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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée

BOOK: La Reine étranglée
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MAURICE DRUON

de l’Académie française

 

 

 

 

 

 

LES ROIS MAUDITS

Roman historique

 

LIVRE II
La Reine étranglée

 

 

 

 

 

 

PLON

 

 

La Reine
étranglée : (c) Éditions mondiales, 1955.

(c) Maurice
Druon, Plon et Éditions mondiales, 1966, et 1990 pour la présente édition.

 

ISBN
2-259-19174-6

 

 

 

« Toute l’histoire de ce
temps est dans le combat à mort du légiste et du baron. »

Michelet

 

PROLOGUE

Le 29 novembre 1314, deux heures
après vêpres, vingt-quatre chevaucheurs sous la livrée de France sortaient au
galop du château de Fontainebleau. La neige blanchissait les chemins de la
forêt ; le ciel était plus sombre que la terre ; il faisait déjà
nuit, ou plutôt, par suite d’une éclipse de soleil, il n’avait pas cessé de
faire nuit depuis la veille.

Les vingt-quatre chevaucheurs ne
prendraient pas de repos avant le matin, et ils galoperaient encore tout le
lendemain et les journées suivantes, qui vers la Flandre, qui vers l’Angoumois
et la Guyenne, qui vers Dole en Comté, qui vers Rennes et Nantes, qui vers
Toulouse, vers Lyon, Aigues-Mortes, réveillant sur leurs routes baillis et
sénéchaux, prévôts, échevins, capitaines, pour annoncer à chaque ville ou
bourgade du royaume que le roi Philippe IV le Bel était mort.

Dans chaque clocher, le glas se
mettrait à retentir ; une grande onde sonore, sinistre, irait
s’élargissant jusqu’à ce qu’elle ait atteint toutes les frontières.

Après vingt-neuf années d’un
gouvernement sans faiblesse, le Roi de fer venait de trépasser, frappé au
cerveau. Il avait quarante-six ans. Sa mort suivait, à moins de six mois, celle
du garde des Sceaux Guillaume de Nogaret, et, à sept mois, celle du pape
Clément V. Ainsi semblait se vérifier la malédiction lancée le 18 mars, du
haut du bûcher, par le grand-maître des Templiers, et qui les citait tous trois
à comparaître au tribunal de Dieu avant qu’un an soit écoulé.

Souverain tenace, hautain,
intelligent et secret, le roi Philippe avait si bien empli son règne et dominé
son temps qu’on eut l’impression, ce soir-là, que le cœur du royaume s’était
arrêté de battre.

Mais les nations ne meurent
jamais de la mort des hommes, si grands qu’ils aient été ; leur naissance
et leur fin obéissent à d’autres raisons.

Le nom de Philippe le Bel ne
serait guère éclairé dans la nuit des siècles que par les flammes des brasiers
où ce monarque jetait ses ennemis, et par le scintillement des pièces d’or
qu’il faisait rogner. On oublierait vite qu’il avait muselé les puissants,
maintenu la paix autant qu’il était possible, réformé les lois, bâti des
forteresses afin qu’on pût semer à l’abri, unifié les provinces, convié les
bourgeois à s’assembler, veillé en toutes choses à l’indépendance de la France.

À peine sa main refroidie, à
peine éteinte cette grande volonté, les intérêts privés, les ambitions déçues,
les rancunes, les appétits d’honneurs, d’importance, de richesse, longtemps
bridés ou contrariés, n’allaient pas manquer de se déchaîner.

Deux groupes s’apprêtaient à se
combattre sans merci pour la possession du pouvoir : d’un côté, le clan de
la réaction baronniale conduit par Charles de Valois, frère de Philippe le
Bel ; de l’autre le parti de la haute administration dirigé par Enguerrand
de Marigny, coadjuteur du roi défunt.

