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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (19 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Louis X se trouvait donc en
possession des conclusions de la commission, prononcées à six voix contre deux,
et pourtant il hésitait à les approuver ; cette hésitation blessait
vivement son frère.

— Les comptes de Marigny sont
purs ; je vous en produis la preuve, reprit Philippe de Poitiers. Si vous
souhaitiez un autre rapport que celui de la vérité, alors il vous fallait
désigner un autre rapporteur que moi.

— Les comptes… les comptes…
répliqua Louis X. Chacun sait bien qu’on leur fait dire ce que l’on veut.
Et chacun sait aussi que vous êtes favorable à Marigny.

Poitiers considéra son frère avec un
mépris calme.

— Je ne suis ici favorable à
rien, Louis, sinon au royaume et à la justice ; c’est pourquoi je vous
présente à signer le quitus qu’il convient de donner à Marigny.

Toutes les oppositions de
tempérament qui avaient existé entre Philippe le Bel et Charles de Valois
réapparaissaient entre Louis X et Philippe de Poitiers. Mais les rôles,
cette fois, étaient inversés. Naguère, le frère régnant possédait vraiment
toutes les qualités d’un roi, et Valois auprès de lui jouait les brouillons. À
présent c’était le brouillon qui régnait, et son cadet qui montrait des
aptitudes de souverain. Pendant vingt-neuf ans, Valois avait pensé :
« Ah ! Si seulement j’étais né le premier ! » Et maintenant
Poitiers commençait à se dire, mais avec plus de justesse : « Je
tiendrais certainement mieux la place où la naissance a mis mon frère. »

— Et puis, les comptes ne sont
pas tout. D’autres choses ne me plaisent guère, dit Louis. Ainsi cette lettre
que j’ai reçue du roi d’Angleterre, me recommandant de reporter sur Marigny la
confiance que notre père avait en lui, et vantant les services qu’il avait
rendus aux deux royaumes… Je n’aime point qu’on me dicte mes actes.

— Est-ce parce que notre
beau-frère vous donne un sage conseil qu’il vous faut aussitôt refuser de le
suivre ?

Louis X détourna le regard et
s’agita un peu sur son siège. Il répondait à côté des questions et visiblement
voulait gagner du temps.

— J’attendrai pour me prononcer
d’avoir entendu Bouville, dont le retour m’est annoncé tout à l’heure, dit-il.

— Qu’a donc Bouville à voir
dans votre décision ?

— Je veux avoir les nouvelles
de Naples, et celles du conclave, répondit le Hutin avec énervement. Je ne
souhaite point aller contre notre oncle Charles au moment qu’il me trouve une
épouse et qu’il me fait un pape.

— Ainsi vous êtes prêt à
sacrifier aux humeurs de notre oncle un ministre intègre, et à éloigner du
pouvoir le seul homme qui sache, en ce jour, conduire les affaires. Prenez
garde, mon frère ; vous ne pourrez point maintenir demi-mesure. Vous avez
bien vu que, tandis que nous étions à éplucher les comptes de Marigny comme
ceux d’un mauvais serviteur, tout continuait en France à lui obéir ainsi que
par le passé. Il vous faudra, ou bien le restaurer en toute sa puissance, ou
bien l’abattre complètement en le tenant coupable de crimes inventés et en le
châtiant d’avoir été fidèle. Choisissez. Marigny peut mettre une année encore
avant de vous donner un pape ; mais il vous en donnera un conforme aux
intérêts du royaume. Notre oncle Charles, lui, va vous promettre un Saint-Père
pour chaque lendemain ; il n’ira sans doute pas plus vite, mais il vous
sortira quelque Caëtani qui voudra repartir pour Rome, et de là-bas nommer vos
évêques et tout régenter chez vous.

Il prit le quitus qu’il avait
préparé, et l’approcha de ses yeux, car il était fort myope, pour le relire une
dernière fois.

«… ainsi approuve, loue et reçois
les comptes du sire Enguerrand de Marigny et le tiens quitte, lui et ses hoirs,
de toutes les recettes faites par l’Administration du Trésor du Temple, du
Louvre et de la Chambre du Roi. »

Il ne manquait au parchemin que le
paraphe royal et l’apposition du sceau.

— Mon frère, reprit Poitiers,
vous m’avez assuré que je serais fait pair à la fin du deuil, et que je devais
déjà me regarder comme tel. En tant que pair du royaume je vous donne conseil
de signer. C’est accomplir un acte dicté par la justice.

— La justice n’appartient qu’au
roi ! s’écria le Hutin avec la soudaine violence qu’il montrait lorsqu’il
se sentait en mauvais cas.

— Non, Sire, répliqua calmement
Philippe ; non, Sire ; c’est le roi qui appartient à la justice, pour
en être l’expression et la faire triompher.

