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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (30 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Dans la Galerie mercière, marchands
et badauds observaient quatre ouvriers maçons, perchés sur un échafaudage, et
qui descellaient la grande statue d’Enguerrand de Marigny. Elle tenait à la
muraille, non seulement par le socle, mais par le dos. Les pics et les burins
frappaient la pierre qui volait en éclats blancs.

Une fenêtre intérieure, qui donnait
vue sur l’ensemble de la Galerie, s’ouvrit ; Valois et le chancelier
apparurent à la balustrade. Les badauds, apercevant leurs nouveaux maîtres,
ôtèrent leurs bonnets.

— Continuez, bonnes gens,
continuez à regarder ; c’est bon travail que l’on fait là, lança Valois en
adressant à la petite foule un geste engageant.

Puis, se tournant vers Mornay, il
lui demanda :

— Avez-vous achevé l’inventaire
des biens de Marigny ?

— J’ai achevé, Monseigneur, et
le compte en est assez gras.

— Je n’en doute point, dit
Valois. Ainsi le roi va se trouver en fonds pour récompenser ceux qui l’ont
servi en cette affaire, dit Valois. Tout d’abord j’exige retour de ma terre de
Gaillefontaine que le coquin m’avait prise par duperie dans un mauvais échange.
Cela n’est point récompense ; c’est justice. D’autre part, il conviendrait
que mon fils Philippe disposât enfin d’un hôtel en propre et qu’il eût son
train personnel. Marigny possédait deux maisons, celle des Fossés-Saint-Germain
et celle de la rue d’Autriche. J’incline pour la seconde… Je sais aussi que le
roi veut faire quelque libéralité à Henriet de Meudon, son veneur, qui lui
ouvre ses paniers à colombes ; notez donc ce désir. Ah ! Surtout
n’oubliez pas que Monseigneur d’Artois attend depuis cinq ans les revenus de
son comté de Beaumont. C’est l’occasion de lui en remettre une part. Le roi a
de grandes dettes envers notre cousin d’Artois.

— Le roi va devoir aussi, dit
le chancelier, offrir à sa nouvelle épouse les présents d’usage, et il semble
décidé, dans l’amour qu’il a, aux plus grandes largesses. Or sa cassette n’est
guère en état d’y subvenir. Ne pourrait-on prendre sur les biens de Marigny les
faveurs qui seront attribuées à notre nouvelle reine ?

— C’est sagement pensé, Mornay.
Préparez un partage en ce sens, où vous placerez ma nièce de Hongrie en tête
des bénéficiaires ; le roi ne pourra qu’y souscrire.

Valois, tout en parlant, continuait
de regarder le travail des maçons.

— Bien sûr, Monseigneur, reprit
le chancelier, je me garderai de rien demander pour moi-même…

— Et en cela, vous agirez bien,
Mornay, car de méchants esprits auraient beau jeu de dire qu’en poursuivant
Marigny, vous ne cherchiez que votre profit. Faites donc grossir un peu ma
part, afin que je vous puisse gratifier à proportion de vos mérites… Ah !
Elle a bougé ! ajouta Valois en pointant le doigt vers la statue.

La grande effigie de Marigny était
maintenant complètement décollée du mur ; on l’entourait de cordes. Valois
posa sa main baguée sur le bras du chancelier.

— L’homme en vérité est
créature étrange, dit-il. Savez-vous que soudain j’éprouve comme un vide de
l’âme ? J’avais si fort accoutumé de haïr ce méchant qu’il me semble à
présent qu’il va me manquer…

À l’intérieur du Palais,
Louis X, dans le même moment, achevait de se faire raser. Auprès de lui se
trouvait dame Eudeline, rose et fraîche, tenant par la main une enfant de dix
ans, blonde, un peu maigre, intimidée, et qui ne savait pas que ce roi, dont on
séchait le menton à l’aide de toiles chaudes, était son père.

La première lingère du Palais
attendait, émue, pleine d’espoir, d’apprendre la raison pour laquelle Louis les
avait mandées, elle et sa fille.

Le barbier sortit, emportant bassin,
rasoirs et onguents.

Le roi de France se leva, secoua ses
longs cheveux autour de son col et dit :

— Mon peuple est content,
n’est-il pas vrai, Eudeline, que j’aie fait pendre Marigny ?

— Certes, Monseigneur Louis…
Sire, je veux dire. Chacun se plaît à croire que les temps du malheur sont
finis…

— C’est bien, c’est bien. Je
veux qu’il en soit ainsi.

Louis X traversa la chambre, se
pencha sur un miroir, étudia son visage quelques instants, se retourna.

— Je t’avais promis d’assurer
l’établissement de cette enfant… Elle s’appelle Eudeline, comme toi…

Des larmes d’émotion vinrent aux
yeux de la lingère ; et elle pressa légèrement l’épaule de sa fille.
Eudeline la petite s’agenouilla pour entendre de la bouche souveraine, l’annonce
des bienfaits.

