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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (25 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Alors, qu’avez-vous à
dire ? demanda à son tour le comte de Valois. Ne craignez point d’avouer
la vérité, car notre bien-aimé roi est là pour l’entendre, et rendre sa justice.

Portefruit mit un genou en terre
devant Louis X et, croisant ses bras courts, prononça :

— Sire, je suis un grand
fautif ; mais j’y ai été obligé par le commis de Monseigneur de Marigny,
qui me réclamait chaque année le quart des tailles, pour le compte de son
maître.

— Quel commis ? Nommez-le,
et qu’il comparaisse ! cria Enguerrand. Quelles sommes lui avez-vous
baillées ?

Le prévôt alors se démonta, chose
qu’auraient pu prévoir ceux qui l’employaient, car il était douteux qu’un homme
qui avait perdu pied devant Guccio ne s’effondrât point en présence de Marigny.
Il prononça le nom d’un commis mort depuis cinq ans, s’enferra en citant un
autre complice, mais qui se trouvait appartenir à la maison du comte de Dreux
et non à celle de Marigny. Il fut tout à fait incapable d’expliquer par quelle
filière mystérieuse les fonds détournés pouvaient parvenir au recteur du
royaume. Sa déposition suait la félonie. Marigny y mit terme en disant :

— Sire, comme vous en pouvez
juger, il n’y a pas miette de vrai dans ce que bredouille cet homme. C’est un
larron qui pour se sauver répète paroles enseignées, et mal enseignées, par mes
ennemis. Qu’il me soit reproché d’avoir placé ma confiance en de tels crapauds
dont la déshonnêteté vient d’éclater ; qu’il me soit reproché ma faiblesse
de n’en avoir point fait rouer une bonne douzaine, je souscrirai à la semonce,
encore que depuis quatre mois on m’ait beaucoup ôté les moyens d’agir sur eux.
Mais qu’on ne me fasse pas grief de vol. C’est la seconde fois que messire de
Valois s’y autorise, et cette fois je ne le tolérerai plus.

Seigneurs et magistrats comprirent
alors que la grande querelle allait enfin se vider.

Dramatique, une main sur le cœur,
l’autre pointée vers Marigny, Valois répliquait, s’adressant au roi :

— Sire mon neveu, nous sommes
trompés par un méchant homme qui n’est que trop resté au milieu de nous, et
dont les méfaits ont attiré sur notre maison la malédiction. C’est lui qui est
cause des extorsions dont on se plaint et qui, pour de l’argent qu’on lui a donné,
a fait, à la honte du royaume, obtenir plusieurs trêves aux Flamands. Pour cela
votre père est tombé dans une tristesse telle qu’il en est trépassé avant son
temps. C’est Enguerrand qui est cause de sa mort. Pour moi, je suis prêt à
prouver qu’il est un voleur et qu’il a trahi le royaume, et si vous ne le
faites arrêter sur-le-champ, je jure Dieu que je ne paraîtrai plus à votre cour
ni dans votre Conseil.

— Vous en avez menti par la
gueule ! s’écria Marigny.

— Par Dieu, c’est vous qui
mentez, Enguerrand, répondit Valois.

La fureur les jeta l’un contre
l’autre. Ils s’empoignèrent au col ; et l’on vit ces deux princes, ces
deux buffles, dont l’un avait porté la couronne de Constantinople, dont l’autre
pouvait contempler sa statue dans la Galerie des rois, se battre, vomissant
l’injure comme des portefaix, devant toute la cour et toute l’administration du
pays.

Les barons s’étaient levés ;
les prévôts et receveurs avaient reculé, faisant tomber leurs bancs.
Louis X eut une réaction inattendue ; il se mit, sur son faudesteuil,
à tressauter de rire.

Indigné de ce rire autant que du
spectacle déshonorant qu’offraient les deux lutteurs, Philippe de Poitiers
s’avança et, d’une poigne surprenante chez un homme si maigre, il sépara les
adversaires qu’il tint éloignés au bout de ses longs bras. Marigny et Valois
haletaient, la face pourpre, les vêtements déchirés.

— Mon oncle, dit Poitiers,
comment osez-vous ? Marigny, reprenez empire sur vous-même, je vous en
donne l’ordre. Veuillez rentrer chez vous, et attendre que le calme soit revenu
en chacun.

La décision, la puissance qui
émanaient soudain de ce garçon de vingt-quatre ans s’imposèrent à des hommes
qui avaient près du double de son âge.

— Partez, Marigny, vous dis-je,
insista Philippe de Poitiers. Bouville ! Conduisez-le.

Marigny se laissa entraîner par
Bouville et gagna la sortie du manoir de Vincennes. On s’écartait devant lui
comme devant un taureau de combat qu’on cherche à ramener au toril. Valois
n’avait pas bougé de place ; il tremblait de haine et répétait :

— Je le ferai pendre ;
aussi vrai que je suis, je le ferai pendre !

