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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (20 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Louis X fixait sur son oncle un
regard buté, méchant.

— Je vous avais dit qu’il me
fallait un pape, prononça-t-il.

— Mais Marigny est opposé à
Duèze !

— Eh bien ! Qu’il en
choisisse un autre !

Pour couper à toute nouvelle
objection, il ajouta hors de propos mais avec grande autorité de ton :

— Rappelez-vous que le roi
appartient à la justice… afin de la faire triompher.

Et il signa le quitus.

Valois prit congé sans cacher son
dépit. Il étouffait de rage. « J’aurais mieux fait, pensait-il, de lui
trouver une fille torse et mal avenante de visage. Il se montrerait moins
pressé. J’ai été joué, et Marigny va revenir en cour grâce aux outils que
j’avais forgés pour l’en chasser. »

 

VIII
LA LETTRE DU DÉSESPOIR

Une rafale de vent gifla l’étroit
vitrage, et Marguerite de Bourgogne se rejeta en arrière, comme si quelqu’un du
fond du ciel cherchait à la frapper.

Le jour commençait à se lever,
incertain, sur la campagne normande. C’était l’heure où la première garde
montait aux créneaux de Château-Gaillard. La tempête d’ouest chassait d’énormes
nuages portant en leurs flancs sombres des montagnes d’eau ; et les
peupliers, le long de la Seine, ployaient leur échine défeuillée.

Le sergent Lalaine déverrouilla les
portes qui, dans l’escalier à vis, isolaient les deux princesses ;
l’archer Gros-Guillaume déposa dans la chambre de Marguerite deux écuelles de
bois emplies de bouillie fumante ; puis il sortit sans avoir rien dit, en
traînant les pieds.

— Blanche… appela Marguerite en
s’approchant du palier.

Elle n’obtint pas de réponse.

— Blanche ! répéta-t-elle
plus fort.

Le silence qui suivit l’emplit
d’angoisse. Enfin elle entendit un lent claquement de socques de bois sur les
marches. Blanche entra, vacillante, défaite ; ses yeux clairs, dans la
lueur grise qui emplissait la pièce, avaient une inquiétante expression d’absence
tout à la fois et d’obstination.

— As-tu dormi un peu ? lui
demanda Marguerite.

Blanche alla sans rien dire jusqu’à
la cruche d’eau posée sur un escabeau, s’agenouilla et, inclinant la cruche
vers sa bouche, y but à longs traits. Elle adoptait ainsi depuis quelque temps
des poses bizarres pour accomplir les gestes ordinaires de la vie.

Il ne restait plus rien dans la
pièce des meubles de Bersumée. Le capitaine de forteresse les avait récupérés
trois mois plus tôt, immédiatement après la visite assez brutale que lui avait
rendue Alain de Pareilles pour lui rappeler les instructions de Marigny.
Partis, les coffres et les chaises apportés en l’honneur de Monseigneur
d’Artois ; partie, la table où la reine prisonnière avait dîné en face de
son cousin. Quelques éléments du grossier mobilier fourni à la troupe
garnissaient maigrement la geôle ronde. Le lit était pourvu d’un matelas bourré
de cosses de pois séchées. En revanche, Pareilles ayant dit que la santé de
Madame Marguerite importait à Marigny, Bersumée veillait depuis lors à ce que
les couvertures fussent assez nombreuses. Mais les draps n’avaient pas été
changés une seule fois, et l’on n’allumait de feu que lorsqu’il gelait.

Les deux femmes s’assirent côte à
côte au bord du lit, les écuelles posées sur leurs genoux.

Blanche commença de laper la
bouillie de sarrasin à même l’écuelle, sans se servir de la cuiller. Marguerite
ne mangeait pas. Elle se chauffait les doigts autour du bol de bois ;
c’était là l’une des seules bonnes minutes de sa journée, et la dernière joie
sensuelle qui lui restât. Elle fermait les yeux, toute concentrée sur le
misérable plaisir de recueillir un peu de chaleur au creux de ses mains.

Soudain, Blanche se leva et jeta son
écuelle à travers la pièce. La bouillie se répandit sur le sol, où elle
surirait pendant une semaine.

— Qu’as-tu donc ? demanda
Marguerite.

— Je veux mourir, je veux me
tuer ! hurla Blanche. Je m’en vais me bouter du haut de l’escalier… Et tu
resteras seule… seule !

Marguerite soupira et plongea sa
cuiller dans le bol.

— Jamais nous ne sortirons
d’ici, à cause de toi, reprit Blanche, parce que tu n’as pas voulu écrire la
lettre que te demandait Robert. C’est ta faute, tout est ta faute. Ce n’est pas
vivre que de rester ici. Mais je vais mourir. Et tu resteras seule.

