La Reine étranglée (17 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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— À Orange ? s’écria
messire de Bouville.

Là-dessus il fut pris d’éternuements,
dont le bruit se répercuta dans la cathédrale entière.

— Mais par le corps-dieu,
dit-il quand il eut retrouvé souffle, ce ne sont point des prélats, mais des
hirondelles que vos cardinaux ! Êtes-vous sûr au moins qu’ils y soient, à
Orange ?

— Sûr… répondit le vieux
chanoine, choqué du juron qu’il venait d’entendre. De quoi peut-on être sûr en
ce monde, si ce n’est de l’existence de Dieu ? Je pense qu’à Orange, pour
tout le moins, vous pourrez joindre les Italiens.

Puis il se tut, comme s’il craignait
d’en avoir déjà trop dit. Il avait certainement des rancœurs à assouvir, mais
n’osait pas se livrer.

— Eh bien, soit !
Dirigeons-nous sur Orange, décida Bouville avec une lassitude irritée. De
combien en sommes-nous distants ? Six lieues également ? Va pour six
lieues. Aux montures les valets !

Or, aussitôt Bouville et Guccio
engagés sur la route d’Orange, deux cavaliers à nouveau les dépassèrent, allant
bride abattue ; et cette fois les voyageurs n’eurent plus à douter que
c’était bien pour eux qu’on faisait ces chevauchées.

Bouville, soudain saisi d’une humeur
guerrière, voulut qu’on courût sus aux deux cavaliers ; mais Guccio s’y
opposa fermement.

— Notre train est trop lourd,
messire Hugues, pour que nous puissions jamais rattraper ces hommes ;
leurs montures sont fraîches, les nôtres sont lasses ; et surtout, je ne
veux point laisser le coffre en arrière.

— Il est vrai, reconnut
Bouville, que mon bidet est mauvais ; je le sens s’arrondir sous moi et
j’aimerais bien en changer.

Ils ne furent pas autrement étonnés,
parvenus à Orange, de constater que les
Monsignori
en étaient absents.
Toutefois, Bouville s’emporta quand il s’entendit répondre qu’il fallait plutôt
les chercher en Avignon.

— Mais nous sommes passés hier
en Avignon, cria-t-il au clerc qui voulait bien les renseigner, et tout y était
vide comme ma main ! Et Monseigneur Duèze ? Où est Monseigneur
Duèze ?

Le clerc répliqua que Monseigneur
Duèze étant évêque d’Avignon, il convenait de le demander à son évêché. La
discussion semblait vaine.

Le prévôt d’Orange, par une
malheureuse coïncidence, était justement en déplacement ce jour-là, et le
commis qui le remplaçait n’avait point d’instructions pour s’occuper du confort
des arrivants. Ceux-ci durent passer la nuit dans une auberge fort sale et fort
froide, auprès d’un champ de ruines envahi par les herbes et où le vent
hurlait. Assis en face d’un Bouville effondré de fatigue, Guccio pensait qu’il
allait devoir prendre l’expédition en main si l’on voulait jamais rentrer à
Paris, avec ou sans résultat.

Un homme d’escorte, en débâtant,
avait eu la jambe cassée d’un coup de pied de mule et il faudrait le laisser
là. Deux des montures blessaient au garrot ; d’autres avaient besoin
d’être référées. Messire de Bouville enfin coulait du nez que c’en était pitié.
Il montra si peu d’énergie, pendant la journée du lendemain, et fut si
désespéré en revoyant les murs d’Avignon, qu’il ne fit guère de difficulté pour
permettre à Guccio de se substituer à lui.

— Jamais je n’oserai me
présenter devant le roi, gémissait-il. Mais le moyen de faire un pape, je vous
le demande, quand tout ce qui porte soutane s’enfuit à notre arrivée !
Jamais plus je ne siégerai au Conseil, jamais plus. En cette seule mission, je
démérite de toute ma vie.

Il s’embarrassait de soucis
tatillons. Le portrait de Madame Clémence était-il bien arrimé et n’avait-il
pas été gâté par le voyage ?

— Laissez-moi faire, messire
Hugues, lui répondit Guccio avec autorité. Et d’abord il me faut vous loger au
chaud ; vous me semblez en avoir grand besoin.

Guccio s’en fut trouver le capitaine
de ville, et il eut si bien le ton qu’aurait dû prendre Bouville depuis le
début, fit sonner si haut, dans son fort accent italien, les titres de son chef
et ceux qu’il s’octroyait à lui-même, mit tant de naturel dans l’expression de
ses exigences qu’en moins d’une heure on vida une maison pour qu’il la pût
occuper. Guccio installa son monde et coucha Bouville dans un lit bien bassiné.
Puis, quand le gros homme, qui prenait hypocritement excuse de son
refroidissement pour ne plus rien décider, fut enfoui sous les couvertures,
Guccio lui dit :

— Cette odeur de traquenard qui
flotte tout autour de nous ne me plaît guère, et maintenant j’aimerais assez
abriter notre or. Il y a ici un agent des Bardi ; c’est à lui que je vais
confier mon dépôt. Après quoi je me sentirai plus à l’aise pour vous rechercher
vos damnés cardinaux.

