La Révolution des Fourmis (65 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Elle prétend que Princesse 103
e
n’est pour rien
dans ce succès et que, seule, la vraie foi sauve.

Les Doigts nous ont sauvées car ils nous aiment
,
émet-elle sentencieusement sans savoir ce que ce mot signifie.

 

156. ENCYCLOPÉDIE

 

COUSEUSE DE CUL DE RAT
 : À la fin du dix-neuvième siècle en Bretagne,
les conserveries de sardines étaient infestées de rats. Personne ne savait
comment se débarrasser de ces petits animaux.

Pas question d’introduire
des chats, qui auraient préféré manger des sardines immobiles plutôt que ces
rongeurs fuyants. On eut alors l’idée de coudre le cul d’un rat vivant avec un
gros crin de cheval. Dans l’impossibilité de rejeter normalement la nourriture,
le rat, continuant à manger, devenait fou de douleur et de rage. Il se
transformait dès lors en mini-fauve, véritable terreur pour ses congénères
qu’il blessait et faisait fuir. L’ouvrière qui acceptait de remplir cette sale
besogne obtenait les faveurs de la direction, une augmentation de salaire et
recevait une promotion au titre de contremaîtresse. Mais pour les autres
ouvrières de la sardinerie, la « couseuse de cul de rat » était une
traîtresse. Car tant que l’une d’entre elles acceptait de coudre le cul des
rats, cette répugnante pratique se perpétuait.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

157. JULIE EN PLEIN ÉMOI

 

Tant et tant de concepts nouveaux naissaient dans
l’assemblée du cerveau droit de la Révolution des fourmis que son cerveau
gauche avait du mal à suivre pour les trier et les mettre en pratique. Au septième
jour, sa SARL pouvait se vanter d’être une des compagnies les glus diversifiées
du monde.

Économies d’énergie, recyclage, gadgets électroniques, jeux
informatiques, concepts artistiques… les idées des cellules nerveuses fusaient
et personne, en dehors des habitués du réseau informatique mondial, ne se
rendait compte qu’on assistait à une mini-révolution culturelle d’un genre
inédit.

Piqué au jeu, le professeur d’économie passait ses journées
à gérer leur comptabilité à partir de son petit écran, sans bureau, sans
boutique, sans vitrine extérieure. Il s’occupait de la fiscalité, des papiers
administratifs, des dépôts de marques.

Le lycée s’était véritablement transformé en une fourmilière
avec ses occupants partout regroupés en unités de production, chacune œuvrant
sur un projet précis. On ne faisait plus la fête afin de se libérer des
tensions professionnelles de la journée.

Sur le réseau informatique mondial, les informaticiens de la
révolution tenaient de gigantesques forums planétaires.

Francine entretenait son
Infra-World
avec l’attention
d’un maître japonais pour son bonsaï. Elle n’intervenait pas dans la vie de ses
habitants, mais était à l’affût du moindre déséquilibre écologique et le
rectifiait aussitôt. Elle se rendit compte qu’il était indispensable de
diversifier les espèces. Dès qu’un animal se mettait à proliférer, elle en
inventait un prédateur. C’était son seul mode d’action : ajouter de la
vie. C’est ainsi que, par exemple, elle inventa un chat sauvage citadin qui
régulait les pigeons excédentaires.

Il lui fallut ensuite un prédateur pour le prédateur et elle
recréa des cycles biologiques complets et constata que plus une chaîne
écologique est diversifiée, plus elle est harmonieuse et solide.

Narcisse ne cessait de perfectionner son style et commençait
à être connu dans le monde entier sans même avoir participé à un défilé de mode
autre que virtuel.

La filiale qui marchait le mieux était le « Centre des
questions » de David. Ses lignes étaient en permanence saturées d’appels.
Tant de questions demandaient des réponses. David fut contraint de déléguer une
partie de son projet à des entreprises extérieures pour lesquelles il était
d’ailleurs beaucoup plus facile d’engager à la demande détectives ou
philosophes.

Dans le laboratoire de biologie, Ji-woong se distrayait à
distiller une sorte de cognac à partir de l’hydromel de Paul. À la lueur
incertaine de dizaines de bougies, il s’était installé un parfait nécessaire de
bouilleur de cru clandestin : des cornues, des alambics, des tubes pour filtrer
et concentrer l’alcool. Le Coréen baignait dans des vapeurs sucrées.

Julie vint le retrouver. Elle examina son outillage, saisit
un tube à essai et en vida d’un trait le contenu à la grande surprise du
garçon.