Le même jour et vers la même heure,
Bouville et Guccio atteignaient Paris. La capitale commençait à s’engourdir
dans le froid et l’ombre tôt venue des soirées d’hiver.

Mathieu de Trye attendait les
voyageurs à la porte Saint-Jacques. Il était chargé de saluer Bouville au nom
du roi, et de le conduire aussitôt auprès de ce dernier.

— Eh quoi ? sans le
moindre repos ? dit Bouville. Je suis aussi rompu que sale, mon bon ami,
et je ne tiens debout que par miracle. Je n’ai plus l’âge de telles équipées.
Ne pouvait-on m’accorder de faire toilette et de dormir un brin ?

Il était mécontent de la hâte qu’on
lui imposait. Il avait imaginé qu’il souperait avec Guccio une dernière fois,
dans le cabinet privé de quelque bonne auberge, et qu’ils se diraient alors
toutes ces choses qu’on n’a pas trouvé le moyen de se confier, en soixante
jours de voyage, et qu’on éprouve le besoin de formuler, l’ultime soir, comme
si l’occasion ne s’en devait plus représenter.

Au lieu de cela, ils furent forcés
de se séparer en pleine rue, et sans même grande effusion d’amitié, car la
présence de Mathieu de Trye les gênait. Bouville avait le cœur gros ; il
ressentait la mélancolie des choses qui s’achèvent ; et, regardant Guccio
s’en aller, il voyait s’éloigner les beaux jours de Naples, ce miraculeux
moment de jeunesse dont le sort venait de gratifier son automne. Maintenant, le
regain était fauché et ne repousserait plus.

« Je n’ai point dit assez merci
à ce gentil compagnon pour tout le service qu’il m’a rendu et pour l’agrément
que j’ai eu de son escorte » pensait Bouville.

Il ne remarqua même pas, tant la
chose allait de soi, que Guccio emportait le coffre contenant le restant de
l’or des Bardi ; petite somme au demeurant, après tous les frais de
l’expédition et l’obole au cardinal, mais qui permettrait au moins à la
compagnie Tolomei de percevoir sa commission.

Cela n’empêchait point Guccio
d’avoir lui aussi de l’émotion à quitter le gros Bouville ; chez les gens
bien doués pour les affaires, le sens de l’intérêt n’entrave nullement le jeu
des sentiments.

Bouville, pénétrant au Palais, y
nota certains détails qui ne lui plurent pas. Les serviteurs semblaient avoir
perdu l’exactitude appliquée qu’il avait su leur imposer, du temps du roi
Philippe, et cet air de déférence et de cérémonie, qui prouvait, en leurs
moindres gestes, qu’ils appartenaient à la maison royale. Le relâchement était
visible.

Toutefois, quand l’ancien grand
chambellan se trouva en présence de Louis X, il perdit toute idée
critique ; il était devant le roi et ne songeait plus à rien d’autre qu’à
s’incliner assez bas.

— Alors, Bouville, demanda le
Hutin après avoir accordé à son ambassadeur une brève accolade, alors, comment
est Madame de Hongrie ?

— Redoutable, Sire ; elle
n’a cessé de me faire trembler. Mais elle est bien étonnante d’esprit, pour son
âge.

— Son apparence, sa
figure ?

— Fort majestueuse encore,
Sire, bien que les dents lui manquent tout à fait.

Louis X eut un recul
inquiet ; et Charles de Valois, qui assistait à l’audience, éclata de
rire.

— Mais non, Bouville,
dit-il ; le roi ne vous interroge point sur la reine Marie, mais sur
Madame Clémence.

— Oh ! Pardon, Sire !
répondit Bouville en rougissant. Madame Clémence ? Mais je vais vous la
montrer.

Et il fit apporter le tableau
d’Oderisi qu’on sortit de sa caisse et qu’on posa sur une crédence. Les volets
qui protégeaient le portrait furent ouverts ; on approcha des chandelles.

Louis s’avança prudemment, comme
s’il craignait la confrontation ; puis il eut un sourire à l’adresse de
son oncle.

— Le beau pays que c’est
là-bas, Sire, si vous saviez ! s’écria Bouville en revoyant Naples sur les
deux volets du tableau. Le soleil y luit toute l’année ronde ; les gens y
sont gais, et partout on entend chanter…

— Alors, mon neveu, vous
avais-je trompé ? dit Valois. Admirez ce teint, ces cheveux comme du miel,
cette belle pose de noblesse ! Et la gorge, mon neveu, quelle belle gorge
de femme !

Lui-même, qui n’avait pas vu la
jeune princesse depuis une dizaine d’années, se sentait rassuré et plein de
contentement de soi.

