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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (13 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Chacun autour de lui profitait de ce
faste. Mahaut de Châtillon, la troisième Madame de Valois, s’entendait à
accumuler robes et parures, et il n’était princesse en France qui se montrât
pareillement cousue de perles et de gemmes. Philippe de Valois, le fils aîné,
dont la mère était Anjou-Sicile, aimait les armures padouanes, les bottes de
Cordoue, les lances en bois du Nord, les épées d’Allemagne.

Jamais négociant, s’il venait offrir
un objet rare ou somptueux, et s’il avait l’habileté de laisser entendre que
quelque autre seigneur en pourrait devenir acquéreur, ne remportait sa
marchandise.

Les brodeuses attachées à l’hôtel,
et celles qu’on employait en ville, ne suffisaient pas à fournir les cottes
d’armes, les oriflammes, les tapis de selle, les caparaçons, les robes de
Monseigneur, les surcots de Madame.

Le bouteiller volait sur les vins,
les écuyers volaient sur le fourrage, les chambellans volaient sur la chandelle
et le saucier grattait sur les épices. Comme on pillait à la lingerie, on
gaspillait aux cuisines. Et ce n’était là que le train courant.

Car le comte de Valois devait faire
face à d’autres nécessités.

Géniteur prolifique, il avait
d’innombrables filles qui lui étaient nées de ses trois lits. Chaque fois qu’il
en mariait une, Charles se voyait contraint de s’endetter davantage afin que
dot et fêtes d’épousailles fussent à la mesure des trônes autour desquels il
prenait ses gendres. Sa fortune fondait dans ce réseau d’alliances.

Certes, il possédait d’immenses
domaines, les plus grands après ceux du roi. Mais les revenus qu’il en tirait
ne couvraient plus qu’à peine les intérêts des emprunts. Les prêteurs, de mois
en mois, se faisaient plus difficiles. S’il avait connu moins d’urgence à
restaurer son crédit, Monseigneur de Valois eût montré moins de hâte à se
saisir des affaires du royaume.

Mais certains combats laissent le
vainqueur plus embarrassé que le vaincu. Prenant en main le Trésor, Valois
n’empoignait que du vent. Les envoyés qu’il dépêchait dans les bailliages et
prévôtés, afin d’y récolter quelques fonds, s’en revenaient la mine piteuse.
Tous avaient été précédés par les envoyés de Marigny ; et il ne restait
plus un denier aux coffres des prévôts, lesquels avaient soldé les créances
autant qu’ils le pouvaient, afin de présenter « des comptes bien
nets ».

Et tandis qu’au rez-de-chaussée de
son hôtel toute une foule se chauffait et s’abreuvait à ses frais, Valois, dans
son cabinet, au premier étage, recevant visiteur après visiteur, cherchait les
moyens d’alimenter non plus seulement ses caisses, mais encore celles de
l’État.

Une matinée de la fin de cette semaine-là,
il était enfermé avec son cousin Robert d’Artois. Ils attendaient un troisième
personnage.

— Ce banquier, ce Lombard, vous
l’avez bien mandé pour ce matin ? dit Valois. Je vous avoue que j’ai
quelque hâte de le voir paraître.

— Eh ! Mon cousin, répondit
le géant, croyez que mon impatience n’est pas moins grande que la vôtre. Car
selon la réponse que vous donnera Tolomei, vieux brigand s’il en est, mais qui
s’y entend assez en finances, je m’apprête à vous présenter une requête.

— Laquelle ?

— Mes arrérages, mon cousin,
les arrérages des revenus de ce comté de Beaumont qu’on m’a octroyé voici cinq
ans pour feindre de me payer l’Artois mais dont je n’ai pas encore vu les
lisières
[8]
.
C’est plus de vingt mille livres à cette heure qu’on me doit, et sur quoi ce
Tolomei me prête à usure. Mais puisque vous avez maintenant disposition du
Trésor…

Valois leva les bras au ciel.

— Mon cousin, dit-il, la tâche
d’aujourd’hui consiste à trouver le nécessaire pour expédier Bouville vers
Naples, car le roi me rebat l’oreille, sans arrêt, de ce départ. Ensuite, la
première affaire dont je m’occuperai sera, je vous en fais la promesse, la
vôtre.

À combien de personnes, depuis huit
jours, n’avait-il pas donné la même assurance ?

— Mais le tour que Marigny
vient de nous jouer sera le dernier, je vous le promets aussi ! Le chien
rendra gorge, et vos arrérages, nous les prendrons sur ses biens. Car où
croyez-vous que soient passés les revenus de votre comté ? Dans sa
cassette, mon cousin, dans sa cassette !

Et Monseigneur de Valois, déambulant
à travers son cabinet, exhala une fois de plus ses griefs contre le coadjuteur,
ce qui était manière d’éluder les demandes.

