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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (9 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Oh ! Certes,
Monseigneur ! Elle est bien de vous !… Sire, je veux dire… Son visage
chaque jour est plus pareil au vôtre. Et cela serait vous gêner que de la
laisser voir aux gens du Palais.

Car une enfant, qui devait être
baptisée Eudeline, comme sa mère, avait été conçue de ces amours de hâte. Toute
femme un peu douée pour l’intrigue eût assuré sa fortune sur l’état de son
ventre, et fait souche de barons. Mais le Hutin tremblait si fort d’avouer la
chose au roi Philippe, qu’Eudeline, apitoyée une fois de plus, s’était tue.

Elle avait un mari qui, dans ce temps-là,
petit greffier de messire de Nogaret, trottait beaucoup derrière le légiste sur
les chemins de France et d’Italie. Trouvant, au retour, sa femme près
d’accoucher, il se mit à compter les mois sur ses doigts et commença de
s’emporter. Mais ce sont généralement des hommes de même nature qu’une même
femme attire. Le greffier ne possédait pas une âme très fortement trempée. Et
dès que sa femme lui eut confessé d’où venait le cadeau, la crainte éteignit sa
colère comme le vent souffle une bougie. Ayant choisi de prendre lui aussi le
parti du silence, il était mort peu après, moins de chagrin d’ailleurs que d’un
pernicieux mal d’entrailles rapporté des marais romains.

Et dame Eudeline avait continué de
surveiller les lessives du Palais, pour cinq sous le cent de nappes lavées.
Elle était devenue première fille lingère, ce qui dans la maison royale était
une belle position bourgeoise.

Pendant ce temps, Eudeline la petite
grandissait, non sans témoigner de cette position des enfants adultérins à
présenter d’évidence sur leurs visages les traits hérités de leur ascendance
illégitime ; et dame Eudeline espérait qu’un jour Louis se souviendrait.
Il lui avait si fort promis, si solennellement juré que du jour qu’il serait
roi il couvrirait sa fille d’or et de titres !

Elle pensait, ce soir, qu’elle avait
eu raison de le croire, et s’émerveillait qu’il eût mis tant de promptitude à
tenir ses serments. « Il n’est point mauvais de cœur, songeait-elle. Il
est hutin de manières, mais il n’est point mauvais. »

Émue par les souvenirs, par le
sentiment du temps enfui, par les étrangetés du destin, elle contemplait ce
souverain qui avait trouvé naguère entre ses bras le premier accomplissement
d’une virilité inquiète, et qui était là, en longue chemise, assis sur une cathèdre,
les cheveux tombant jusqu’au menton et les bras autour des genoux.

« Pourquoi, se disait-elle,
pourquoi est-ce à moi que cela est arrivé ? »

— Quel âge a ta fille,
aujourd’hui ? demanda Louis X. Neuf ans, n’est-ce pas ?

— Neuf ans tout juste, Sire.

— Je lui ferai une position de
princesse aussitôt qu’elle sera en âge d’être mariée. Je le veux. Et toi, que
désires-tu ?

Il avait besoin d’elle. C’eût été
l’instant ou jamais d’en profiter. La discrétion ne vaut rien avec les grands
de la terre, et il faut se hâter d’exprimer un besoin, une exigence, un
souhait, fût-ce à s’en inventer, lorsqu’ils se proposent à les satisfaire. Car
ensuite ils se sentent déliés de reconnaissance simplement pour avoir offert,
et ils négligent de donner. Le Hutin aurait volontiers passé la nuit à préciser
ses largesses, pour qu’Eudeline lui tînt compagnie jusqu’à l’aube. Mais,
surprise par la question, elle se contenta de répondre :

— Ce qu’il vous plaira, Sire.

Aussitôt, il ramena ses pensées sur
lui-même.

— Ah ! Eudeline, Eudeline,
s’écria-t-il, j’aurais dû t’appeler à l’hôtel de Nesle où j’ai été bien en
peine ces mois-ci.

— Je sais, Monseigneur Louis,
que vous avez été fort mal aimé de votre épouse… Mais je n’aurais point osé
venir à vous ; j’ignorais si vous auriez eu joie ou honte à me revoir.

Il la regardait, mais ne l’écoutait
plus. Ses yeux avaient pris une fixité trouble. Eudeline savait bien ce que
signifiait ce regard ; elle le lui connaissait déjà quand il avait quinze
ans.

— Veuille t’étendre,
ordonna-t-il brusquement.

— Là, Monseigneur… Je veux
dire, Sire ? murmura-t-elle avec un peu d’effroi en désignant le lit de
Philippe le Bel.

— Oui, là, justement !
répondit le Hutin d’une voix sourde.

