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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (22 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Celui que vous appeliez votre
écuyer tranchant ?

— Oui, notre écuyer tranchant…
dit-elle avec un sourire triste. Eh bien, il est parti pour le cimetière
l’autre semaine. Et tout à l’avenant.

Guccio hocha la tête, d’un air de
compassion. Mais une seule personne, dans tout ce drame, lui importait.

— Où est Marie ?
demanda-t-il.

— Là-haut, dans sa chambre.

— Puis-je la voir ?

— Venez.

Guccio la suivit dans l’escalier
qu’elle gravit d’un pas lent, marche à marche, en s’aidant de la corde de
chanvre qui pendait le long du pivot de la vis.

Marie de Cressay reposait sur un lit
étroit, à l’ancienne mode, où les couvertures n’étaient pas bordées et où les
matelas et les coussins étaient très élevés sous le buste, en sorte que la
personne allongée semblait sur un plan incliné, les pieds piquant vers le sol.

— Messire Guccio… messire
Guccio… murmura Marie.

Ses yeux étaient agrandis d’un cerne
bleu ; ses longs cheveux châtains et or étaient épars sur un oreiller de
velours râpé jusqu’à la trame. Ses joues amincies, son cou fragile,
présentaient une transparence inquiétante. L’impression de rayonnement solaire
qu’elle donnait auparavant s’était effacée, comme si un grand nuage blanc fût
passé au-dessus d’elle.

Dame Eliabel se retira, pour éviter
de montrer ses larmes.

— Marie, ma belle Marie, dit
Guccio en s’approchant du lit.

— Enfin, vous voilà ;
enfin vous êtes de retour. J’ai eu si peur, oh ! si peur de mourir sans
vous revoir.

Elle regardait intensément Guccio,
et ses yeux contenaient une grande question inquiète. Inclinée comme elle se
trouvait par l’étrange entassement des matelas, elle ne semblait pas absolument
réelle, mais découpée dans quelque fresque, ou plutôt dans un vitrail aux
perspectives redressées.

— De quoi souffrez-vous,
Marie ? dit Guccio.

— De faiblesse, mon bien-aimé,
de faiblesse. Et puis de la grande crainte que vous m’ayez abandonnée.

— J’ai dû aller en Italie pour
le service du roi, et partir si hâtivement que je n’ai pu vous en avertir.

— Pour le service du roi…
répéta-t-elle faiblement.

La grande interrogation muette était
toujours au fond de son regard. Et Guccio se sentit brusquement honteux de sa
bonne santé, de ses vêtements fourrés, des semaines insouciantes passées en
voyage, honteux même du soleil de Naples, honteux surtout de la vanité qui
l’emplissait jusqu’à l’heure précédente pour avoir vécu parmi les puissants de
ce monde.

Marie avança sa belle main
amaigrie ; et Guccio prit cette main ; et leurs doigts refirent
connaissance, s’interrogèrent et finirent par s’unir, entrecroisés dans ce
geste où l’amour se promet plus sûrement que par un baiser, comme si les mains
de deux êtres se liaient pour une même prière.

La question muette disparut alors du
regard de Marie. Elle ferma les paupières et ils restèrent ainsi un moment sans
parler.

— Il me semble, à tenir vos
doigts, que j’y puise force, dit-elle enfin.

— Marie, voyez ce que je vous
ai rapporté !

Il tira de son aumônière deux
plaques d’or fines et gravées, incrustées de perles et de pierres cabochons,
comme il était de mode alors dans les classes riches d’en coudre aux cols des
manteaux. Marie prit les plaques et les éleva jusqu’à ses lèvres. Guccio eut un
serrement de cœur, car, un bijou, fût-il ciselé par le plus habile orfèvre de
Florence ou de Venise, n’apaise point la faim. « Un pot de miel ou de
fruits confits eût été aujourd’hui un meilleur présent », pensa-t-il. Et
une grande hâte d’agir le saisit.

— Je vais aller chercher de
quoi vous guérir, s’écria-t-il.

— Que vous soyez là, que vous
pensiez à moi, je ne demande rien d’autre… Partez-vous déjà ?

— Je serai de retour dans peu
d’heures.

Il allait franchir la porte.

— Votre mère… sait-elle ?
dit-il à mi-voix.

Marie fit des paupières un signe
négatif.

— Je n’ai point voulu disposer
de vous, répondit-elle. C’est à vous de disposer de moi, si Dieu veut que je
vive.

En redescendant dans la grand-salle,
Guccio trouva dame Eliabel en compagnie de ses deux fils qui venaient de
rentrer. Le visage creux, les yeux brillants de fatigue, les vêtements déchirés
et mal rapiécés, Pierre et Jean de Cressay portaient eux aussi les marques de
la détresse. Ils témoignèrent à Guccio la joie qu’ils avaient de revoir un ami.
Mais ils ne pouvaient se défendre d’un peu d’envie et d’amertume à contempler
l’aspect prospère du jeune Lombard. « La banque, décidément, se défend
mieux que la noblesse », pensait Jean de Cressay.

