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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (29 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Le personnage d’État, des hauteurs
où s’exerce son pouvoir, protégé par tout l’appareil des tribunaux, de la
police et des armées, ne voit pas l’homme dans le condamné qu’il livre à la
prison ou à la mort ; il réduit une opposition. Marigny se souvenait du
malaise qu’il avait éprouvé tandis que les Templiers grillaient sur l’île aux
Juifs, en comprenant qu’il ne s’agissait plus alors d’abstraites puissances
hostiles, mais d’êtres de chair, de semblables. Un bref moment, cette nuit-là,
et se reprochant ce mouvement d’âme comme une faiblesse, il s’était senti
solidaire des suppliciés. Il se retrouvait tel, au fond de son cachot.
« Vraiment, nous avons tous été maudits pour ce que nous avons fait
là. »

Et puis, une nouvelle fois, Marigny
avait été conduit à Vincennes, et pour y assister au plus sinistre, au plus
abject étalage de haine et de bassesse. Comme si toutes les accusations portées
contre lui ne suffisaient pas, comme s’il fallait à tout prix anéantir les
doutes dans les consciences du royaume, on se complut à le charger de crimes
extravagants, certifiés par un stupéfiant défilé de faux témoins.

Monseigneur de Valois se faisait
gloire d’avoir découvert un vaste complot de sorcellerie, inspiré bien sûr par
Enguerrand. Madame de Marigny et sa sœur, madame de Chanteloup, avaient
pratiqué des envoûtements criminels sur des poupées de cire figurant le roi, le
comte de Valois lui-même et le comte de Saint-Pol. Ce fut, du moins, ce
qu’affirmèrent des individus sortis de la rue des Bourdonnais où ils tenaient
officines de magie avec la tolérance de la police. On traîna devant le tribunal
royal une boiteuse, d’évidence créature du diable, et un certain Paviot,
récemment condamnés dans une affaire similaire. Ils ne firent aucune difficulté
pour se déclarer complices de madame de Marigny, mais montrèrent un étonnement
douloureux quand leur fut confirmée la sentence qui les envoyait au bûcher. Les
faux témoins eux-mêmes, dans ce procès, étaient trompés !

Enfin, l’on annonça le trépas de
Marguerite de Bourgogne, et, dans le grand émoi causé par cette nouvelle, on
donna lecture de la lettre que la reine, la veille de mourir, avait adressée à
son époux.

— On l’a tuée ! s’écria
Marigny pour qui toute la machination alors s’éclaira.

Mais les sergents qui l’encadraient
l’avaient obligé à se taire, cependant que Jean d’Asnières ajoutait ce nouvel
élément à son réquisitoire.

En vain, les jours précédents, le
roi d’Angleterre était-il de nouveau intervenu par message auprès de son
beau-frère de France, l’adjurant d’épargner Enguerrand. En vain Louis de
Marigny s’était-il jeté aux pieds du Hutin, son parrain, le suppliant d’accorder
grâce et justice.

Louis X, dès qu’on prononçait
le nom de Marigny, ne répondait que par ce seul mot :

— J’ai levé ma main de dessus
lui.

Il le répéta publiquement une
dernière fois à Vincennes.

Enguerrand s’était alors entendu
condamner à la pendaison, tandis que sa femme serait emprisonnée et tous leurs
biens confisqués.

Mais Valois continuait de
s’agiter ; il ne connaîtrait pas de répit aussi longtemps qu’il n’aurait
pas vu Enguerrand se balancer au bout d’une corde. Et pour brouiller toute
tentative éventuelle d’évasion, il avait assigné à son ennemi une troisième
prison, celle du Châtelet.

C’était donc d’un cachot du Châtelet
que Marigny, dans la nuit du 30 avril 1315, contemplait le ciel à travers un
soupirail.

Il n’avait pas peur de la
mort ; du moins s’entraînait-il à l’acceptation de l’inévitable. Mais
l’idée de la malédiction obsédait sa pensée ; car l’iniquité était si
totale qu’il lui fallait y voir, à travers et par-dessus la subite rage des
hommes, le signe manifesté d’une plus haute volonté. « Était-ce la colère
divine, vraiment, qui s’exprimait par la bouche du grand-maître ? Pourquoi
avons-nous tous été maudits, et ceux même qui n’étaient pas nommés, simplement
d’avoir été présents ? Pourtant, nous n’avions agi que pour le bien du
royaume, la grandeur de l’Église et la pureté de la Foi. Qu’est-ce donc qui a
provoqué cet acharnement du Ciel contre chacun de nous ? »

Alors que quelques heures seulement
le séparaient de son propre supplice, il revenait en esprit sur les étapes du
procès des Templiers, comme si c’eût été là, plus qu’en aucune autre de ses
actions publiques ou privées, que se cachait l’ultime explication qu’il lui
fallait découvrir avant de mourir. Et à remonter lentement les marches de sa
mémoire, avec application ainsi qu’il en avait mis toujours à toutes choses, il
parvint à une sorte de seuil où soudain la lumière se fit et où il comprit
tout.

