mal à creuser une tombe au coin de la maison ; je posai dessus un de ses jouets préférés, un petit canard en plastique. La pluie provoqua une nouvelle coulée de boue, qui engloutit le jouet ; je me remis aussitôt à pleurer.

Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose céda en moi cette nuit-là, comme une ultime barrière de protection qui n'avait pas cédé lors du départ d'Esther, ni de la mort d'Isabelle. Peut-être parce que la mort de Fox coïncidait avec le moment où j'en étais à raconter, dans mon récit de vie, comment nous l'avions rencontré sur une bretelle d'autoroute entre Saragosse et Tarragone ; peut-être simplement parce que j'étais plus vieux, et que ma résistance s'amoindrissait. Toujours est-il que c'est en larmes que je téléphonai à Vincent, en pleine nuit, et avec l'impression que mes larmes ne pourraient plus jamais s'arrêter, que je ne pourrais plus rien faire, jusqu'à la fin de mes jours, que pleurer. Cela s'observe, je l'avais déjà

observé chez certaines personnes âgées : parfois leur visage est calme, statique, leur esprit paraît paisible et vide ; mais dès qu'elles reprennent contact avec la réalité, dès qu'elles reprennent conscience et se remettent à

penser, elles se remettent aussitôt à pleurer - doucement, sans interruption, des journées entières. Vincent m'écouta avec attention, sans protester malgré l'heure tardive ; puis il me promit qu'il allait tout de suite téléphoner à

Savant. Le code génétique de Fox avait été conservé, me rappela-t-il, et nous étions devenus immortels ; nous, mais aussi, si nous le souhaitions, les animaux domestiques. Il semblait y croire ; il semblait absolument y croire, et je me sentis soudain paralysé par la joie. Par l'incrédulité, aussi : j'avais grandi, j'avais vieilli dans l'idée de la mort, et dans la certitude de son empire. C'est dans un état d'esprit étrange, comme si j'étais sur le point de m'éveiller dans un monde magique, que j'attendis l'aurore. Elle se leva, incolore, sur la mer ; les nuages avaient disparu, un coin de ciel bleu apparut à l'horizon, minuscule. Miskiewicz appela un peu avant sept heures. L'ADN

de Fox avait été conservé, oui, il était stocké dans de bonnes conditions, il n'y avait pas d'inquiétude à avoir ; malheureusement, pour l'instant, l'opération de clonage était aussi impossible chez les chiens qu'elle l'était chez les hommes. Peu de chose les séparait du but, ce n'était qu'une question d'années, de mois probablement ; l'opération avait déjà été réussie chez des rats, et même

- quoique de manière non reproductible - chez un chat domestique. Le chien, bizarrement, semblait poser des problèmes plus complexes ; mais il me promit de me tenir au courant, et il me promit aussi que Fox serait le premier à bénéficier de la technique.

Sa voix que je n'avais pas entendue depuis longtemps produisait toujours la même impression de technicité, de compétence, et au moment où je raccrochais je ressentis quelque chose d'étrange : c'était un échec, pour l'instant c'était un échec, et j'étais sans nul doute condamné à

finir ma vie dans la solitude la plus complète ; pour la première fois pourtant je commençais à comprendre Vincent, et les autres convertis ; je commençais à comprendre la portée de la Promesse ; et au moment où le soleil s'installait, montait sur la mer, je ressentis pour la première fois, encore obscure, lointaine, voilée, comme une émotion qui s'apparentait à l'espérance. Le départ de Marie23 me trouble davantage que je ne l'avais escompté ; je m'étais habitué à nos entretiens ; leur disparition m'occasionne comme une tristesse, un manque, et je n'ai encore pu me résoudre à rentrer en contact avec Esther31.