Louis X avait cessé de rire.
L’intervention de son frère venait de lui infliger une leçon d’autorité. De
plus, il se rendait compte, brusquement, qu’on l’avait joué. Il se débarrassa
du sceptre dans les mains de son chambellan, et dit brutalement à Valois :

— Mon oncle, j’ai à vous
entretenir sans attendre ; veuillez me suivre.

 

III
DE LOMBARD EN ARCHEVÊQUE

— Vous m’aviez assuré, mon
oncle, criait Louis Hutin arpentant à grands pas nerveux une des salles du
manoir de Vincennes, vous m’aviez bien assuré que vous ne porteriez plus
accusation contre Marigny. Et vous l’avez fait ! C’est trop se moquer de
mon vouloir.

Arrivé au bout de la pièce, il
tourna vivement sur lui-même, et le manteau court contre lequel il avait
échangé son long manteau d’apparat vola en rond à hauteur de ses mollets.

Valois, encore tout essoufflé de la
lutte, le visage tuméfié, le col en lambeaux, répondit :

— Le moyen, mon neveu, le moyen
de ne point céder à la colère devant une telle vilenie !

Il était presque de bonne foi, et se
persuadait à présent d’avoir cédé à une impulsion spontanée, alors que sa
comédie était depuis bien des jours montée.

— Vous savez mieux que personne
qu’il nous faut un pape, reprit le Hutin, et vous savez aussi pourquoi nous ne
pouvions nous aliéner Marigny. Bouville nous en avait assez averti !

— Bouville !
Bouville ! Vous ne croyez qu’en ce que vous a rapporté Bouville qui n’a
rien vu et qui ne comprend rien. Le petit Lombard qu’on avait mis auprès de lui
pour surveiller l’or m’en a plus appris que votre Bouville sur les affaires
d’Avignon. Un pape pourrait être élu demain, et disposé à prononcer
l’annulation le jour d’après, si Marigny, et Marigny seul, n’y mettait obstacle
par tous les moyens. Vous croyez qu’il travaille à diligenter votre
affaire ? Il la ralentit au contraire, à plaisir, car il a bien compris la
raison pourquoi vous le gardiez en place. Il ne veut point d’un pape
angevin : il ne veut point que vous preniez une épouse angevine ; et
pendant qu’il vous trahit en tout, il assure en sa main tous les pouvoirs que
lui avait abandonnés votre père. Où serez-vous ce soir, mon neveu ?

— J’ai décidé de ne point
bouger d’ici, répondit Louis d’un air rogue.

— Alors, avant ce soir, je vous
aurai produit certaines preuves qui vont écraser votre Marigny ; et je
pense qu’alors vous finirez par me le donner.

— Vous ferez bien, mon oncle,
qu’il en soit ainsi ; car autrement, il vous faudrait tenir votre parole
de ne plus paraître ni à ma cour, ni à mon Conseil.

Le ton de Louis X était celui
de la rupture. Valois, très alarmé du tour que les choses prenaient, partit
pour Paris, entraînant Robert d’Artois et les écuyers qui leur servaient
d’escorte.

— Tout à présent dépend de
Tolomei, dit-il à Robert en se hissant en selle.

En route ils croisèrent le train de
chariots qui apportaient à Vincennes les lits, coffres, tables, vaisselles qui
serviraient au roi pour son installation d’une nuit.

Une heure plus tard, tandis que
Valois rentrait en son hôtel pour changer de vêtements, Robert d’Artois faisait
irruption chez le capitaine général des Lombards.

— Ami banquier, lui dit-il
d’entrée, voici le moment venu de me remettre cet écrit dont vous m’avez dit
qu’il établissait les malversations commises par Marigny l’archevêque. Vous
savez bien ; la muselière… Monseigneur de Valois en a besoin sur-le-champ.

— Sur-le-champ, sur-le-champ…
Tout beau, Monseigneur Robert. Vous me demandez de me dessaisir d’un outil qui
nous a déjà sauvés une fois, moi et tous mes amis. S’il vous donne moyen
d’abattre Marigny, j’en suis fort aise. Mais si ensuite par malheur Marigny
venait à demeurer, moi je suis un mort. Et puis, et puis, j’ai beaucoup pensé,
Monseigneur…

Robert d’Artois bouillait pendant ce
palabre, car Valois l’avait supplié de faire diligence, et il savait le prix de
chaque instant perdu.

— Oui, j’ai beaucoup pensé,
poursuivait Tolomei. Les coutumes et ordonnances de Monseigneur Saint Louis,
qu’on est en train de remettre en vigueur, sont excellentes certes pour le
royaume ; mais j’aimerais toutefois qu’on exceptât les ordonnances sur les
Lombards par quoi ceux-ci furent d’abord spoliés, puis pour un temps chassés de
Paris. Le souvenir ne s’en est point perdu. Nos compagnies ont mis de longues
années à s’en relever. Alors, Saint Louis… Saint Louis… mes amis s’inquiètent,
et je voudrais être en mesure de les rassurer.