— Mes cardinaux, mes
cardinaux ! grommela Bouville. Ce ne sont point mes cardinaux, et je suis
plus marri que vous l’êtes des tours qu’ils me jouent. Nous conférerons de cela
quand j’aurai dormi un peu, si vous le voulez, car je me sens tout frileux.
Êtes-vous bien assuré au moins de votre Lombard ? Pouvons-nous avoir
confiance en lui ? Cet argent, après tout, est celui du roi de France…

Guccio le prit d’assez haut.

— Ayez en l’esprit, messire
Hugues, que je suis en alarme pour cet argent tout juste, voyez-vous, comme
s’il appartenait à quelqu’un de ma famille !

Il se rendit alors à la banque dans
le quartier de Saint-Agricol. L’agent des Bardi, qui était un cousin du chef de
cette puissante compagnie, reçut Guccio avec la cordialité qu’on doit au neveu
d’un grand confrère, et il alla serrer l’or lui-même dans sa chambre-forte. On
échangea des signatures ; puis le Lombard conduisit dans la grand-salle
son visiteur, afin que celui-ci lui fit le récit de ses difficultés.

Un homme mince, légèrement voûté,
qui se tenait devant la cheminée, se retourna à leur entrée, et s’écria :

— 
Guccio Baglioni ! Per
Bacco, sei tu ? Che placere di vederti !
[12]

— 
Carissimo Boccacio, che fortuna !
Che faï qua
 ?
[13]

Ce sont toujours les mêmes gens qui
se rencontrent en chemin, parce que ce sont toujours les mêmes, en fait, qui
voyagent. Il n’y avait rien de tellement extraordinaire à ce que le signer
Boccace fût là, puisqu’il était voyageur principal pour la compagnie des Bardi.

Mais les amitiés nées au hasard des
chemins, entre gens qui se déplacent beaucoup, sont plus rapides, plus
enthousiastes et souvent plus solides que celles qui s’établissent entre les
sédentaires.

Boccace et Guccio s’étaient connus,
un an plus tôt, sur la route de Londres ; Paris les avait à quelques
reprises réunis, et ils se regardaient comme s’ils eussent été amis de
toujours. Leur joie s’exprima en bonnes invectives toscanes, fort ornées dans
la grossièreté. Un auditeur non averti des habitudes florentines n’eût pas
compris pourquoi si joyeux compagnons se traitaient mutuellement de bâtards, de
chancreux et de sodomites.

Tandis que le Bardi d’Avignon leur
versait du vin aux épices, Guccio raconta son expédition, les mésaventures
qu’il avait essuyées ces derniers jours en poursuivant les cardinaux, et
dépeignit le piteux état du gros messire de Bouville.

Boccace bientôt ne se tint plus de
rire.

— La caccia ai cardinali, la
caccia ai cardinali !
Vi hanno preso per il culo,
i Monsignori !
[14]

Puis, reprenant son sérieux, il
fournit à Guccio quelques explications.

— Ne sois point surpris si les
cardinaux se cachent, dit-il. On leur a enseigné la prudence, et tout ce qui
vient de la cour de France, ou s’annonce comme tel, leur fait prendre la fuite.
L’été dernier, Bertrand de Got et Guillaume de Budos, les neveux du pape
défunt, sont arrivés par ici, envoyés par ton bon ami Marigny, soi-disant pour
ramener en Bordelais le corps de leur oncle. Ils n’avaient avec eux que cinq
cents hommes d’armes, ce qui fait beaucoup de porteurs pour un seul
cadavre ! Leur mission était de préparer l’élection d’un cardinal
français, et ce ne fut pas la douceur qui leur servit d’argument. Un beau matin
les maisons de Leurs Éminences furent toutes saccagées, tandis qu’on assiégeait
le couvent de Carpentras où se tenait le conclave ; et les cardinaux,
sautant par une brèche du mur, se sauvèrent dans la campagne pour mettre leur
peau à couvert. Sans cette brèche que leur avait ménagée la Providence, leur
affaire était mauvaise. Certains ont couru une bonne lieue, la soutane aux
genoux. D’autres sont allés se mucher dans des granges. Le souvenir ne leur en
est pas encore passé.

— Ajoutez à cela, dit le cousin
Bardi, qu’on vient de renforcer la garnison de Villeneuve, et que les cardinaux
à tout instant s’attendent à voir les archers passer le pont. On vous a vus
aller à Villeneuve, en revenir, cela suffit… Et savez-vous qui sont ces
cavaliers qui vous ont à plusieurs reprises dépassés ? Des gens de Marigny
l’archevêque, j’en jurerais. Ils grouillent dans les parages, en ce moment. Je
n’arrive pas à comprendre au juste le travail qu’ils font, mais certainement
pas le vôtre.