Le lendemain de son départ, j'ai imprimé les relevés topographiques des zones que Marie23 aurait à traverser en direction de Lanzarote ; il m'arrive fréquemment de songer à elle, de l'imaginer sur les étapes de son parcours. Nous vivons comme entourés d'un voile, un rempart de données, mais nous avons le choix de déchirer le voile, de briser le rempart ; nos corps encore humains sont tout prêts à revivre. Marie23 a décidé de se séparer de notre communauté, et il s'agit d'un départ libre et définitif ; j'éprouve des difficultés persistantes à accepter l'idée. En de telles circonstances, la Sœur suprême recommande la lecture de Spinoza ; j'y consacre environ une heure journalière.

Ce n'est qu'après la mort de Fox que je pris vraiment une conscience exhaustive des paramètres de l'aporie. Le temps changeait rapidement, la chaleur n'allait pas tarder à s'installer sur le Sud de l'Espagne ; des jeunes filles dénudées commençaient à se faire bronzer, le weekend surtout, sur la plage à proximité de la résidence, et je commençais à sentir renaître, faible et flasque, pas même vraiment un désir - car le mot me paraît malgré tout supposer une croyance minimale dans la possibilité de sa réalisation - mais le souvenir, le fantôme de ce qui aurait pu être un désir. Je voyais se profiler la
cosa mentale,
l'ultime tourment, et à ce moment je pus enfin dire que j'avais compris. Le plaisir sexuel n'était pas seulement supérieur, en raffinement et en violence, à tous les autres plaisirs que pouvait comporter la vie ; il n'était pas seulement l'unique plaisir qui ne s'accompagne d'aucun dommage pour l'organisme, mais qui contribue au contraire à le maintenir à son plus haut niveau de vitalité et de force ; il était l'unique plaisir, l'unique objectif en vérité de l'existence humaine, et tous les autres - qu'ils soient associés aux nourritures riches, au tabac, aux alcools ou à la drogue - n'étaient que des compensations dérisoires et désespérées, des mini-suicides qui n'avaient pas le courage
de
dire leur nom, des tentatives pour détruire plus rapidement un corps qui n'avait plus accès au plaisir unique. La vie humaine, ainsi, était organisée de manière terriblement simple, et je n'avais fait pendant une vingtaine d'années, à travers mes scénarios et mes sketches, que tourner autour d'une réalité que j'aurais pu exprimer en quelques phrases. La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique ; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limites à la libre exultation de leurs corps. Ils pouvaient jouer, danser, aimer, multiplier les plaisirs. Ils pouvaient sortir, aux premières heures de la matinée, d'une fête, en compagnie des partenaires sexuels qu'ils s'étaient choisis, pour contempler la morne file des employés se rendant à leur travail. Ils étaient le sel de la terre, et tout leur était donné, tout leur était permis, tout leur était possible. Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaîtraient les tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l'existence ; ils devraient payer des impôts, s'assujettir à des formalités administratives sans cesser d'assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d'abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps ; ils devraient entretenir des enfants, surtout, comme des ennemis mortels, dans leur propre maison, ils devraient les choyer, les nourrir, s'inquiéter de leurs maladies, assurer les moyens de leur instruction et de leurs plaisirs, et contrairement à ce qui se passe chez les animaux cela ne durerait pas qu'une saison, ils resteraient jusqu'au bout esclaves de leur progéniture, le temps de la joie était bel et bien terminé pour eux, ils devraient continuer à peiner jusqu'à la fin, dans la douleur et les ennuis de santé croissants, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus bons à rien et soient définitivement jetés au rebut, comme des vieillards encombrants et inutiles. Leurs enfants en retour ne leur seraient nullement reconnaissants, bien au contraire leurs efforts, aussi acharnés soient-ils, ne seraient jamais considérés comme suffisants, ils seraient jusqu'au bout, du simple fait qu'ils étaient
parents
, considérés comme coupables. De cette vie douloureuse, marquée par la honte, toute joie serait impitoyablement bannie. Dès qu'ils voudraient s'approcher du corps des jeunes ils seraient pourchassés, rejetés, voués au ridicule, à l'opprobre, et de nos jours de plus en plus souvent à l'emprisonnement. Le corps physique des jeunes, seul bien désirable qu'ait jamais été en mesure de produire le monde, était réservé

BOOK: La Possibilité d'une île
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