La malédiction ne venait pas de
Dieu. Elle venait de lui-même et ne prenait origine que dans ses propres actes.
Et ceci était également vrai pour tous les hommes et pour tous les châtiments.

« Les Templiers ne montraient
plus guère d’attachement à leur règle ; ils s’étaient détournés du service
de la Chrétienté pour ne s’occuper plus que du commerce de l’argent ; les
vices se glissaient dans leurs rangs et pourrissaient leur grandeur ; par
cela ils portaient en eux leur malédiction, et il y avait justice à supprimer
l’Ordre. Mais pour en finir avec les Templiers, j’ai fait nommer archevêque mon
frère, homme ambitieux et lâche, afin qu’il les condamnât pour de faux
crimes ; il n’est donc point surprenant que mon frère se soit assis au
tribunal qui, pour de faux crimes, m’a condamné. Je ne dois pas lui reprocher
sa trahison ; j’en suis le fauteur… Parce que Nogaret avait torturé trop
d’innocents pour en extraire les aveux qu’il croyait nécessaires au bien
public, ses ennemis ont fini par l’empoisonner… Parce que Marguerite de
Bourgogne avait été mariée par politique à un prince qu’elle n’aimait pas, elle
a trahi le mariage ; parce qu’elle a trahi, elle a été découverte et
emprisonnée. Parce que j’ai brûlé sa lettre qui aurait pu libérer le roi Louis,
j’ai perdu Marguerite et je me suis perdu en même temps… Parce que Louis l’a
fait assassiner en me chargeant du crime, que lui arrivera-t-il ? Qu’arrivera-t-il
à Charles de Valois qui ce matin va me faire pendre pour des fautes qu’il
m’invente ? Qu’arrivera-t-il à Clémence de Hongrie si elle accepte, pour
être reine de France, d’épouser un meurtrier ?… Même lorsque nous sommes
punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre
punition. Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa
malédiction. »

Et quand il eut découvert cela,
Enguerrand de Marigny cessa de haïr quiconque et de tenir autrui pour
responsable de son sort. C’était son acte de contrition qu’il avait prononcé,
mais autrement efficace que par le moyen de prières apprises. Il se sentait en
grande paix, et comme d’accord avec Dieu pour accepter que le destin s’achevât
de cette façon.

Il demeura fort calme jusqu’à
l’aube, et n’eut pas l’impression de redescendre du seuil lumineux où sa
méditation venait de le placer.

Vers l’heure de prime, il entendit
quelque tumulte par-delà les murailles. Quand il vit entrer le prévôt de Paris,
le lieutenant criminel et le procureur, il se mit debout lentement et attendit
qu’on lui ôtât ses fers. Il prit le manteau d’écarlate qu’il portait le jour de
son arrestation et s’en couvrit les épaules. Il éprouvait une étrange sensation
de force, et se répétait constamment cette vérité qui lui était apparue :
« Tout acte injuste, même commis pour une cause juste…»

— Où me conduit-on ?
demanda-t-il.

— À Montfaucon, messire.

— C’est fort bien ainsi. J’ai
fait reconstruire ce gibet. Je finirai donc dans mes œuvres.

Il sortit du Châtelet dans une
charrette à quatre chevaux, précédée, suivie, encadrée de plusieurs compagnies
d’archers et de sergents du guet. « Quand je commandais au royaume, je ne
prenais que trois sergents pour m’escorter. Et j’en ai trois centaines pour me mener
mourir…»

Aux hurlements de la foule, Marigny,
debout dans la charrette, répondait :

— Bonnes gens, priez Dieu pour
moi.

Le cortège fit halte au bout de la
rue Saint-Denis, devant le couvent des Filles-Dieu. On invita Marigny à
descendre, et on l’amena dans la cour, au pied d’un crucifix de bois placé sous
un dais. « C’est vrai, c’est ainsi que cela se passe, se dit-il, mais je
n’y avais jamais assisté. Et pourtant combien d’hommes ai-je envoyés au gibet…
J’ai connu seize années de fortune pour me payer du bien que j’ai pu faire,
seize journées de malheur et un matin de mort pour me punir du mal… Dieu m’est
miséricordieux. »

Sous le crucifix, l’aumônier du
couvent récita, devant Marigny agenouillé, la prière des morts. Puis les
religieuses apportèrent au condamné un verre de vin, et trois morceaux de pain
qu’il mâcha lentement, appréciant une dernière fois le goût des nourritures de
ce monde. Dans la rue, les Parisiens continuaient de hurler. « Le pain
qu’ils mangeront tout à l’heure leur semblera moins bon que celui qu’on vient
de me donner », pensa Marigny en remontant en charrette.

