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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (21 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Comment ? C’est toi qui
gardes la reine Marguerite ? On dit qu’elle avait cent amants. La cuisse
doit lui brûler, et je gage que tu ne t’ennuies guère, vieux pendard !
s’écria Quatre-Barbes.

— Ah ! Ne crois pas
cela !

Des gaillardises, ils passèrent aux
souvenirs, puis aux problèmes du jour. Qu’y avait-il de vrai dans la prétendue
disgrâce de Marigny ? Quatre-Barbes devait savoir, lui qui vivait dans la
capitale. Bersumée apprit ainsi que Monseigneur de Marigny avait triomphé des
noises qu’on lui voulait chercher, que le roi trois jours plus tôt l’avait
rappelé et embrassé devant plusieurs barons, et qu’il était à nouveau aussi
puissant que jamais.

« Me voilà fourré dans de bons
draps avec cette lettre…», pensait Bersumée.

La langue déliée par le vin, Bersumée
glissa vers les confidences, et, demandant à Quatre-Barbes de lui jurer un
secret qu’il se montrait lui-même incapable d’observer, lui révéla la raison de
son voyage.

— À ma place, comment
agirais-tu ?

Le sergent balança un moment son
long nez au-dessus du pichet, puis répondit.

— À ta place, j’irais prendre
les ordres de messire de Pareilles. Il est ton chef. Au moins tu te seras mis à
couvert.

— C’est bien pensé. Ainsi
ferai-je.

L’après-midi s’était écoulé à parler
et à boire. Bersumée était un peu ivre, et surtout se sentait soulagé puisqu’on
avait pris une décision pour lui. Mais l’heure était trop avancée pour qu’il
l’exécutât sur-le-champ. Et Quatre-Barbes, ce soir-là, n’était pas de garde.
Les deux compagnons soupèrent dans la taverne ; l’aubergiste s’excusa de
n’avoir à leur servir que des saucisses aux pois, et se plaignit longuement des
difficultés qu’il rencontrait pour se ravitailler. Le vin seul ne lui manquait
pas.

— Vous êtes encore logé à
meilleure enseigne que nous, dans nos campagnes ; on commence à y vendre
l’écorce des arbres, dit Bersumée.

Après quoi, pour que la fête fût
complète, Quatre-Barbes entraîna Bersumée dans les ruelles, derrière
Notre-Dame, chez les filles follieuses qui, par ordonnance datant de Saint
Louis, continuaient à porter les cheveux teints couleur de cuivre, afin qu’on
pût les distinguer des femmes honnêtes.

Au petit jour, Quatre-Barbes invita
son ami à venir faire toilette dans son casernement du Louvre ; et vers
none, brossé, astiqué, rasé jusqu’au sang, Bersumée se présenta au corps de
garde du Palais pour y demander messire de Pareilles.

Le capitaine général des archers ne
montra aucune hésitation après que Bersumée lui eut expliqué son cas.

— De qui recevez-vous vos
instructions ?

— De vous, messire.

— Qui, au-dessus de moi,
commande à toutes les forteresses royales ?

— Monseigneur de Marigny,
messire.

— À qui devez-vous en référer
pour toutes choses ?

— À vous, messire.

— Et par-dessus moi ?

— À Monseigneur de Marigny.

Bersumée retrouvait ce sentiment
d’honneur à la fois et de protection que connaît le bon militaire devant un
homme porteur d’un grade supérieur au sien, et qui lui dicte une conduite.

— Alors, conclut Alain de
Pareilles, c’est à Monseigneur de Marigny qu’il vous faut délivrer cette
missive. Mais veillez à la lui remettre en main propre.

Une demi-heure plus tard, rue des
Fossés-Saint-Germain, on vint annoncer à Enguerrand de Marigny, qui travaillait
dans son cabinet, qu’un certain capitaine Bersumée, venant de la part de
messire de Pareilles, insistait pour le voir.

— Bersumée… Bersumée… dit
Enguerrand. Ah ! C’est l’âne qui commande à Château-Gaillard. Qu’il entre.

Tout tremblant d’être introduit
devant un si grand personnage, Bersumée eut quelque peine à sortir de dessous
son hoqueton et sa cotte la lettre destinée à Monseigneur d’Artois. Marigny la
lut aussitôt, fort attentivement, et sans que rien parût sur son visage.

— Quand cela a-t-il été
écrit ? demanda-t-il.

— Le jour d’avant-hier,
Monseigneur.

— Vous avez fort bien agi en me
l’apportant. Je vous en complimente Assurez Madame Marguerite que sa lettre ira
où elle doit aller. Et s’il lui vient envie d’en écrire d’autres, faites-leur
prendre le même chemin… En quel point se trouve Madame Marguerite ?

— Comment on peut se trouver en
prison, Monseigneur. Mais elle résiste mieux, à coup sûr, que Madame Blanche,
dont l’esprit paraît un peu se déranger.