Pour éviter le conflit qui
couvait depuis des mois, ou pour l’arbitrer, il eût fallu un souverain fort. Or
le prince de vingt-cinq ans qui accédait au trône, Louis de Navarre, paraissait
aussi mal doué pour régner que mal servi par la fortune. Il arrivait précédé
d’une réputation de mari trompé et du triste surnom de Hutin.

La vie de son épouse, Marguerite
de Bourgogne, emprisonnée pour adultère, allait servir d’enjeu aux deux
factions rivales.

Mais les frais de la lutte
seraient également supportés par ceux qui ne possédaient rien, étaient sans
action sur les événements, et n’avaient même pas de rêves à faire… De plus, cet
hiver de 1314-1315 s’annonçait comme un hiver de famine.

 

PREMIÈRE PARTIE
DÉBUTS D’UN RÈGNE

 

I
CHÂTEAU-GAILLARD

Planté sur un éperon crayeux,
au-dessus du bourg du Petit-Andelys, Château-Gaillard dominait, commandait
toute la Haute-Normandie.

La Seine, à cet endroit, décrit une
large boucle dans les prairies grasses ; Château-Gaillard surveillait dix
lieues de fleuve, aval et amont.

Richard Cœur de Lion l’avait fait
bâtir, cent vingt ans plus tôt, au mépris des traités, pour défier le roi de
France. Le voyant achevé, dressé sur la falaise, à six cents pieds de hauteur,
et tout blanc dans sa pierre fraîchement taillée, avec ses deux enceintes, ses
ouvrages avancés, ses herses, ses créneaux, ses barbacanes, ses treize tours,
son gros donjon, Richard s’était écrié :

— Ah ! Ceci me paraît un
château bien gaillard.

Et l’édifice ainsi avait reçu son
nom.

Tout était prévu dans les défenses
de ce gigantesque modèle d’architecture militaire, l’assaut, l’attaque frontale
ou tournante, l’investissement, l’escalade, le siège, tout, sauf la trahison.

Sept ans seulement après sa
construction, la forteresse tombait aux mains de Philippe Auguste, en même
temps que celui-ci enlevait au souverain anglais le duché de Normandie.

Depuis lors, Château-Gaillard avait
été utilisé moins comme place de guerre que comme prison. Le pouvoir y
enfermait des adversaires dont la liberté était intolérable pour l’État, mais
dont la mise à mort eût pu susciter des troubles, ou créer des conflits avec
d’autres puissances. Qui franchissait le pont-levis de cette citadelle avait
peu de chances de revoir le monde.

Les corbeaux tout le jour
croassaient sous les toitures ; la nuit les loups venaient hurler jusqu’au
pied des murs.

En novembre 1314, Château-Gaillard,
ses remparts et sa garnison d’archers ne servaient qu’à garder deux femmes,
l’une de vingt et un ans, l’autre de dix-huit, Marguerite et Blanche de
Bourgogne, deux princesses de France, belles-filles de Philippe le Bel,
décrétées de réclusion perpétuelle pour crime d’infidélité envers leurs époux.

C’était le dernier matin du mois, et
l’heure de la messe.

La chapelle se trouvait dans la
deuxième enceinte. Elle prenait assise sur la roche. Il y faisait sombre, il y
faisait froid ; les murs, sans aucun ornement, suintaient.

Trois sièges seulement y étaient
disposés, deux à gauche qu’occupaient les princesses, un à droite pour le
capitaine de la forteresse, Robert Bersumée.

Derrière, les hommes d’armes se
tenaient debout, alignés, montrant le même ennui, la même indifférence que
s’ils avaient été rassemblés pour la corvée de fourrage. La neige qu’ils
transportaient à leurs semelles fondait autour d’eux, en flaques jaunâtres. Le
chapelain tardait à commencer l’office. Dos à l’autel, il frottait ses doigts
gourds, aux ongles ébréchés. Un imprévu, visiblement, perturbait sa pieuse
routine.

— Mes frères, dit-il, il nous
faut ce jour élever nos prières avec grand-ferveur et grand-solennité.