L’espérance déçue est funeste aux
prisonniers. Blanche avait cru, en apprenant la mort de Philippe le Bel, et
surtout en voyant arriver Robert d’Artois, qu’elle allait être libérée. Et puis
rien ne s’était produit, sinon le retrait quasi total des adoucissements que le
passage de leur cousin avait obtenus quelques jours aux recluses. Depuis ce
temps, Blanche semblait une autre personne. Elle avait cessé de se laver ;
elle maigrissait ; elle passait de soudaines fureurs à de soudains accès
de larmes qui laissaient de longs traits gris sur ses joues souillées. Ses
cheveux un peu plus longs sortaient collés, emmêlés, de son béguin de toile.
Elle était pleine de reproches et de griefs envers Marguerite, et les
ressassait inlassablement ; elle tenait Marguerite pour responsable,
l’accusait de l’avoir poussée dans les bras de Gautier d’Aunay, l’insultait
puis exigeait en trépignant qu’elle écrivît à Paris pour accepter la
proposition qu’on lui avait faite. Et la haine s’installait entre ces deux
femmes qui n’avaient chacune que l’autre pour compagnie et pour soutien.

— Eh bien, crève donc, puisque
tu n’as plus le cœur de lutter ! répondit Marguerite.

— Pourquoi lutter ? Lutter
contre les murs… Pour que tu sois reine ? Parce que tu espères encore que
tu seras reine ? La reine ! La reine ! Voyez la reine !

— Mais si j’avais cédé, c’est
moi qu’on aurait libérée, peut-être, mais pas toi.

— Seule, seule, tu vas rester
seule ! répétait Blanche.

— Tant mieux ! Je ne
désire que cela, être seule ! répondit Marguerite.

Chez elle aussi, les récentes
semaines avaient causé plus de ravages que toute la première demi-année de
réclusion. Son visage était amaigri, durci, marqué de dartres. Les jours
s’égrenant sans rien apporter, la même question, continuellement, lui
tourmentait l’esprit. N’avait-elle pas eu tort de refuser la proposition ?

Blanche s’élança vers l’escalier.
Marguerite pensa : « Qu’elle aille se fracasser ! Que je ne
l’entende plus gémir et hurler ! Elle ne se tuera pas, mais au moins on
l’emmènera, on l’éloignera. » Et elle courut derrière sa belle-sœur, les
mains en avant, comme pour la pousser vers les profondeurs de la vis.

Blanche se retourna. Un instant,
elles s’affrontèrent du regard. Soudain Marguerite s’appuya, s’affaissa
presque, contre le mur.

— Nous devenons folles toutes
les deux… dit-elle. Allons, je pense qu’il faut l’écrire, cette lettre. Moi
aussi je suis à bout.

Et se penchant, elle cria :

— Gardes ! Gardes !
Qu’on appelle le chapelain.

Rien ne lui répondit que le vent
d’hiver qui décrochait les tuiles dans les toitures.

— Tu vois… dit Marguerite en
haussant les épaules. Je le ferai demander quand on nous portera notre dîner.

Mais Blanche dévala les marches et
se mit à tambouriner sur la porte, au bas de l’escalier, en hurlant qu’elle
voulait voir le capitaine. Les archers de garde s’interrompirent de jouer aux
dés dans la salle du rez-de-chaussée, et l’on entendit l’un d’eux sortir.

Bersumée arriva un moment après, son
bonnet de peau de loup enfoncé jusqu’aux sourcils. Il écouta la demande de
Marguerite.

Le chapelain ? Il se trouvait
absent ce jour-là. Des plumes, un parchemin ? Pour quoi faire ? Les
prisonnières n’avaient le droit de communiquer avec quiconque, ni par voix, ni
par écrit ; tels étaient les ordres de Monseigneur de Marigny.

— Je dois écrire au roi, dit
Marguerite.

Au roi ? Ah ! Certes, cela
posait une question à Bersumée. Le terme de « quiconque »
désignait-il aussi le roi ?

Marguerite parla si haut et
s’emporta si bien que le capitaine se laissa fléchir.

— Allez, ne différez point,
s’écria-t-elle.

Bersumée se rendit à la sacristie,
et rapporta lui-même le matériel pour écrire.

Au moment de commencer sa lettre,
Marguerite eut une dernière révolte, un dernier mouvement de refus. Jamais
plus, si par quelque miracle son procès venait à se rouvrir, jamais plus elle
ne pourrait plaider l’innocence et prétendre que les frères d’Aunay avaient
fait de faux aveux sous la torture. Et elle était à sa fille tout droit à la
couronne…

— Va, va ! lui soufflait
Blanche.

— Rien en vérité, ne peut être
pire que ce qui est, murmura Marguerite.

Et elle rédigea son renoncement.