— Sire, cette enfant vous
bénira jusqu’à son dernier jour en ses prières…

— C’est justement ce que j’ai
décidé, répondit le Hutin. Qu’elle prie. Elle entrera en religion, au couvent
de Saint-Marcel qui est réservé aux filles nobles, et où elle sera mieux que
nulle part.

La stupeur parut sur les traits
d’Eudeline la mère.

— Est-ce donc cela, Sire, que
vous voulez pour elle ? La cloîtrer ?

— Eh quoi ? N’est-ce pas
un bon établissement ? dit Louis. Et puis il faut que cela soit ;
elle ne saurait rester dans le monde. Et je trouve bon pour notre salut et pour
le sien qu’elle rachète par une vie de piété la faute que nous avons commise en
sa naissance. Quant à toi…

— Monseigneur Louis,
m’enfermerez-vous aussi au cloître ? demanda Eudeline avec effroi.

Comme le Hutin avait changé, en peu
de temps ! Elle ne retrouvait plus rien, en ce roi qui dictait ses ordres
d’un ton sans réplique, ni de l’adolescent inquiet auquel elle avait appris
l’amour, ni du pauvre prince, grelottant d’angoisse, d’impuissance et de froid,
qu’elle avait encore réchauffé dans ses bras un soir de l’hiver passé. Les yeux
seuls gardaient leur expression fuyante.

— Pour toi, dit-il, je vais te
donner charge de surveiller à Vincennes le meuble et le linge, pour que tout
soit prêt chaque fois que j’y viendrai.

Eudeline hocha la tête. Cet
éloignement du Palais, cet envoi dans une résidence secondaire, elle les
ressentait comme une offense. N’était-on pas satisfait de la façon dont elle
tenait son office ? En un sens, elle eût mieux accepté le couvent ;
son orgueil eût été moins blessé.

— Je suis votre servante et
vous obéirai, répondit-elle froidement.

Elle invita Eudeline la petite à se
relever et lui reprit la main.

Au moment de franchir la porte, elle
aperçut le portrait de Clémence de Hongrie posé sur une crédence, et
demanda :

— C’est elle ?

— C’est la prochaine reine de
France, répondit Louis X non sans hauteur.

— Soyez donc heureux, Sire, dit
Eudeline en sortant.

Elle avait cessé de l’aimer.

« Certes, certes, je vais être
heureux », se répétait Louis, marchant à travers la chambre où le soleil
entrait à grands rayons.

Pour la première fois depuis son
avènement, il se sentait pleinement satisfait et sûr de soi. Il s’était délivré
de son épouse infidèle, délivré du trop puissant ministre de son père ; il
éloignait du Palais sa première maîtresse et envoyait sa fille naturelle au
couvent
[17]
.

Tous les chemins nettoyés, il
pouvait maintenant accueillir la belle princesse napolitaine, et se voyait déjà
vivre auprès d’elle un long règne de gloire.

Il sonna le chambellan de service.

— J’ai fait mander messire de
Bouville. Est-il arrivé ?

— Oui, Sire ; il attend
vos ordres.

À ce moment les murs du Palais
vibrèrent sous un choc sourd.

— Qu’est ceci ? demanda le
roi.

— La statue, je pense, Sire,
qui vient de tomber.

— C’est bien… Dites à Bouville
d’entrer.

Et il se disposa à recevoir l’ancien
grand chambellan.

Dans la Galerie mercière, la statue
d’Enguerrand gisait sur le pavement. Les cordes avaient glissé un peu vite, et
les vingt quintaux de pierre avaient brutalement heurté le sol. Les pieds
étaient rompus.

Au premier rang des badauds,
Spinello Tolomei et son neveu Guccio Baglioni contemplaient le colosse abattu.

— J’aurai vu cela, j’aurai vu
cela… murmurait le capitaine des Lombards.

Il n’affichait pas, comme
Monseigneur de Valois du haut de la fenêtre à balustrade, un triomphe
ostentatoire ; mais sa joie non plus ne se teintait pas de mélancolie. Il
éprouvait une bonne satisfaction bien simple et sans mélange. Tant de fois,
sous le gouvernement de Marigny, les banquiers italiens avaient tremblé pour
leurs biens et même pour leur peau ! Messer Tolomei, un œil ouvert,
l’autre fermé, respirait l’air de la délivrance.

— Cet homme-là vraiment n’était
pas notre ami, dit-il. Les barons se font gloire de sa chute ; mais nous
avons pris bonne part à ce travail. Et toi-même, Guccio, tu m’y as bien aidé.
Je tiens à t’en récompenser, et à t’associer mieux à nos affaires. As-tu
quelque souhait ?