— Vous n’obtiendrez rien,
Bouville et toi, reprit Boccace, en vous présentant de la part du roi de
France, et vous risquez tout au plus quelque soir d’avaler un potage assaisonné
de telle façon que vous ne vous réveillerez pas. Il n’est de recommandation
pour l’heure auprès des cardinaux… auprès de quelques cardinaux !… que
venant du roi de Naples. Vous arrivez de là-bas, m’as-tu dit ?

— Tout droit, répondit Guccio,
et nous avons même les bénédictions de la reine Marie de Hongrie pour voir le
cardinal Duèze.

— Eh ! Que ne le
disais-tu ? Nous ne connaissons que lui ! Il est notre client depuis
vingt ans. Étrange personne, d’ailleurs, que ce Monseigneur Duèze. Il semblait
fort bien placé, à Carpentras, pour être fait pape.

— Alors que ne l’a-t-on laissé
élire ? Il est français.

— Il est né français ;
mais il a été chancelier de Naples, et c’est pourquoi Marigny n’en veut pas. Je
puis te le faire rencontrer quand tu veux, demain si cela te plaît.

— Tu sais donc où le
trouver ?

— Il n’a jamais bougé d’ici,
dit Boccace en riant. Rentre à ton logis, et je te donnerai nouvelles avant la
nuit. Et si vous disposez d’un peu de monnaie, comme tu me le dis, l’entrevue
n’en sera que facilitée. Car le bon cardinal est souvent à court et nous doit
assez gros.

Trois heures plus tard, le signor
Boccace frappait à la porte de la maison où était installé Bouville. Il
apportait de bonnes informations.

Le cardinal Duèze irait le
lendemain, vers la neuvième heure, faire une promenade de santé, à une lieue au
nord d’Avignon, en un endroit nommé le Pontet, à cause d’un petit pont qui se
trouvait là. Le cardinal accepterait de rencontrer tout à fait par hasard le
seigneur de Bouville si celui-ci venait à passer dans les parages, à condition
qu’il ne fût pas accompagné de plus de six hommes. Les escortes devraient
rester de part et d’autre d’un grand champ, tandis que Duèze et Bouville
s’entretiendraient au milieu, loin de tout regard et de toute oreille. Le
cardinal de curie s’entendait à organiser le mystère.

— Guccio, mon enfant, vous me
sauvez, et je me souviendrai toujours de vous en savoir gré, dit Bouville dont
la santé, avec l’espérance revenue, s’améliorait un peu.

Le lendemain matin donc, Bouville,
flanqué de Guccio, du signor Boccace et de quatre écuyers, se rendit au Pontet.
L’air était fort brumeux, effaçant les contours et les sons, et l’endroit
désert à souhait. Messire de Bouville avait revêtu trois manteaux. On attendit
un long moment.

Enfin, un petit groupe de cavaliers
surgit du brouillard, entourant un jeune homme qui chevauchait une mule blanche
et qui descendit lestement de sa monture. Il portait une chape sombre sous
laquelle se devinaient des vêtements rouges, et avait la tête couverte d’un
bonnet fourré à oreillettes. Il avança d’un pas vif, presque sautillant, dans
l’herbe gelée, et l’on vit alors que ce jeune homme était bien le cardinal
Duèze, et que Son Adolescence avait soixante-dix ans. Seul son visage, creux de
joues, creux de tempes, avec des sourcils blancs sur une peau sèche, avouait
son âge ; mais ses yeux avaient gardé la vivacité attentive de la
jeunesse.

Bouville se mit en marche lui aussi
et rejoignit le cardinal auprès d’une murette. Les deux hommes demeurèrent un
instant à s’observer, mutuellement déroutés par leur apparence. Bouville, avec
son respect inné de l’Église, s’attendait à voir un prélat plein de majesté, un
peu onctueux, et non ce farfadet sautant dans le brouillard. Le cardinal de
curie, qui croyait qu’on lui avait dépêché un capitaine de guerre de l’espèce
Nogaret ou Bertrand de Got, considérait ce gros homme couvert comme un oignon
et qui se mouchait avec fracas.

Ce fut le cardinal qui attaqua. Sa
voix ne pouvait que surprendre qui ne l’avait pas encore entendue. Voilée comme
un tambour funèbre, tout à la fois vive, rapide et étouffée, elle ne semblait
pas sortir de lui, mais de quelqu’un d’autre qui se fût trouvé dans les parages
et qu’on cherchait instinctivement.

— Vous venez donc, messire de
Bouville, de la part du roi Robert de Naples, qui me fait l’honneur de sa
chrétienne confiance. Le roi de Naples… le roi de Naples, répéta-t-il. C’est
fort bien. Mais vous êtes aussi envoyé du roi de France. Vous étiez grand
chambellan du roi Philippe, qui ne m’aimait guère… je ne sais trop pourquoi
d’ailleurs, car j’avais agi à sa convenance lors du concile de Vienne, pour
faire supprimer les Templiers.

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