— Notre mère vous a raconté et
puis vous avez vu Marie… dit Pierre. Admirez notre chasse de ce matin. Un
corbeau qui s’était rompu la patte, et un mulot. L’honnête bouillon pour toute
une famille que l’on va faire avec cela ! Que voulez-vous ? Tout est
piégé. On a beau promettre le bâton aux paysans s’ils chassent pour eux-mêmes,
ils préfèrent recevoir le bâton et manger le gibier. À leur place on en ferait
autant. Il ne nous reste que trois chiens…

— Les faucons milanais que je
vous ai donnés l’automne passé vous font-ils bon service, au moins ?
demanda Guccio.

Les deux frères baissèrent les yeux
d’un air gêné. Puis Jean, l’aîné, se décida à dire en tirant sur sa
barbe :

— Nous avons dû les céder au
prévôt Portefruit, pour qu’il consentît à nous laisser notre dernier porc.
D’ailleurs, nous n’avions plus de quoi les acharner.

— Vous avez eu grandement
raison, répondit Guccio ; à l’occasion, je vous en procurerai d’autres.

— Ce blaireau de prévôt,
s’écria Pierre de Cressay, ne s’est point fait meilleur, je vous jure, depuis
la fois que vous nous avez tirés de ses griffes. Il est à lui seul pire que la
disette, et il en double le mal.

— J’ai vergogne, messire
Guccio, de la petite chère que je vais vous offrir à partager, dit la veuve.

Guccio mit à son refus beaucoup de
délicatesse, alléguant qu’il était attendu à son comptoir de Neauphle.

— Je vais faire en sorte aussi
de vous découvrir quelques victuailles, ajouta-t-il. Vous ne pouvez continuer
ainsi, et surtout votre fille.

— Nous vous avons moult grâces
de votre pensée, répondit Jean de Cressay, mais vous ne trouverez rien, fors
l’herbe au long des chemins.

— Allons donc ! s’écria
Guccio en frappant sur sa bourse. Je ne serais point Lombard si je n’y réussissais.

— L’or même n’est plus
d’utilité.

— C’est bien ce que nous
verrons.

Il était dit que Guccio, à chacun de
ses passages dans cette famille, y jouerait le chevalier sauveur et non le
créancier. Il ne songeait même plus à la dette de trois cents livres jamais
acquittée depuis la mort du sire de Cressay.

Il piqua vers Neauphle, persuadé que
les commis du comptoir Tolomei le tireraient d’affaire. « Tels que je les
connais, ils ont dû prudemment engranger, ou bien ils savent où se fournir
lorsqu’on a les moyens de payer ».

Mais il surprit les trois commis
serrés autour d’un feu de tourbe ; ils avaient la mine cireuse et le nez
tristement pointé vers le sol.

— Depuis deux semaines, tout
trafic est arrêté, signor Guccio, lui déclara le chef de comptoir. On ne fait
même point une opération par jour. Les créances ne rentrent pas, et il
n’avancerait à rien d’ordonner saisie ; on ne prend pas le néant… Des
provisions de bouche ?

Il haussa les épaules.

— Nous allons faire festin tout
à l’heure d’une livre de châtaignes, poursuivit-il, et nous en lécher les
lèvres pendant trois jours. Vous avez encore du sel à Paris ? C’est le
manque de sel surtout qui fait dépérir. Si vous pouviez seulement nous en faire
parvenir un boisseau ! Le prévôt de Montfort en a, mais il ne veut point
le distribuer. Ah ! Celui-là n’est privé de rien, soyez-en certain ;
il a rançonné tout l’alentour comme pays en guerre.

— Mais c’est une vraie peste,
en vérité, que ce Portefruit ! s’écria Guccio. Je m’en vais lui parler,
moi. Je l’ai déjà maté une fois, ce voleur.

— Signor Guccio… dit le chef du
comptoir voulant, engager le jeune homme à la prudence.

Mais Guccio était déjà dehors et
remontait à cheval. Un sentiment de haine comme il n’en avait jamais connu lui
écartelait la poitrine. Parce que Marie de Cressay était en train de mourir de
faim, il passait du côté des pauvres et des souffrants ; et à cela seul il
eût pu s’apercevoir que son amour était vrai.

Lui, le Lombard, l’enfant de
l’argent, il prenait brusquement parti pour le clan de la misère. Il remarquait
à présent que les murs des maisons semblaient suer la mort. Il se sentait
solidaire de ces familles chancelantes qui suivaient des cercueils, de ces
hommes à la peau collée sur les pommettes et dont les regards étaient devenus
des regards de bêtes.