Il s’éclaircit la voix et hésita,
troublé par l’importance même de ce qu’il avait à annoncer.

— Messire Dieu vient de
rappeler à lui l’âme de notre bien-aimé roi Philippe. C’est dure affliction
pour tout le royaume…

Les deux princesses tournèrent l’une
vers l’autre leurs visages enserrés dans les béguins de grosse toile bise.

— Que ceux qui lui firent tort
ou injure en aient pénitence au cœur, continua le chapelain ; que ceux qui
lui gardaient grief en son vivant implorent pour lui la miséricorde dont chaque
homme qui meurt, grand ou petit, a égal besoin devant le tribunal de Nôtre-Seigneur…

Les deux princesses étaient tombées
à genoux, courbant la tête pour cacher leur joie. Elles ne sentaient plus le
froid, elles ne sentaient plus leur angoisse ni leur misère. Une immense onde
d’espérance les parcourait ; et si, dans leur silence, elles s’adressaient
à Dieu, c’était pour le remercier de les avoir délivrées de leur terrible
beau-père. Depuis sept mois qu’on les avait enfermées à Château-Gaillard, le
monde leur envoyait enfin une bonne nouvelle.

Les hommes d’armes, dans le fond de
la chapelle, chuchotaient, s’agitaient, remuaient les pieds.

— Est-ce qu’on va donner à
chacun de nous un sou d’argent ?

— Parce que le roi est
mort ?

— Cela se fait, à ce qu’on m’a
dit.

— Mais non, pas pour la
mort ; pour le sacre du nouveau roi, peut-être bien.

— Et comment va-t-il s’appeler
maintenant, le roi ?

— Est-ce qu’il va faire la
guerre, qu’on change un peu de pays ?…

Le capitaine de la forteresse se
retourna et leur lança d’une voix rude :

— Priez !

La nouvelle lui posait des
problèmes. Car l’aînée des prisonnières était l’épouse du prince qui devenait
roi aujourd’hui. « Me voilà donc gardien de la reine de France », se
disait le capitaine.

Ce ne fut jamais une situation aisée
que d’être le geôlier de personnes royales. Robert Bersumée devait à ces deux
condamnées qui lui étaient arrivées vers la fin d’avril, la tête rasée, dans
des chariots tendus de noir et sous l’escorte de cent archers, les plus mauvais
moments de sa vie. Deux femmes jeunes, trop jeunes pour qu’on n’eût pas pitié
d’elles… belles, trop belles, même sous leurs informes robes de bure, pour
qu’on pût se défendre d’être ému en les approchant, jour après jour, pendant
sept mois… Qu’elles allassent séduire un sergent de la garnison, s’évader, ou
bien que l’une d’elles se pendît ou gagnât une maladie mortelle, ou encore que
leur survînt un retour de fortune, et ce serait toujours lui, Bersumée, qui
serait en tort, réprimandé pour trop de faiblesse ou trop de rigueur ; et,
dans tous les cas, cela ne lui vaudrait rien pour son avancement. Or, pas plus
que ses prisonnières, il n’avait envie de terminer ses jours dans une citadelle
battue des vents, mouillée des brumes, construite pour contenir deux mille
soldats et qui n’en comptait plus que cent cinquante, au-dessus de cette vallée
de Seine par où la guerre, depuis beau temps, ne passait plus.

L’office se déroulait ; mais
personne ne pensait ni à Dieu ni au roi ; chacun ne pensait qu’à soi.

— Requiem æternam dona ei
Domine…, entonnait le chapelain.

Dominicain en disgrâce, qu’un sort
contraire et le goût du vin avaient fait échouer à cette desserte de prison, le
chapelain, tout en chantant, se demandait si le changement de règne
n’apporterait pas quelque modification dans sa propre destinée. Il résolut de
ne plus boire pendant une semaine, pour mettre la Providence dans son jeu et se
préparer à accueillir un événement favorable.

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