Un instant elle hésita devant ce qui
lui paraissait un sacrilège. Après tout, Louis était le roi maintenant, et ce
lit était devenu le sien. Elle ôta son bonnet, laissa choir sa chape et sa
chemise ; ses nattes d’or se dénouèrent complètement. Elle était un peu
plus grasse qu’autrefois, mais elle avait toujours sa belle courbe de reins, ce
dos ample et tranquille, cette hanche au toucher de soie où jouait la lumière…
Ses gestes semblaient dociles, et c’était de docilité précisément que le Hutin
était avide. De même qu’on bassinait le lit pour en chasser le froid, ce beau
corps allait en chasser les démons.

Un peu inquiète, un peu éblouie,
Eudeline se glissa sous la couverture d’or.

— J’avais raison, dit-elle
aussitôt, ils grattent, ces draps neufs ! Je le savais bien.

Louis s’était fébrilement dépouillé
de sa chemise ; maigre, les épaules osseuses, et lourd par maladresse, il
se jeta sur elle avec une précipitation désespérée comme si l’urgence ne
pouvait tolérer le moindre atermoiement.

Hâte vaine. Les rois ne commandent
point à tout et sont, en certaines choses, exposés à mêmes mécomptes que les
autres hommes. Les désirs du Hutin étaient surtout de tête. Accroché aux
épaules d’Eudeline ainsi qu’un noyé à une bouée, il s’évertuait, par simulacre,
à surmonter une défaillance qui donnait peu d’espoir. « Certes, s’il
n’honorait pas autrement Madame Marguerite, se disait Eudeline, on comprend
mieux qu’elle l’ait trompé. »

Tous les encouragements silencieux
qu’elle lui prodigua, tous les efforts qu’il fît et qui n’étaient point d’un
prince allant à la victoire, demeurèrent sans succès. Il s’écarta d’elle,
défait, honteux ; il tremblait, au bord de la rage ou des sanglots.

Elle essaya de le calmer :

— Vous avez tant cheminé
aujourd’hui ! Vous avez eu si froid, et vous devez avoir le cœur si
triste ! C’est bien naturel le soir qu’on a enterré son père, et cela peut
arriver à tout un chacun, vous savez.

Le Hutin contemplait cette belle
femme blonde, offerte et inaccessible, étendue là comme pour incarner quelque
châtiment infernal, et qui le regardait avec compassion.

— C’est la faute de cette gueuse,
de cette catin… dit-il.

Eudeline recula, croyant que
l’injure s’adressait à elle.

— Je voulais qu’on la mît à
mort après son forfait, continua-t-il les dents serrées. Mon père a
refusé ; mon père ne m’a point vengé. Et maintenant, c’est moi qui suis comme
mort… dans ce lit où je sens mon malheur, où je ne pourrai jamais dormir !

— Mais si, Monseigneur Louis,
dit Eudeline doucement en l’attirant contre elle. Mais si c’est un bon
lit ; mais c’est un lit de roi. Et pour chasser ce qui vous empêche, c’est
une reine qu’il vous faut mettre dedans.

Elle était émue, modeste, sans
reproches, ni dépit.

— Crois-tu vraiment,
Eudeline ?

— Mais oui, Monseigneur Louis,
je vous assure : dans un lit de roi, c’est une reine qu’il faut,
répéta-t-elle.

— Peut-être en aurai-je une
bientôt. Il paraît qu’elle est blonde, comme toi.

— C’est grand compliment que
vous me faites là, répondit Eudeline.

— On dit qu’elle est très
belle, continua le Hutin, et de grande vertu ; elle vit à Naples…

— Mais oui, Monseigneur Louis,
mais oui, je suis sûre qu’elle vous rendra heureux. Maintenant il vous faut
reposer.

Maternelle, elle lui offrait l’appui
d’une épaule tiède qui sentait la lavande, et elle l’écoutait rêver tout haut à
cette femme inconnue, à cette princesse lointaine dont elle tenait, cette nuit,
si vainement la place. Il se consolait, dans les mirages de l’avenir, de ses
infortunes passées et de ses défaites présentes.

— Mais oui, Monseigneur Louis,
c’est tout juste une épouse comme cela qu’il vous faut. Vous verrez comme vous
vous sentirez bien fort auprès d’elle…

Il se tut enfin. Et Eudeline demeura
sans oser bouger, les yeux grands ouverts sur les trois chaînes de la
veilleuse, attendant l’aube pour se retirer.

Le roi de France dormait.

 

DEUXIÈME PARTIE
LES LOUPS SE MANGENT ENTRE EUX

 

I
LOUIS HUTIN TIENT SON PREMIER CONSEIL

Pendant seize ans, Marigny avait
siégé au Conseil étroit, dont sept à la droite du roi. Pendant seize ans, il y
avait servi le même prince, et pour faire prévaloir la même politique. Pendant
seize ans il avait été certain d’y retrouver des amis fidèles et des
subordonnés diligents. Il sut bien, ce matin-là, dès qu’il eut passé le seuil
de la chambre du Conseil, que tout était changé.