Il allait planter sa dague dans le
ventre du prévôt Portefruit ; il y était décidé. Il allait venger Marie,
venger toute la province et accomplir un geste de justicier. Il serait arrêté,
bien sûr ; il voulait l’être, et l’affaire irait loin. Son oncle Tolomei
remuerait ciel et terre ; messire de Bouville et Monseigneur de Valois
seraient avertis. Le procès viendrait devant le Parlement de Paris, et même
devant le roi. Et alors Guccio s’écrierait : « Sire, voilà pourquoi
j’ai tué votre prévôt…»

Une lieue et demie de galop lui
calma un peu l’imagination. « Rappelle-toi, mon garçon, qu’un cadavre ne
paie pas d’intérêts », avait-il entendu répéter par ses oncles banquiers,
depuis sa petite enfance. Au bout du compte, chacun ne se bat bien qu’avec les armes
qui lui sont propres ; Guccio, ainsi que tout Toscan aisé, savait assez
convenablement manier les lames courtes, mais ce n’était pas là sa spécialité.

Il ralentit donc à l’entrée de
Montfort-l’Amaury, mit son cheval et son esprit au calme, et se présenta à la
prévôté. Comme le sergent de garde ne lui montrait pas tout l’empressement
souhaité, Guccio sortit de dessous son manteau le sauf-conduit, scellé du sceau
royal, que Valois lui avait fait établir pour les besoins de sa mission à
Naples.

Les termes en étaient assez larges…
« Je requiers tous baillis, sénéchaux et prévôts de porter aide et
assistance… » pour que Guccio pût l’utiliser encore.

— Service du roi ! dit-il.

À la vue du sceau royal, le sergent
de la prévôté devint aussitôt courtois et zélé, et courut ouvrir les portes.

— Tu feras manger mon cheval,
lui ordonna Guccio.

Les gens sur lesquels nous avons eu
une fois l’avantage se tiennent généralement pour battus d’avance dès qu’ils se
retrouvent en notre présence. Veulent-ils regimber, cela ne change rien ;
les eaux coulent toujours dans le même sens. Ainsi en était-il entre Portefruit
et Guccio.

Les sourcils ronds, les joues
rondes, la panse ronde, le prévôt, vaguement inquiet, roula plutôt qu’il ne
marcha au-devant de son visiteur.

La lecture du sauf-conduit ne fit
que le troubler davantage. Quelles pouvaient bien être les fonctions secrètes
de ce jeune Lombard ? Venait-il enquêter, inspecter ? Le roi Philippe
le Bel avait ainsi de ces agents mystérieux qui sous le couvert d’un autre
métier parcouraient le royaume, faisaient leurs rapports ; et puis
soudain, une grille de prison s’ouvrait…

— Ah ! Messire Portefruit,
avant toute chose je veux vous apprendre, dit Guccio, que je n’ai point parlé
en haut lieu de cette affaire de tailles de mutation, pour les sires de
Cressay, qui nous donna occasion de nous rencontrer l’autre année. J’ai bien
admis qu’il s’agissait d’une erreur. Ceci pour vous tranquilliser.

Belle manière, en effet, de rassurer
le prévôt ! C’était lui dire en clair, dès l’abord : « Je vous
rappelle que je vous ai pris en flagrant délit de prévarication, et que je puis
le faire savoir quand je voudrai. »

La face lunaire du prévôt pâlit un
peu, ce qui accentua, par opposition, la couleur vineuse de la tache de
naissance qui lui couvrait la tempe et une partie du front.

— Je vous sais gré, messire
Baglioni, de votre jugement, répondit-il. En effet, c’était une erreur.
D’ailleurs j’ai fait gratter les livres.

— Ils avaient donc besoin
d’être grattés ? remarqua Guccio.

L’autre comprit qu’il venait de
prononcer une sottise dangereuse. Décidément ce jeune Lombard avait le don de
lui brouiller la tête.

— J’allais justement me mettre
à dîner, dit-il pour changer au plus vite de sujet. Me ferez-vous l’honneur de
partager…

Il commençait de se montrer
obséquieux. L’habileté commandait à Guccio d’accepter ; les gens ne se
livrent jamais mieux qu’à table. Et puis Guccio depuis le matin avait beaucoup
couru sans rien manger. Si bien qu’étant parti de Neauphle pour tuer le prévôt,
il se retrouva confortablement assis en face de lui, et ne se servant de sa
dague que pour trancher dans un cochon de lait, rôti à point, et qui baignait
dans une belle graisse dorée.

La chère que faisait le prévôt au
milieu d’un pays en famine était proprement scandaleuse. « Quand je pense,
se disait Guccio, que je suis venu quérir de quoi nourrir Marie, et que c’est
moi qui suis à goinfrer ! » Chaque bouchée accroissait sa
haine ; et comme le prévôt, croyant se concilier son visiteur, présentait
ses meilleures provisions et ses vins les plus rares, Guccio, à chaque rasade
qu’on le forçait d’accepter, se répétait : « Il rendra compte de tout
cela, ce malfaiteur. J’agirai si bien que je l’enverrai se balancer au bout
d’une corde. » Jamais repas ne fut dévoré avec plus d’appétit de la part
de l’invité, et si peu de bénéfice pour celui qui l’offrait. Guccio ne manquait
pas une occasion de mettre son hôte mal à l’aise.

BOOK: La Reine étranglée
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