Marigny, à ses yeux, portait la
responsabilité de tout. Un vol avait-il été commis dans Paris ? Marigny ne
tenait point en main les sergents du guet, et peut-être même partageait avec
les malfaiteurs. Un arrêt du Parlement défavorisait-il un grand seigneur ?
Marigny l’avait dicté.

Petits et grands maux, la voirie
boueuse, l’insoumission des Flandres, la pénurie de blé, n’avaient qu’un seul
auteur et qu’une seule origine. L’adultère des princesses, la mort du roi et
même l’hiver précoce étaient imputables à Marigny ; Dieu punissait le
royaume d’avoir si longtemps toléré un si malfaisant ministre !

D’Artois, d’ordinaire bruyant et
hâbleur, regardait son cousin en silence et sans un instant se lasser. En
vérité, pour quelqu’un dont la nature coulait un peu de même fontaine,
Monseigneur de Valois avait de quoi fasciner.

Étonnant personnage que celui de ce
prince à la fois impatient et tenace, véhément et retors, courageux de son
corps mais faible devant la louange, et toujours animé d’ambitions extrêmes,
toujours lancé dans de gigantesques entreprises et toujours échouant par manque
d’une appréciation juste des réalités. La guerre était mieux son affaire que
l’administration de la paix.

À l’âge de vingt-sept ans, mis par
son frère à la tête des armées françaises, il avait ravagé la Guyenne en
révolte ; le souvenir de cette expédition le laissait à jamais grisé. À
trente et un ans, appelé par le pape Boniface et par le roi de Naples pour
combattre les Gibelins et pacifier la Toscane, il s’était fait délivrer des
indulgences de croisade, en même temps que les titres de vicaire général de la
Chrétienté et de comte de Romagne. Or sa « croisade », il l’avait
employée à rançonner les villes italiennes, et à extraire des seuls Florentins
deux cent mille florins d’or pour leur consentir la grâce d’aller piller
ailleurs.

Ce grand seigneur mégalomane
montrait un tempérament d’aventurier, des goûts de parvenu et des volontés de
fondateur de dynastie. Aucun sceptre ne se trouvait libre dans le monde, aucun
trône vacant, sans qu’aussitôt Valois n’étendît la main. Et sans jamais de
succès.

Maintenant, à quarante-quatre ans
révolus, Charles de Valois s’écriait volontiers :

— Je ne me suis tant dépensé
que pour perdre ma vie. La fortune toujours m’a trahi !

C’est qu’il considérait alors tous
ses rêves écroulés, rêve d’Aragon, rêve d’un royaume d’Arles, rêve byzantin,
rêve allemand, et les additionnait dans le grand songe d’un empire qui se fût
étendu de l’Espagne au Bosphore et pareil au monde romain, mille ans
auparavant, sous Constantin.

Il avait échoué à dominer l’univers.
Au moins lui restait-il la France où déployer sa turbulence.

— Croyez-vous vraiment qu’il
accepte, votre banquier ? demanda-t-il brusquement à d’Artois.

— Mais oui ; il exigera
des gages, mais il acceptera.

— Voilà donc où je suis réduit,
mon cousin ! dit Valois avec un grand désespoir qui n’était pas feint. À
dépendre du bon vouloir d’un usurier siennois pour commencer à remettre quelque
ordre en ce royaume.

 

IV
LE PIED DE SAINT LOUIS

Messer Tolomei fut introduit dans le
cabinet, et Robert d’Artois se déplia tout entier pour l’accueillir, paumes
ouvertes.

— Ami banquier, je vous ai de
grandes dettes, et vous ai toujours promis de vous payer à la première faveur
que me ferait le sort. Eh bien ! Ce moment est venu.

— Heureuse nouvelle,
Monseigneur, répondit Spinello Tolomei en s’inclinant.

— Et d’abord, poursuivit
d’Artois, je veux commencer par m’acquitter de la reconnaissance que je vous
dois en vous procurant un client royal.

Tolomei s’inclina de nouveau, et
plus profondément, devant Charles de Valois, en disant :

— Qui ne connaît Monseigneur,
au moins de vue et de renommée… Il a laissé de grands souvenirs à Sienne…

Les mêmes qu’à Florence, à ceci près
que Sienne étant plus petite, il n’avait pris que dix-sept mille florins pour
la « pacifier » !

— J’ai moi aussi gardé bonne
impression de votre ville, dit Valois.

— Ma ville, à présent,
Monseigneur, c’est Paris.

Le teint bistre, la joue grasse et
pendante, l’œil gauche fermé par la malice, Tolomei attendait qu’on l’invitât à
s’asseoir, ce que fit Valois en lui désignant un siège. Car messer Tolomei
méritait quelques égards. Ses confrères, marchands et banquiers italiens de
Paris, l’avaient élu tout récemment, à la mort du vieux Boccanegra,
« capitaine général » de leurs compagnies. Cette fonction, qui lui
donnait contrôle ou connaissance de la quasi-totalité des opérations de banque
dans le pays, lui conférait une puissance secrète, mais primordiale. Tolomei
était une sorte de connétable du crédit.