«… Je reconnais et confesse que ma
fille Jeanne n’est point enfant de vous. Je reconnais et confesse m’être à vous
refusée de corps, en sorte que l’œuvre de chair ne fut pas accomplie entre nous…
Je reconnais et confesse que je n’ai point droit de me regarder pour mariée
avec vous… J’attends, comme il m’a été promis de votre part par messire
d’Artois, si je faisais l’aveu sincère de mes fautes, que vous preniez en pitié
ma peine et ma repentance, et me remettiez en un couvent de Bourgogne…»

Bersumée se tint auprès d’elle,
soupçonneux, tout le temps qu’elle écrivit ; puis il prit la lettre et
l’étudia un moment, ce qui n’était que simulacre car il ne savait pas très bien
lire.

— Ceci doit parvenir au plus
vite à Monseigneur d’Artois, dit Marguerite.

— Ah ! Madame, voilà qui
change tout. Vous aviez assuré que c’était pour le roi…

— … à Monseigneur d’Artois
pour qu’il le remette au roi ! cria Marguerite. C’est écrit en tête !
Êtes-vous si sot que de ne pas le voir ?

— Ah ! Oui… Et qui portera
cette lettre ?

— Vous-même !

— Je n’ai pas d’ordres.

Il ne put de toute la journée
décider de ce qu’il devait faire et attendit que le chapelain fût rentré pour
lui demander avis.

La lettre n’étant pas cachetée, le
chapelain en prit connaissance.

— Je reconnais et confesse… je
reconnais et confesse… Ou bien elle ment quand elle se confesse à moi, ou bien
elle ment quand elle écrit, dit-il en grattant son crâne beige.

Il était un peu saoul et fleurait le
cidre. Néanmoins, il se rappelait que Monseigneur d’Artois l’avait fait
attendre trois heures dans le gel, pour prendre une lettre de Madame
Marguerite, et s’en était reparti sans lettre, en lui lançant des insultes au
nez… Il persuada à Bersumée de déboucher une bouteille, et, après d’abondants
commentaires, conseilla d’acheminer le pli, voyant poindre là quelques espoirs
personnels.

Bersumée inclinait dans le même
sens, et pour des motifs qui lui étaient également propres. On disait beaucoup,
aux Andelys, que Marigny était tombé en disgrâce, et même on prétendait que le
roi lui intentait procès. Une chose était certaine : si Marigny continuait
d’envoyer des instructions, il n’envoyait plus d’argent. Bersumée avait perçu
brusquement ses arriérés de solde, trois mois plus tôt, mais rien depuis ;
et l’heure approchait où il n’aurait plus le nécessaire pour nourrir et ses
hommes et ses prisonnières. L’occasion n’était pas mauvaise d’aller s’informer
sur place de quoi il retournait.

— À ta place, capitaine, disait
le chapelain, je ferais remettre la lettre au grand inquisiteur, qui est aussi
le confesseur du roi. Elle a écrit : « Je confesse. » C’est une
affaire d’Église et une affaire royale… Si cela t’oblige, je veux bien m’en
charger. Je connais le frère inquisiteur ; il est de mon couvent de
Poissy…

— Non, j’irai moi-même,
répondit Bersumée.

— Alors, ne manque pas de
parler de moi, si tu vois le frère inquisiteur.

Le lendemain, ayant passé les
consignes au sergent Lalaine, Bersumée, coiffé de son chapeau de fer et monté
sur son meilleur bidet, prit la route de Paris.

Il arriva le jour suivant, en milieu
d’après-midi, alors qu’il pleuvait à torrents. Boueux jusqu’aux yeux, le
hoqueton trempé, Bersumée pénétra dans une taverne voisine du Louvre, pour s’y
restaurer et y faire réflexion. Car tout le long du chemin l’inquiétude n’avait
cessé de lui moudre la tête. Comment savoir s’il faisait bien ou mal, s’il
agissait pour ou contre ses intérêts ? Devait-il en référer à Marigny, ou
bien se rendre chez Monseigneur d’Artois ? À enfreindre les ordres du
premier, que gagnerait-il auprès du second ? Marigny… d’Artois… d’Artois
ou Marigny ? Ou bien alors, pourquoi pas le grand inquisiteur ?

La providence parfois veille sur les
sots. Tandis que Bersumée se séchait le ventre au feu, une grande claque
appliquée sur le dos le tira de ses méditations.

C’était le sergent Quatre-Barbes, un
ancien compagnon de garnison, qui venait d’entrer et l’avait reconnu. Ils ne
s’étaient pas vus depuis six ans. Ils s’embrassèrent, reculèrent pour s’examiner,
s’embrassèrent encore, et à grand bruit réclamèrent du vin afin de célébrer
leurs retrouvailles.

Quatre-Barbes, un gaillard maigre
aux dents noires et aux prunelles logées dans le coin des yeux, était sergent
d’archers à la compagnie du Louvre ; il avait ses habitudes dans cette
taverne. Bersumée l’enviait de résider à Paris. Quatre-Barbes enviait Bersumée
d’être monté en grade plus rapidement, et de commander une forteresse. Tout
allait donc bien puisque chacun pouvait se croire admiré de l’autre !

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