Marigny fit un geste vague qui
signifiait que l’esprit des prisonnières lui importait peu.

— Veillez à leur santé de
corps, qu’elles soient nourries et chauffées.

— Monseigneur, je sais que ce
sont vos ordres, mais je n’ai que du blé noir à leur servir, parce qu’il m’en
reste un peu de réserve Pour le bois, il me faut envoyer mes archers en
couper ; or je ne peux exiger trop fréquentes corvées d’hommes qui ne
mangent pas à leur suffisance.

— Mais pourquoi cela ?

— L’argent me manque à
Château-Gaillard. Je n’ai point reçu de quoi aligner mes hommes en solde, ni
renouveler les fournitures qui sont au prix que vous savez, par ce temps où la
famine sévit.

Marigny haussa les épaules.

— Vous ne m’étonnez point,
dit-il. Partout il en va de même. Ce n’est pas moi, ces derniers mois, qui ai
gouverné le Trésor. Mais les choses vont revenir en ordre. Le payeur de votre
bailliage vous alignera avant une semaine. Combien vous doit-on à
vous-même ?

— Quinze livres six sols,
Monseigneur.

— Vous allez sur-le-champ en
recevoir trente.

Et Marigny appela un secrétaire pour
qu’on raccompagnât Bersumée et qu’on lui payât le prix de son obéissance.

Demeuré seul, Marigny relut la lettre
de Marguerite, réfléchit un moment, et puis la jeta dans le feu ; et il
resta devant la cheminée tout le temps que le parchemin mit à se consumer.

Il se sentait vraiment en cet
instant le plus puissant des personnages du royaume ; il tenait en main tous
les destins, même celui du roi.

 

TROISIÈME PARTIE
LE PRINTEMPS DES CRIMES

 

I
LA FAMINE

La misère des hommes de France fut
plus grande cette année-là qu’elle ne l’avait été depuis cent ans, et le fléau
des siècles passés, la famine, réapparut.

À Paris, le prix du boisseau de sel
atteignit dix sous d’argent et le setier de froment se vendit jusqu’à soixante
sous, taux jamais atteints. Cet anormal enchérissement résultait, certes, en
premier lieu, de la désastreuse récolte de l’été précédent ; mais il était
dû aussi pour une bonne part à la désorganisation de l’administration, à
l’agitation que les ligues baronniales entretenaient en plusieurs provinces et
qui rendaient les échanges difficiles, à la panique des gens qui avaient
engrangé par peur de manquer, à l’avidité enfin des spéculateurs.

Février est le plus terrible mois à
franchir durant les années de disette. Les dernières provisions de l’automne
sont épuisées, de même que la résistance des corps et des âmes. Le froid
s’ajoute à la faim. C’est le mois où l’on meurt le plus. Les gens désespèrent
de revoir jamais le printemps, et ce désespoir chez les uns se tourne en
abattement et chez les autres en haine. À prendre trop souvent le chemin du
cimetière chacun se demande quand viendra son tour.

Dans les campagnes, on mangeait les
chiens qu’on ne pouvait plus nourrir, et l’on chassait les chats redevenus
sauvages. Faute de fourrage, le bétail crevait et l’on se battait autour des
rebuts d’équarrissage. Des femmes arrachaient l’herbe gelée pour la dévorer. On
savait que l’écorce de hêtre faisait une meilleure farine que l’écorce de
chêne. Des adolescents se noyaient chaque jour sous la glace des étangs pour
avoir voulu y prendre du poisson. Il n’y avait presque plus de vieillards. Les
menuisiers, hâves et surmenés, clouaient sans relâche des cercueils. Les
moulins étaient muets. Des mères folles berçaient des cadavres d’enfants.
Parfois on assiégeait un monastère ; mais l’aumône était sans pouvoir
quand il ne restait rien à acheter que des suaires.

Parfois, des hordes titubantes
montaient des champs vers les bourgs dans le vain rêve de s’y faire donner du
pain ; mais elles se heurtaient à d’autres hordes d’affamés qui venaient
de la ville et paraissaient avancer vers le Jugement dernier.

Il en était ainsi dans les régions
réputées riches comme dans les régions pauvres, en Artois aussi bien qu’en
Auvergne, en Poitou comme en Champagne, en Bourgogne comme en Bretagne, et même
en Valois, en Normandie, en Beauce, et même en Brie, et même en Ile-de-France. Il
en était ainsi à Neauphle et à Cressay.

La malédiction qui depuis un an
accablait la famille royale semblait s’être étendue pendant l’hiver au royaume
tout entier.

Guccio, lorsqu’il était revenu
d’Avignon à Paris en escortant Bouville, avait bien traversé cette affliction.
Mais logeant dans les prévôtés ou les châteaux royaux, et muni de bon or pour
satisfaire aux prix démesurés des auberges, il avait regardé la disette d’assez
haut.

