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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (37 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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dans le même cas - et je l'étais encore dans une large mesure, et peut-être davantage. Pas une seule fois, depuis que l'action « DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR » avait été lancée, je n'avais songé

à profiter pour moi-même des services sexuels des fiancées du prophète ; je n'avais pas davantage demandé à

une adhérente l'aumône d'une fellation ou d'une simple branlette, qui m'aurait été aisément accordée ; j'avais toujours Esther dans la tête, dans le corps, partout. Je le dis un jour à Vincent, c'était la fin de la matinée, une très belle matinée déjà hivernale, par la fenêtre de son bureau je regardais les arbres du parc municipal : pour moi c'est une action « TA FEMME T'ATTEND » qui aurait pu me sauver, mais les choses n'en prenaient pas le chemin, pas le moins du monde. Il me regarda avec tristesse, il avait de la peine pour moi, il ne devait avoir aucun mal à me comprendre, il devait parfaitement se souvenir de ces moments encore si proches où son amour pour Susan paraissait sans espoir. J'agitai faiblement la main en chantonnant : « La-la-la... », je fis une petite grimace qui ne parvenait pas tout à fait à être humoristique ; puis, tel Zarathoustra entamant son déclin, je me dirigeai vers le restaurant d'entreprise.

T'étais présent, quoi qu'il en soit, lors de la réunion où

Savant nous annonça que, loin d'être une simple vision d'artiste, les dessins de Vincent préfiguraient l'homme du futur. Depuis longtemps la nutrition animale lui apparaissait comme un système primitif, d'une rentabilité

énergétique médiocre, producteur d'une quantité de déchets nettement excessive, déchets qui non seulement devaient être évacués mais qui dans l'intervalle provoquaient une usure non négligeable de l'organisme. Depuis longtemps il songeait à doter le nouvel animal humain de ce système photosynthétique qui, par une bizarrerie de l'évolution, était l'apanage des végétaux. L'utilisation directe de l'énergie solaire était de toute évidence un système plus robuste, plus performant et plus fiable ainsi qu'en témoignaient les durées de vie pratiquement illimitées atteintes par les plantes. En outre, l'adjonction à la cellule humaine de capacités autotrophes était loin d'être une opération aussi complexe qu'on pouvait l'imaginer ; ses équipes travaillaient déjà sur la question depuis un certain temps, et le nombre de gènes concernés s'avérait étonnamment faible. L'être humain ainsi transformé ne subsisterait, outre l'énergie solaire, qu'au moyen d'eau et d'une petite quantité de sels minéraux ; l'appareil digestif, tout comme l'appareil excréteur, pouvaient disparaître les minéraux en excès seraient aisément éliminés, avec l'eau, au moyen de la sueur.

Habitué à ne suivre que d'assez loin les explications de Savant, Vincent acquiesça machinalement, et Flic pensait à autre chose : c'est donc ainsi, en quelques minutes, et sur la base d'un hâtif croquis d'artiste, que fut décidée la Rectification Génétique Standard, qui devait être appliquée, uniformément, à toutes les unités d'ADN

destinées à être rappelées à la vie, et marquer une coupure définitive entre les néo-humains et leurs ancêtres. Le reste du code génétique restait inchangé ; on n'en avait pas moins affaire à une nouvelle espèce, et même, à

proprement parler, à un nouveau règne.

H est ironique de penser que la RGS, conçue au départ pour de simples raisons de convenance esthétique, est ce qui allait permettre aux néo-humains de survivre sans grande difficulté aux catastrophes climatiques qui allaient s'ensuivre, et que nul ne pouvait prévoir à l'époque, alors que les humains de l'ancienne race seraient presque entièrement décimés.

Sur ce point crucial, le récit de vie de Daniel1, une fois encore, est parfaitement corroboré par ceux de Vincent1, Slotan1 et Jérôme1, même s'ils accordent à

l'événement une place tout à fait inégale. Alors que Vincent1 n'y fait allusion que dans des paragraphes espacésde son récit, et que Jérômel la passe presque entièrement sous silence, Slotan1 consacre des dizaines de pages à l'idée de la RGS, et aux travaux qui devaient permettre quelques mois plus tard sa réalisation opérationnelle. Plus généralement, le récit de vie de Daniel1 est souvent considéré par les commentateurs comme central et canonique. Alors que Vincentl insiste souvent à l'excès sur le sens esthétique des rituels, que Slotan1 se consacre presque exclusivement à l'évocation de ses travaux scientifiques, et Jérôme1 aux questions de discipline et d'organisation matérielle, Daniel1 est le seul à nous donner de la nais-sance de l'Eglise élohimite une description complète, en même temps que légèrement détachée ; alors que les autres, pris dans le mouvement quotidien, ne songeaient qu'à la solution des problèmes pratiques auxquels ils devaient faire face, il semble souvent être le seul à avoir pris un peu de recul, et à avoir réellement compris l'importance de ce qui se déroulait sous ses yeux. Cet état de choses me confère, comme à tous mes prédécesseurs de la série des Daniel, une responsabilité

particulière : mon commentaire n'est pas, ne peut pas être un commentaire ordinaire, puisqu'il touche de si près aux circonstances de la création de notre espèce, et de son système de valeurs. Son caractère central est encore accru par le fait que mon lointain ancêtre était, dans l'esprit de Vincentl comme sans doute dans le sien propre, un être humain typique, représentatif de l'espèce, un
homme parmi tant d'autres.

Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l'appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d'être. C'est la souffrance d'être qui nous fait rechercher l'autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d'atteindre l'état où le simple fait d'être constitue par lui-même une occasion permanente de joie ; où l'intermédiation n'est plus qu'un jeu, librement poursuivi, non constitutif d'être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d'indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.

C'est le jour de Noël, en milieu de matinée, que j'appris le suicide d'Isabelle. Je n'en fus pas réellement surpris : en l'espace de quelques minutes, je sentis que s'installait en moi une espèce de vide ; mais il s'agissait d'un vide prévisible, attendu. Je savais depuis mon départ de Biarritz qu'elle finirait par se tuer ; je le savais depuis un regard que nous avions échangé, ce dernier matin, alors que je franchissais le seuil de sa cuisine pour monter dans le taxi qui m'emmenait à la gare. Je me doutais aussi qu'elle attendrait la mort de sa mère pour la soigner jusqu'au bout, et pour ne pas lui faire de peine. Je savais enfin que j'allais moi-même, tôt ou tard, me diriger vers une solution du même ordre. Sa mère était morte le 13 décembre ; Isabelle avait acheté une concession dans le cimetière municipal de Biarritz, s'était occupée des obsèques ; elle avait rédigé

son testament, mis ses affaires en ordre ; puis, la nuit du 24 décembre, elle s'était injectée une dose massive de morphine. Non seulement elle était morte sans souffrance, mais elle était probablement morte dans la joie ; ou, du moins, dans cet état de détente euphorique qui caractérise le produit. Le matin même, elle avait déposé

Fox dans un chenil ; elle ne m'avait pas laissé de lettre, pensant sans doute que c'était inutile, que je ne la comprendrais que trop bien ; mais elle avait pris les dispositions nécessaires pour que le chien me soit remis. Je partis quelques jours plus tard, elle avait déjà été

incinérée ; le matin du 30 décembre, je me rendis à la

« salle du silence » du cimetière de Biarritz. C'était une grande pièce ronde au plafond constitué d'une verrière baignant la pièce d'un doux éclairage gris. L'intégralité

des murs était percée de petites alvéoles où l'on pouvait faire coulisser des parallélépipèdes de métal contenant les cendres des défunts. Au-dessus de chaque niche une étiquette portait, gravés en anglaises, le nom et le prénom du disparu. Au centre, une table de marbre, également ronde, était entourée de chaises de verre, ou plutôt de plastique transparent. Après m'avoir fait entrer, le gardien avait déposé sur la table la boîte contenant les cendres d'Isabelle ; puis il m'avait laissé seul. Personne d'autre, pendant que j'étais dans la pièce, ne pouvait y pénétrer ; ma présence était signalée par une petite lampe rouge qui s'allumait à l'extérieur, comme celles qui indiquent le tournage sur les plateaux de cinéma. Je demeurai dans la salle du silence, comme la plupart des gens, pendant une dizaine de minutes.

Je passai un réveillon étrange, seul dans ma chambre de la Villa Eugénie, à ruminer des pensées simples et terminales, extrêmement peu contradictoires. Au matin du 2 janvier, je passai chercher Fox. Il me fallait malheureusement, avant de partir, retourner dans l'appartement d'Isabelle pour prendre les papiers nécessaires au règlement de la succession. Dès notre arrivée à l'entrée de la résidence, je remarquai que Fox tressaillait d'impatience joyeuse ; il avait encore un peu grossi, les Corgi sont une race sujette à l'embonpoint, mais il courut jusqu'à la porte d'Isabelle, puis, essoufflé, s'arrêta pour m'attendre alors que je remontais, sur un rythme beaucoup plus lent, l'allée de marronniers dénudés par l'hiver. Il poussa de petits jappements d'impatience au moment où je cherchais les clefs ; pauvre bonhomme, me dis-je, pauvre petit bonhomme. Dès que j'eus ouvert la porte il se précipita à l'intérieur de l'appartement, en fit rapidement le tour, puis revint et me jeta un regard interrogateur. Pendant que je cherchais dans le secrétaire d'Isabelle il repartit plusieurs fois, explorant une à une les pièces en reniflant un peu partout puis revenant vers moi, s'arrêtant à la porte de la chambre et me regardant avec une expression dépitée. Toute fin de vie quelconque s'apparente plus ou moins au
rangement ;
on n'a plus envie de se lancer dans un projet neuf, on se contente d'expédier les affaires courantes. Toute chose que l'on n'a jamais faite, fût-elle aussi anodine que préparer une mayonnaise ou disputer une partie d'échecs, devient peu à peu inaccessible, le désir de toute nouvelle expérience comme de toute nouvelle sensation disparaît absolument. Les choses, quoi qu'il en soit, étaient remarquablement rangées, et il ne me fallut que quelques minutes pour retrouver le testament d'Isabelle, l'acte de propriété de l'appartement. Je n'avais pas l'intention de voir le notaire tout de suite, je me disais que je reviendrais ultérieurement à Biarritz, tout en sachant qu'il s'agirait d'une démarche pénible, que je n'aurais probablement jamais le courage d'accomplir, mais cela n'avait plus beaucoup d'importance, plus rien n'avait beaucoup d'importance à présent. En ouvrant l'enveloppe, je m'aperçus que cette démarche elle-même serait inutile : elle avait légué ses biens à l'Église élohimite, je reconnus le contrat type ; les services juridiques allaient s'en occuper. Fox me suivit sans difficulté au moment où je quittais l'appartement, croyant probablement à une simple promenade. Dans une animalerie proche de la gare, j'achetai un container en plastique pour le transporter pendant le voyage ; puis je réservai un billet dans le rapide d'Irun.