— Et dois-je dire au roi,
ajouta Bouville, que Madame Clémence est encore plus avenante à contempler au
naturel…

Louis se taisait ; il semblait
qu’il eût oublié leur présence. Le front en avant, l’échine un peu voûtée, il
était absorbé dans un étrange tête-à-tête avec le tableau. Il faisait plus que
l’examiner ; il l’interrogeait, et s’interrogeait. Dans les yeux bleus de
Clémence de Hongrie, il retrouvait quelque chose du regard d’Eudeline, une
sorte de patience rêveuse, de bonté apaisante. Et le sourire, les couleurs
mêmes n’étaient pas sans suggérer certains rapports de ressemblance avec la
belle lingère du palais… Une Eudeline, mais qui fût née de rois, et pour être
reine.

Pendant un instant, Louis chercha à
superposer au portrait, par souvenir, le visage de Marguerite de Bourgogne, son
front rond et bombé, ses cheveux noirs qui frisaient, sa peau de brune, ses
yeux facilement hostiles… Et puis ce visage s’effaça ; celui de Clémence
reparut, triomphant dans sa beauté calme. Et Louis acquit la conviction
qu’auprès de cette blonde princesse son corps n’aurait pas à redouter de
défaillance.

— Ah ! Elle est belle,
elle est vraiment belle ! dit-il enfin. Mon oncle, c’est bonne idée que
vous avez eue, et aussi de commander cette image. Je vous en sais gré,
hautement. Et vous, messire de Bouville, je vous donnerai deux cents livres de
revenus sur le Trésor… le jour des noces.

— Oh ! Sire, murmura
Bouville avec reconnaissance, l’honneur de vous servir me récompense bien
assez. Le roi marchait, tout agité.

— Ainsi nous sommes fiancés,
reprit-il. Nous sommes fiancés… Il ne me reste plus qu’à être démarié.

— Oui, Sire, et il faut que
cela soit fait avant l’été. C’est la condition pour que vous puissiez convoler
avec Madame Clémence.

— J’espère bien que je n’aurai
pas si longtemps à attendre. Mais qui a posé cette condition ?

— La reine Marie, Sire… reprit
Bouville. Elle a d’autres partis pour sa petite-fille, et, encore que vous
soyez certes le plus glorieux à ses yeux et le plus souhaité, elle n’entend pas
s’engager au-delà.

Louis X alors se tourna d’un
mouvement interrogateur vers Valois, qui lui-même prit une mine étonnée.

Pendant l’absence de Bouville,
Valois, qui, en contact épistolaire avec Naples, se donnait les gants de tout
arranger, avait certifié à son neveu que l’engagement était bien en train de se
conclure, définitif et sans clause de délai.

— Madame de Hongrie vous a donc
exprimé cette condition en dernier instant ? dit-il à Bouville.

— Non, Monseigneur ; elle
en a parlé plusieurs fois ; et elle y est revenue au dernier instant.

— Bah ! Ce n’est qu’un mot
pour nous hâter un peu, et se faire valoir. Si par aventure, tout à fait
improbable d’ailleurs, l’annulation tardait davantage, Madame de Hongrie
prendrait patience.

— Je ne sais,
Monseigneur ; la chose était dite de manière bien sérieuse et bien ferme.

Valois ne se sentait pas fort à
l’aise, et tapotait du bout des doigts le bras de son siège.

— Avant l’été, murmurait
Louis ; avant l’été… Et en quel point avez-vous trouvé le conclave ?

Bouville fit alors le récit de son
expédition en Avignon, sans trop insister sur ses mésaventures
personnelles ; il rapporta les informations recueillies par Guccio,
raconta son entrevue avec le cardinal Duèze, et insista sur le fait que
l’élection d’un pape dépendait avant tout de Marigny.

Louis X écoutait avec une
grande attention, tout en portant fréquemment les yeux vers le portrait de
Clémence de Hongrie.

— Duèze… oui, disait-il.
Pourquoi pas Duèze ?… Il est prêt à prononcer l’annulation… Il lui manque
sept voix françaises… Ainsi vous m’assurez, Bouville, que seul Marigny peut
venir à bout de cette affaire ?

— C’est mon sentiment absolu,
Sire.

Le Hutin se déplaça lentement vers
la table où était posé le quitus préparé par Philippe de Poitiers. Il prit une
plume d’oie, la trempa dans l’encre.

Charles de Valois pâlit.

— Mon neveu, s’écria-t-il en
s’élançant, vous n’allez pas donner décharge à ce coquin ?

— D’autres que vous, mon oncle,
affirment que ses comptes sont francs. Six des barons désignés pour faire
l’examen sont de cet avis ; il n’est que votre chancelier pour partager le
vôtre.

— Mon neveu, je vous supplie
d’attendre… Cet homme vous trompe comme il a trompé votre père ! cria
Valois.

Bouville aurait voulu être hors de
la pièce.

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