— Vous n’ignorez pas, ami
banquier, reprit d’Artois, le grand mouvement qui se fait ces jours-ci. Messire
de Marigny, qui n’est pas fort votre ami, je crois, non plus qu’il n’est le
nôtre, se trouve en mauvais point…

— Je sais… murmura Tolomei.

— Aussi ai-je conseillé à
Monseigneur de Valois, comme il avait besoin d’appeler un homme de finances, de
s’adresser à vous dont l’habileté m’est connue autant que le dévouement.

Tolomei remercia d’un petit sourire
de courtoisie. Sous sa paupière close, il observait les deux grands barons, et
pensait : « Si l’on voulait m’offrir la gérance du Trésor, on ne me
ferait point tant de compliments. »

— Que puis-je pour votre
service, Monseigneur ? demanda-t-il en se tournant vers Valois.

— Eh mais ! Ce que peut un
banquier, messer Tolomei ! répondit l’oncle du roi avec cette belle
arrogance qu’il avait lorsqu’il s’apprêtait à demander de l’argent.

— Je l’entends bien ainsi,
Monseigneur. Avez-vous des fonds à placer en bonnes marchandises qui doubleront
de prix dans les six mois à venir ? Désirez-vous quelques parts dans le
commerce de navigation qui se développe fort en ce moment où l’on doit apporter
par mer tant de choses qui manquent ? Voilà de tels services que j’aurais
honneur à vous rendre.

— Non, il ne s’agit point de
cela, dit vivement Valois.

— Je le déplore,
Monseigneur ; je le déplore pour vous. Les meilleurs gains se font par
temps de pénurie…

— Ce que je souhaite,
présentement, c’est que vous m’avanciez un peu d’argent frais… pour le Trésor.

Tolomei prit une mine désolée.

— Ah ! Monseigneur, ne
doutez point du désir que j’ai de vous obliger ; mais voilà bien la seule
chose en quoi je ne puis vous satisfaire. Nos compagnies ont été fort saignées,
ces mois derniers. Nous avons dû consentir au Trésor un gros prêt, qui ne nous
rapporte rien, pour solder le coût de la guerre de-Flandre…

— Cela, c’était l’affaire de
Marigny.

— Certes, Monseigneur, mais
c’était notre argent. De ce fait nos coffres sont un peu rouillés aux serrures.
À combien se monte votre besoin ?

— Dix mille livres.

Dans ce chiffre, Valois avait
calculé cinq mille livres pour l’ambassade de Bouville, mille pour Robert
d’Artois, et le reste pour faire face à ses propres embarras les plus
pressants.

Le banquier joignit les mains devant
son visage.

— Sainte Madone ! Mais où
les trouverais-je ? s’écria-t-il.

Ces protestations devaient
s’entendre comme préliminaires d’usage.

D’Artois en avait prévenu Valois.
Aussi ce dernier prit-il le ton d’autorité qui généralement en imposait à ses
interlocuteurs.

— Allons, allons, messer
Tolomei ! Ne rusons point, ni ne musons. Je vous ai mandé pour que vous
fassiez votre métier, comme vous l’avez toujours exercé, avec profit, je pense.

— Mon métier, Monseigneur,
répondit tranquillement Tolomei, mon métier est de prêter, il n’est point de
donner. Or, depuis quelque temps, j’ai beaucoup donné, sans retour aucun. Je ne
fabrique point de monnaie et n’ai pas inventé la pierre philosophale.

— Ne m’aiderez-vous donc point
à vous débarrasser de Marigny ? C’est votre intérêt, il me semble !

— Monseigneur, payer tribut à
son ennemi lorsqu’il est puissant, et puis payer encore pour qu’il ne le soit
plus, est une double opération qui, vous en conviendrez, ne rapporte guère. Au
moins faudrait-il savoir ce qui va suivre, et si l’on a chance de se rattraper.

Charles de Valois aussitôt entonna
le grand couplet qu’il récitait à tout venant depuis huit jours. Il allait, pour
peu qu’on lui en procurât les moyens, supprimer toutes les
« novelletés » introduites par Marigny et ses légistes
bourgeois ; il allait rendre l’autorité aux grands barons ; il allait
rétablir la prospérité dans le royaume en revenant au vieux droit féodal qui
avait fait la grandeur du pays de France. Il allait restaurer
« l’ordre ». Comme tous les brouillons politiques, il n’avait que ce
mot à la bouche, et ne lui donnait d’autre contenu que les lois, les souvenirs
ou les illusions du passé.

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