Le temps était doux dans la région d'Almeria, un rideau de pluie fine ensevelissait les journées brèves, qui donnaient l'impression de ne jamais vraiment commencer, et cette paix funèbre aurait pu me convenir, nous aurions pu passer ainsi des semaines entières, mon vieux chien et moi, à des songeries qui n'en étaient même plus vraiment, mais les circonstances ne le permettaient malheureusement pas. Des travaux avaient commencé, partout autour de ma maison et à des kilomètres à la ronde, afin de construire de nouvelles résidences. Il y avait des grues, des bétonneuses, il était devenu presque impossible d'accéder à la mer sans avoir à contourner des tas de sable, des piles de poutrelles métalliques, au milieu de bulldozers et de camions de chantier qui fonçaient sans ralentir au milieu de geysers de boue. Peu à peu je perdis l'habitude de sortir, hormis deux fois par jour pour la promenade de Fox, qui n'était plus vraiment agréable : il hurlait et se serrait contre moi, terrorisé par le bruit des camions. J'appris du marchand de journaux qu'Hildegarde était morte et que Harry avait revendu sa propriété pour finir ses jours en Allemagne. Je cessai progressivement de sortir de ma chambre et j'en vins àpasser la plus grande partie de mes journées au lit, dans un état de grand vide mental, douloureux pourtant. Parfois je repensais à notre arrivée ici avec Isabelle, quelques années auparavant ; je me souvenais qu'elle avait pris plaisir à la décoration, et surtout à essayer de faire pousser des fleurs, d'aménager un jardin ; nous avions eu, quand même, quelques petits moments de bonheur. Je repensai aussi à notre dernier moment d'union, la nuit sur les dunes, après notre visite chez Harry ; mais il n'y avait plus de dunes, les bulldozers avaient nivelé la zone, c'était maintenant une surface boueuse, entourée de palissades. Moi aussi j'allais revendre, je n'avais aucune raison de rester ici : je pris contact avec un agent immobilier qui m'apprit que cette fois le prix des terrains avait beaucoup augmenté, je pouvais espérer une plus-value considérable ; je ne savais pas très bien dans quel état je mourrais, mais en tout cas je mourrais
riche.
Je lui demandai d'essayer de hâter la vente, même s'il n'avait pas d'offre aussi élevée qu'il l'espérait ; chaque jour, l'endroit me devenait un peu plus insupportable. J'avais l'impression non seulement que les ouvriers n'avaient aucune sympathie pour moi mais qu'ils m'étaient franchement hostiles, qu'ils faisaient exprès de me frôler au volant de leurs camions énormes, de m'asperger de boue, de terroriser Fox. Cette impression était probablement justifiée : j'étais un étranger, un homme du Nord, et de plus ils savaient que j'étais plus riche qu'eux, beaucoup plus riche ; ils éprouvaient à mon égard une haine sourde, animale, d'autant plus forte qu'elle était impuissante, le système social était là pour protéger les gens comme moi, et le système social était solide, la Guardia Civil était présente et faisait de plus en plus fréquemment des rondes, l'Espagne venait de se doter d'un gouvernement socialiste, moins sensible que d'autres à la corruption, moins lié aux mafias locales et fermement décidé à protéger la classe cultivée, aisée, qui faisait l'essentiel de son électoral. Je n'avais jamais éprouvé de sympathie pour les pauvres, et aujourd'hui que ma vie était foutue j'en avais moins que jamais ; la supériorité que mon fric me donnait sur eux aurait même pu constituer une légère consolation : j'aurais pu les regarder de haut alors qu'ils pelletaient leurs tas de gravats, le dos courbé par l'effort, qu'ils déchargeaient leurs cargaisons de madriers et de briques ; j'aurais pu considérer avec ironie leurs mains ravinées, leurs muscles, les calendriers de femmes à poil qui décoraient leurs engins de chantier. Ces satisfactions minimes, je le savais, ne m'empêcheraient pas d'envier leur virilité

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