— Voyons, banquier !
Monseigneur de Valois vous l’a dit : il vous soutient ; il vous
protège !

— Oui, oui, en bonnes paroles,
mais nous aimerions mieux que ce fût par écrit. Aussi avons-nous présenté une
requête au roi, pour qu’il confirme nos privilèges coutumiers ; et dans ce
temps que le roi signe toutes les chartes qu’on lui présente, nous voudrions
bien qu’il approuvât aussi la nôtre. Après quoi, volontiers, Monseigneur, je
vous mettrai en main de quoi envoyer pendre ou brûler ou rouer, comme vous
choisirez, Marigny le jeune ou Marigny l’aîné, ou les deux à la fois… Une
signature, un sceau ; c’est l’affaire d’une journée, deux au plus, si Monseigneur
de Valois consent à s’en soucier. La rédaction est prête…

Le géant abattit sa main sur la
table, et tout trembla dans la pièce.

— Assez joué, Tolomei. Je vous
ai dit que nous ne pouvions point attendre. Votre charte sera signée demain, je
m’y engage. Mais donnez-moi ce soir l’autre parchemin. Nous sommes dans la même
partie ; il faudrait bien une fois me faire confiance.

— Monseigneur de Valois n’est
point en mesure d’attendre une seule journée ?

— Non.

— Alors, c’est qu’il a fort
perdu dans la faveur du roi, et bien soudainement, dit lentement le banquier en
hochant la tête. Que s’est-il donc produit à Vincennes ?

Robert d’Artois lui fit une brève
relation de l’assemblée et de ses suites. Tolomei écoutait, toujours balançant
le front. « Si Valois est écarté de la cour, pensait-il, et si Marigny
reste en place, alors adieu charte, franchise et privilèges. Le péril à présent
est grave…»

Il se leva et dit :

— Monseigneur, quand un prince
brouillon comme l’est le nôtre s’entiche vraiment d’un serviteur, on a beau lui
en dénoncer les méfaits, il le pardonnera, il lui trouvera excuse, et s’y
attachera davantage qu’il l’aura davantage couvert.

— Sauf à prouver au prince que
les méfaits ont été commis à son endroit. Il ne s’agit point de dénoncer
l’archevêque ; il s’agit de le faire chanter… la muselière au nez.

— J’entends bien, j’entends
bien. Vous voulez vous servir du frère contre le frère. Cela peut réussir.
L’archevêque, pour autant que je le connaisse, n’a pas une âme de bronze…
Allons ! Il y a des risques qu’il faut prendre.

Et il remit à Robert d’Artois le
document que Guccio avait rapporté de Cressay.

Bien qu’archevêque de Sens, Jean de
Marigny résidait le plus souvent à Paris, principal diocèse de sa juridiction.
Une partie du palais épiscopal lui était réservée. Ce fut là, dans une belle
salle voûtée et qui sentait fort l’encens, que le surprit la soudaine entrée du
comte de Valois et de Robert d’Artois.

L’archevêque tendit à ses visiteurs
son anneau à baiser. Valois fit mine de ne pas remarquer le geste, et d’Artois
haussa vers ses lèvres les doigts de l’archevêque avec une si désinvolte
impudence qu’on eût cru qu’il allait jeter cette main par-dessus son épaule.

— Monseigneur Jean, dit Charles
de Valois, il faudrait bien nous expliquer pour quelles raisons vous et votre
frère vous opposez si fort à l’élection du cardinal Duèze, en Avignon, de telle
sorte que ce conclave ressemble tout juste à un collège de fantômes.

Jean de Marigny pâlit un peu, et,
d’un ton plein d’onction, répondit :

— Je ne comprends point votre
reproche, Monseigneur, ni ce qui le motive. Je ne m’oppose à aucune élection.
Mon frère agit au mieux, j’en suis sûr, pour aider aux intérêts du royaume, et
moi-même je m’emploie à les servir, dans les limites de mon sacerdoce. Mais le
conclave dépend des cardinaux, et non de nos désirs.

— C’est ainsi que vous le
prenez ? Soit ! répliqua Valois. Mais puisque la Chrétienté peut se
passer de pape, l’Archidiocèse de Sens pourrait peut-être aussi se passer
d’archevêque !

— Je n’entends rien à vos paroles,
Monseigneur, sinon qu’elles sonnent comme une menace contre un ministre de
Dieu.

— Serait-ce Dieu par hasard,
messire archevêque, qui vous aurait commandé de détourner certains biens des
Templiers ? dit alors d’Artois. Et pensez-vous que le roi, qui est aussi
le représentant de Dieu sur la terre, puisse tolérer en la chaire cathédrale de
sa maîtresse ville un prélat déshonnête ? Reconnaissez-vous ceci ?

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