— Tu es la première à y goûter. Ça te plaît ?

Sans répondre, elle saisit trois autres tubes à essai pleins
à ras bord et en but le breuvage ambré avec tout autant d’avidité.

— Tu vas être soûle, prévint Ji-woong.

— Je… veux, je… veux…, balbutia la jeune fille.

— Que veux-tu donc ?

— Je veux t’aimer ce soir, articula-t-elle d’un trait.

Le jeune homme recula.

— Tu es soûle.

— J’ai bu pour trouver le courage qui me manquait pour
te dire ça. Je ne te plais donc pas ? demanda-t-elle.

Il la trouvait sublime. Jamais Julie n’avait été aussi
épanouie. Depuis qu’elle mangeait de nouveau, ses formes anguleuses s’étaient
effacées et ses traits s’étaient adoucis. La Révolution avait également modifié
son port de tête. Elle se tenait plus droite, le menton plus haut. Même sa
démarche avait acquis de la grâce.

Elle était entièrement nue lorsque, avec douceur, elle
approcha sa main du pantalon de Ji-woong qui avait de plus en plus de mal à
dissimuler son émotion.

Il se laissa aller sur une paillasse et la contempla.

Julie était toute proche et, dans le halo orangé des
bougies, jamais son visage n’avait été aussi ensorcelant. Une mèche noire se
colla en courbe sur le bord de sa bouche. Pour l’instant, elle ne rêvait que
d’embrasser Ji-woong avec autant de ferveur que la dernière fois, dans la boîte
de nuit.

— Tu es belle, extraordinairement belle, bégaya le
jeune homme. Et tu sens bon… Tu embaumes comme une fleur. Dès que je t’ai vue,
j’ai…

Elle le fit taire d’un baiser, et enchaîna avec un autre
baiser. Un courant d’air ouvrit la fenêtre et éteignit les bougies. Ji-woong
voulut se relever pour les rallumer.

Elle le retint.

— Non, j’ai peur de perdre ne serait-ce qu’une seconde.
Je crains que le sol ne s’ouvre pour m’empêcher de connaître cet instant qui
m’est promis depuis si longtemps. Qu’importe si nous nous aimons dans
l’obscurité.

La fenêtre se mit à battre fort au risque de briser les
vitres.

À l’aveuglette, elle avança encore sa main. Elle ne pouvait
plus compter sur sa vue désormais mais elle sollicitait tous ses autres sens à
leur extrême : l’odorat, l’ouïe et surtout le toucher.

Elle frotta son corps tendre et lisse contre celui du jeune
homme. Le contact de sa peau si fine avec celle plus rugueuse du Coréen lui
procura des sensations électriques.

Au contact de la paume de Ji-woong, elle perçut la douceur
de ses propres seins. Sa respiration se fit rauque et les effluves de sa sueur
plus sauvages.

La lune était absente. Vénus, Mars et Saturne les
éclairaient. Elle se cambra et ramena sa crinière noire en arrière. Son buste
se bomba et ses deux narines aspirèrent l’air à toute vitesse.

Lentement, très lentement, elle approcha sa bouche de celle
de Ji-woong.

Soudain, son regard fut détourné par quelque chose. À
travers la fenêtre venait de passer une immense comète empanachée de flammes
claires. Mais ce n’était pas une comète. C’était un cocktail Molotov.

 

158. ENCYCLOPÉDIE

 

CHAMANISME
 : Quasiment toutes les cultures de l’humanité
connaissent le chamanisme. Les chamans ne sont ni des chefs, ni des prêtres, ni
des sorciers, ni des sages. Leur rôle consiste simplement à réconcilier l’homme
avec la nature.

Chez les Indiens Caraïbes
du Surinam, la phase initiale de l’apprentissage chamanique dure vingt-quatre
jours, divisés en quatre périodes de trois jours d’instruction et trois jours
de repos. Les jeunes apprentis, en général six jeunes d’âge pubère, car c’est
l’âge où la personnalité est encore malléable, sont initiés aux traditions, aux
chants et aux danses. Ils observent et imitent les mouvements et les cris des
animaux pour mieux les comprendre. Pendant toute la durée de leur enseignement,
ils ne mangent pratiquement pas mais mâchent des feuilles de tabac et boivent
du jus de tabac. Le jeûne et la consommation de tabac provoquent chez eux de
fortes fièvres et autres troubles physiologiques. L’initiation est, de plus,
parsemée d’épreuves physiquement dangereuses qui placent l’individu à la limite
de la vie et de la mort et détruisent sa personnalité. Après quelques jours de
cette initiation à la fois exténuante, dangereuse et intoxicante, les apprentis
parviennent à « visualiser » certaines forces et à se familiariser
avec l’état de transe extatique.