Autour de la longue table, les
conseillers se tenaient en même nombre à peu près que de coutume et la cheminée
répandait dans la pièce la même odeur de chêne brûlé. Mais les places étaient
différemment distribuées, ou occupées par des personnages nouveaux.

Auprès des membres de droit ou de
tradition, tels les princes du sang ou le connétable Gaucher de Châtillon,
Marigny n’apercevait ni Raoul de Presles, ni Nicole le Loquetier, ni Guillaume
Dubois, légistes éminents, serviteurs fidèles de Philippe le Bel. Ils avaient
été remplacés par des hommes tels qu’Étienne de Mornay, chancelier du comte de
Valois, ou Béraud de Mercour, grand seigneur turbulent et l’un des plus
violemment hostiles, depuis des années, à l’administration royale.

Quant à Charles de Valois lui-même,
il s’était attribué le siège habituel de Marigny.

Des vieux serviteurs du Roi de fer,
seul demeurait, en dehors du connétable, l’ex-chambellan Hugues de Bouville,
sans doute parce qu’il appartenait à la haute noblesse. Les conseillers issus
de la bourgeoisie avaient été écartés.

Marigny saisit d’un seul regard toutes
les intentions d’offense et de défi dont témoignaient à son égard la
composition et la disposition d’un tel Conseil. Il resta un moment immobile, la
main gauche au collet de sa robe, sous son large menton, le coude droit serré
sur son sac à documents, comme s’il pensait : « Allons ! Il va
falloir nous battre ! » Et rassemblait ses forces.

Puis, s’adressant à Hugues de
Bouville, mais de façon à être entendu de tous, il demanda :

— Messire de Presles est-il
malade ? Messires de Bourdenai, de Briançon et Dubois ont-ils été
empêchés, que je ne vois aucun d’eux ? Ont-ils fait tenir excuse de leur
absence ?

Le gros Bouville eut un instant
d’hésitation et répondit, baissant les yeux :

— Je n’ai pas eu charge de
réunir le Conseil. C’est messire de Mornay qui y a pourvu.

Se renversant un peu sur le siège
qu’il venait de s’approprier, Valois dit alors, avec une insolence à peine
voilée :

— Vous n’avez pas oublié,
messire de Marigny, que le roi appelle au Conseil qui il veut, comme il veut,
et quand il veut. C’est droit de souverain.

Marigny fut au bord de répondre que
si c’était, en effet, le droit du roi de convier à son Conseil qui lui
plaisait, c’était aussi son devoir de choisir des hommes qui s’entendissent aux
affaires, et que les compétences ne se formaient pas du soir au matin.

Mais il préféra réserver ses
arguments pour un meilleur débat et s’installa, apparemment calme, en face de
Valois, sur la chaise laissée vide à gauche du fauteuil royal.

Il ouvrit son sac à documents, en
sortit parchemins et tablettes qu’il rangea devant lui. Ses mains
contrastaient, par leur finesse nerveuse, avec la lourdeur de sa personne. Il
chercha machinalement, sous le plateau de la table, le crochet auquel
d’ordinaire il pendait son sac, ne le trouva pas, et réprima un mouvement
d’irritation.

Valois conversait, d’un air de
mystère, avec son neveu Charles de France. Philippe de Poitiers lisait,
l’approchant de ses yeux myopes, une pièce que lui avait tendue le connétable
et qui concernait un de ses vassaux. Louis d’Évreux se taisait. Tous étaient
habillés de noir. Mais Monseigneur de Valois, en dépit du deuil de cour, était
aussi superbement vêtu que jamais ; sa robe de velours s’ornait de
broderies d’argent et de queues d’hermine qui le paraient comme un cheval de
corbillard. Il n’avait devant lui ni parchemin ni tablette, et laissait à son
chancelier le soin subalterne de lire et d’écrire ; lui se contentait de
parler.

La porte qui donnait accès aux
appartements s’ouvrit, et Mathieu de Trye parut, annonçant :

— Messires, le roi.

Valois se leva le premier et
s’inclina avec une déférence si marquée qu’elle en devenait majestueusement
protectrice. Le Hutin dit :

— Excusez, messires, mon
retard…

Il s’interrompit aussitôt, mécontent
de cette sotte déclaration. Il avait oublié qu’il était le roi, et qu’il lui
appartenait d’entrer le dernier au Conseil. Il fut à nouveau saisi d’un malaise
anxieux, comme la veille à Saint-Denis, et comme la nuit précédente dans le lit
paternel.

L’heure était venue, vraiment, de se
montrer roi. Mais la vertu royale n’est pas une disposition qui se manifeste
par miracle. Louis, les bras ballants, les yeux rouges, ne bougeait pas ;
il négligeait de s’asseoir et de faire asseoir le Conseil.

BOOK: La Reine étranglée
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