Le convoi franchit les murs de la
ville. Après un quart de lieue, et une fois les faubourgs traversés, apparut,
dressé sur une butte, le gibet de Montfaucon
[16]
.

Rebâti dans les années récentes, sur
l’emplacement du vieux gibet qui datait de Saint Louis, Montfaucon se
présentait comme une grande halle inachevée, sans toit. Seize piliers de
maçonnerie, debout contre le ciel, s’élevaient d’une vaste plate-forme carrée
qui elle-même prenait assise sur de gros blocs de pierre brute. Au centre de la
plate-forme s’ouvrait une large fosse qui servait de charnier ; et les
potences s’alignaient le long de cette fosse. Les piliers de maçonnerie étaient
réunis par de doubles poutres et par des chaînes de fer où l’on accrochait les
corps après l’exécution ; on les y laissait pourrir au vent et aux
corbeaux, pour servir d’exemple et inspirer le respect de la justice royale.

Ce jour-là une dizaine de corps se
trouvaient suspendus, les uns nus, les autres habillés jusqu’à la ceinture et
les reins seulement ceints d’un lambeau de toile, selon que les bourreaux
avaient eu droit à tout ou partie des vêtements. Certains de ces cadavres
étaient presque déjà à l’état de squelettes ; d’autres commençaient de se
décomposer, la face verte ou noire, avec d’affreuses liqueurs suintant des
oreilles et de la bouche, et des lambeaux de chair, arrachés par le bec des
oiseaux, rabattus sur les étoffes. Une odeur horrible se répandait à l’entour.

Une foule tôt levée, nombreuse,
était venue assister au supplice ; les archers formaient cordon pour en
contenir les remous.

Lorsque Marigny descendit de la
charrette, un prêtre s’approcha et le convia à faire l’aveu des fautes pour
lesquelles il était condamné.

— Non, mon père, dit Marigny.

Il nia avoir voulu envoûter
Louis X ou aucun prince royal, nia avoir volé dans le Trésor, nia tous les
chefs d’accusation qu’on avait portés contre lui, et réaffirma que les actions
qu’on lui reprochait avaient toutes été commandées ou approuvées par le feu roi
son maître.

— Mais j’ai accompli pour de
justes causes des actes injustes, et de cela je me repens.

Précédé du maître-bourreau, il
gravit la rampe de pierre par laquelle on accédait à la plate-forme et, avec
cette autorité qu’il avait toujours eue, il demanda en désignant les
potences :

— Laquelle ?

Comme du haut d’une estrade, il jeta
un dernier regard sur la multitude hurlante. Il refusa d’avoir les mains liées.

— Qu’on ne me maintienne point.

Il releva lui-même ses cheveux, et
avança sa tête de taureau dans le nœud coulant qu’on lui présentait. Il prit un
grand souffle, pour garder le plus longtemps possible la vie dans ses poumons,
serra les poings ; la corde, par six bras tirée, l’éleva à deux toises du
sol.

La foule, qui pourtant n’attendait
que cela, poussa une immense clameur d’étonnement. Durant plusieurs minutes
elle vit Marigny se tordre, les yeux exorbités, la face devenant bleue, puis
violette, la langue sortie, et les bras et les jambes s’agitant comme pour
grimper le long d’un mât invisible. Enfin les bras retombèrent, les convulsions
diminuèrent d’amplitude, s’arrêtèrent, et les yeux n’eurent plus de regard.

Et la foule, toujours surprenante
parce que toujours surprise, se tut.

Valois avait ordonné que le condamné
restât entièrement habillé afin de demeurer mieux reconnaissable. Les bourreaux
descendirent le corps, le tirèrent par les pieds à travers la
plate-forme ; puis dressant leurs échelles sur le devant du gibet, du côté
de Paris, ils suspendirent aux chaînes, pour l’y laisser pourrir entre les
charognes de malfaiteurs inconnus, l’un des plus grands ministres que la France
ait jamais eus.

 

VII
LA STATUE ABATTUE

Dans l’obscurité de Montfaucon où les
chaînes grinçaient, des voleurs, la nuit suivante, dépendirent le mort illustre
pour le dépouiller ; au matin, on trouva le corps de Marigny couché nu sur
la pierre.

Monseigneur de Valois, qui était
encore au lit quand on l’en vint avertir, commanda de rhabiller le cadavre et
de le rependre. Puis lui-même se vêtit et, bien vivant, mieux vivant que
jamais, tout gonflé de sa force intacte, il partit se mêler au mouvement de la
ville, au trafic des hommes, à la puissance des rois.

En compagnie du chanoine de Mornay,
son ancien chancelier, qu’il avait fait nommer garde des Sceaux de France, il
gagna le palais de la Cité.

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