Ils s’étaient mis à marcher entre
les éventaires des merciers. Guccio abaissa son nez mince et ses cils noirs.

— Oncle Spinello, je voudrais
gérer le comptoir de Neauphle.

— Eh quoi ! s’écria
Tolomei tout surpris. Est-ce là ton ambition ? Un comptoir de campagne,
qui fonctionne avec trois commis bien suffisants pour leur tâche ? Tu as
de petits rêves !

— J’aime assez ce comptoir, dit
Guccio, et je suis sûr qu’on pourrait fort l’agrandir.

— Et je suis bien sûr, moi,
répondit Tolomei, que c’est l’amour plutôt que la banque qui t’attire de ce
côté… La demoiselle de Cressay, n’est-ce pas ? J’ai vu les comptes. Non
seulement ces gens-là sont nos débiteurs, mais en plus nous les nourrissons.

Guccio regarda Tolomei et vit qu’il
souriait.

— Elle est belle comme aucune,
mon oncle, et de bonne noblesse.

— Ah ! soupira le banquier
en élevant les mains. Une fille de noblesse ! Tu vas te mettre dans de
gros ennuis. La noblesse, tu sais, est toujours prête à nous prendre de
l’argent, mais guère à laisser son sang se mêler au nôtre. La famille est-elle
d’accord ?

— Elle le sera, mon oncle, je
suis certain qu’elle le sera. Les frères me traitent comme un des leurs.

Traînée par deux chevaux de trait,
la statue de Marigny sortait de la Galerie mercière. Les maçons enroulaient
leurs cordes et la foule se dispersait.

— Marie m’aime autant que je
l’aime, reprit Guccio, et vouloir nous faire vivre l’un sans l’autre, c’est
vouloir nous faire mourir ! Avec les gains nouveaux que je tirerai de
Neauphle, je pourrai réparer le manoir, qui est beau, je vous assure, mais qui
mérite un peu de travail, et vous viendrez vivre dans un château, mon oncle,
comme un vrai seigneur.

— Moi, tu sais, je n’aime pas
la campagne, dit Tolomei. S’il m’arrive une fois l’an d’avoir affaire à
Grenelle ou à Vaugirard, je m’y sens au bout du monde et vieux de cent ans…
J’avais rêvé pour toi une autre alliance, avec une fille de nos cousins Bardi…

Il s’interrompit un instant.

— Mais c’est mal aimer ceux
qu’on aime que de vouloir faire leur bonheur malgré eux. Va, mon garçon, va
t’occuper de Neauphle. Et marie-toi comme il te plaît. Les Siennois sont des
hommes libres, et l’on doit choisir son épouse selon son cœur. Mais amène ta
belle à Paris le plus tôt que tu pourras. Elle sera bien accueillie sous mon
toit.

— Merci, oncle Spinello !
dit Guccio en se jetant à son cou.

Le comte de Bouville, sortant de
chez le roi, traversait alors la Galerie mercière. Le gros homme avançait de ce
pas ferme qu’il prenait lorsque le souverain lui avait fait l’honneur de lui
donner un ordre.

— Ah ! Ami Guccio !
s’écria-t-il en apercevant les deux Italiens. C’est chance que de vous
rencontrer ici. J’allais dépêcher un écuyer à vous quérir.

— Que puis-je pour vous servir,
messire Hugues ? dit le jeune homme. Mon oncle et moi sommes tout à vous.

Bouville souriait à Guccio avec une
réelle expression d’amitié.

— Je vous apprends une bonne
nouvelle ; oui, une très bonne nouvelle. J’ai dit au roi vos mérites et
combien vous m’étiez utile…

Le jeune homme s’inclina, en signe
de remerciement.

— Alors, ami Guccio, nous
repartons pour Naples.

 

FIN

 

RÉPERTOIRE
BIOGRAPHIQUE

 

Les souverains apparaissent dans ce
répertoire au nom sous lequel ils ont régné ; les autres personnages à
leur nom de famille ou de fief principal. Nous n’avons pas fait mention de
certains personnages épisodiques, lorsque les documents historiques ne
conservent de leur existence d’autre trace que l’action précise pour laquelle
ils figurent dans notre récit.

 

Alençon
(Charles de Valois, comte d’) (1294-1346). Second fils de Charles de Valois et
de Marguerite d’Anjou-Sicile. Tué à Crécy.

Andronic II
Paléologue (1258-1322). Empereur de Constantinople. Couronné en 1282.
Détrôné par son petit-fils Andronic III en 1328.

Anjou
(saint Louis d’) (1275-1299). Deuxième fils de Charles II d’Anjou, dit le
Boiteux, roi de Sicile, et de Marie de Hongrie. Renonça au trône de Naples pour
entrer dans les ordres. Évêque de Toulouse. Canonisé sous Jean XXII en
1317.

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