Il ne s’en souciait pas davantage,
une semaine après son retour, en trottant sur la route de Paris à Neauphle. Son
manteau fourré était chaud, sa monture bien allante, et il courait vers la
femme qu’il aimait. Il polissait les phrases par lesquelles il allait raconter
à la belle Marie de Cressay comment il avait parlé d’elle avec Madame Clémence
de Hongrie, bientôt peut-être reine de France, et comment son souvenir ne
l’avait pas quitté un seul jour… ce qui était d’ailleurs la vérité. Car les
infidélités fortuites n’empêchent pas de songer, bien au contraire, à qui l’on
est infidèle ; c’est même la manière la plus fréquente qu’ont les hommes
d’être constants. Et puis il décrirait à Marie les splendeurs de Naples… Il se
sentait vêtu des prestiges du voyage et des hautes missions ; il venait se
faire aimer.

Ce ne fut qu’au voisinage de
Cressay, parce qu’il connaissait bien le pays et lui vouait tendresse, que
Guccio commença d’ouvrir les yeux sur autre chose que sur soi-même.

Le désert des champs, le silence des
hameaux, la rareté des fumées qui s’élevaient des masures, l’absence d’animaux,
l’état de maigreur et de saleté des quelques hommes rencontrés, et surtout
leurs regards, donnèrent au jeune Toscan un sentiment de malaise et
d’insécurité. Et lorsqu’il pénétra dans la cour du vieux manoir, au-dessus du
ruisseau de la Mauldre, il eut l’intuition du malheur.

Pas un coq sur le fumier, pas un
meuglement du côté des étables, pas un aboi de chien. Le jeune homme avança
sans que quiconque, serviteur ou maître, parût à son approche. La maison
semblait morte. « Sont-ils tous partis ? se demanda-t-il. Les a-t-on
saisis pendant mon absence ? Qu’est-il arrivé ? Ou bien la peste
aurait-elle sévi par ici ? »

Il noua les rênes de son cheval à un
anneau du mur et entra dans le corps du logis. Il se trouva en face de madame
de Cressay.

— Oh ! Messire
Guccio ! s’écria-t-elle. Il me semblait bien… il me semblait bien… Vous
voici donc…

Des larmes étaient venues aux yeux
de dame Eliabel, et elle prit appui sur un meuble, comme si la surprise la
faisait vaciller. Elle avait maigri de vingt livres, et vieilli de dix ans.
Elle flottait dans sa robe qui naguère se tendait bien fort sur ses hanches et
sa poitrine ; elle montrait une mine grise, et des joues affaissées sous
sa guimpe de veuve.

Guccio, pour dissimuler sa surprise
à la voir si changée, regarda la grand-salle autour de lui. Auparavant on y
percevait une certaine dignité de vie seigneuriale maintenue malgré de petits
moyens ; aujourd’hui, tout y disait la misère sans défense, le dénuement
désordonné et poussiéreux.

— Nous ne sommes point dans
notre meilleur pour accueillir un hôte, dit tristement dame Eliabel.

— Où sont vos fils ?

— À la chasse, comme chaque
jour.

— Et mademoiselle Marie ?
demanda Guccio.

— Hélas ! fit dame Eliabel
en baissant les yeux.

— Qu’est-il arrivé ?

Dame Eliabel haussa les épaules,
d’un geste de désolation.

— Elle est si bas, dit-elle, si
faible que je n’espère plus qu’elle se relève jamais, ni même qu’elle atteigne
Pâques.

— Quel mal a-t-elle ? dit
Guccio avec une impatience anxieuse.

— Mais le mal dont nous
souffrons tous et dont on meurt à foison par ici ! La faim, signor Guccio.
Pensez donc, si de gros corps comme l’était le mien sont tout épuisés, pensez
au ravage que la faim peut faire sur des filles encore à grandir ;

— Mais, par Dieu, dame Eliabel,
s’écria Guccio, je croyais que la disette ne frappait que les pauvres
gens !

— Et qui croyez-vous que nous
sommes, sinon de pauvres gens ? Ce n’est point parce que nous avons la
chevalerie et un manoir qui croule que nous sommes mieux lotis. Tout notre
bien, à nous petits seigneurs, est dans nos serfs et dans le labeur que nous en
tirons. Comment pourrions-nous attendre qu’ils nous nourrissent, quand ils
n’ont pas à manger pour eux-mêmes et viennent mourir devant notre porte en nous
tendant la main ? Nous avons dû tuer notre bétail pour le partager avec
eux. Ajoutez à cela que le prévôt nous a obligés de lui fournir des vivres,
d’ordre du roi a-t-il dit, sans doute pour nourrir ses sergents, car ceux-là
sont toujours bien gras… Quand tous nos paysans seront morts, que nous restera-t-il,
sinon que d’en faire autant ? La terre ne vaut rien ; elle ne vaut
qu’autant qu’on la travaille, et ce ne sont point les cadavres qu’on y enfouit
qui la feront produire… Nous n’avons plus ni valets ni servantes. Notre pauvre
boiteux…

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