L’initiation chamanique
est une réminiscence de l’adaptation de l’homme à la nature. En état de péril,
soit on s’adapte, soit on disparaît. En état de péril, on observe sans juger et
sans intellectualiser : On apprend à désapprendre.

Vient ensuite une période
de vie solitaire de près de trois ans dans la forêt, pendant laquelle
l’apprenti chaman se nourrit seul dans la nature. S’il survit, il réapparaîtra
au village, épuisé, sale, presque en état de démence. Un vieux chaman le
prendra alors en charge pour la suite de l’initiation. Le maître tentera
d’éveiller chez le jeune la faculté de transformer ses hallucinations en
expériences « extatiques » contrôlées.

Il est paradoxal que cette
éducation par la destruction de la personnalité humaine pour revenir à un état
d’animal sauvage transforme en fait le chaman en super-gentleman. Le chaman à
la fin de son initiation est en effet un citoyen plus fort tant dans sa
maîtrise de lui-même, ses capacités intellectuelles et intuitives, que dans sa
moralité. Les chamans yakoutes de Sibérie ont trois fois plus de culture et de
vocabulaire que la moyenne de leurs concitoyens.

Selon le professeur Gérard
Amzallag, auteur du livre
Philosophie biologique
, les chamans sont aussi
les gardiens et sans doute les auteurs de la littérature orale. Celle-ci
présente des aspects mythiques, poétiques et héroïques qui constitueront la
base de toute la culture du village.

De nos jours, dans la
préparation aux transes extatiques, on constate une utilisation de plus en plus
répandue de narcotiques et de champignons hallucinogènes. Ce phénomène trahit
une baisse de la qualité de l’éducation des jeunes chamans et un
affaiblissement progressif de leurs pouvoirs.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

159. LE CRÉPUSCULE DE LA RÉVOLUTION DES FOURMIS

 

Un cocktail Molotov volait. Étrange oiseau de feu porteur de
malheur. C’était un crachat de verre des Rats noirs de Gonzague Dupeyron. La bouteille
expectora son feu comme un dragon. De nouveaux cocktails Molotov furent lancés.
Les couvertures s’étaient enflammées, répandant une odeur de nylon fondu. Une
fois les couvertures brûlées, les grilles redevinrent perméables.

Julie se rhabilla en catastrophe. Ji-woong tenta de la
retenir mais, dehors, la Révolution criait sa douleur. Elle percevait cela
comme s’il s’agissait d’un animal blessé.

Son foie s’empressa de se mettre au travail afin de filtrer
tout l’alcool d’hydromel qui menaçait de ralentir ses réflexes. L’heure n’était
plus au plaisir, mais à l’action.

Elle courut dans les couloirs. Partout, c’était
l’affolement. Panique dans la fourmilière. Les filles du club de aïkido se
précipitaient ici et là, les occupants charriaient des meubles pour tenter de
combler les trous des grilles ; tout allait trop vite et ils n’arrivaient
pas à accorder leurs actes pour perdre le moins d’énergie possible dans cette
chorégraphie improvisée.

Les Rats noirs, découvrant par la transparence des grilles
l’aménagement du village, visèrent les stands.

Dans la cour, il se forma une chaîne pour passer des seaux
d’eau mais la citerne était presque vide et ce n’était que gaspillage d’une
matière précieuse. David conseilla d’utiliser plutôt le sable.

Un cocktail Molotov toucha la tête de la fourmi-totem et
enflamma l’insecte de polystyrène. Julie considéra la statue géante de la
fourmi qui brûlait. « Finalement, le feu c’est nul », pensa-t-elle.
Quant à Molotov, elle avait lu dans l’
Encyclopédie
que le fameux
ministre russe de Staline qui avait donné son nom à cette grenade était un
réactionnaire de la pire espèce.

Le stand des produits alimentaires de Paul s’embrasa à son
tour. Des bonbonnes d’hydromel explosèrent en répandant des fumées
caramélisées.

Dans le car de police posté en face du lycée, on ne
bronchait toujours pas. Les révolutionnaires étaient tentés de répliquer aux
attaques des Rats noirs, mais la consigne de Julie, transmise partout par les
amazones, fut nette : « Ne pas répondre à la provocation, ils seraient
trop contents. »

— Au nom de quelle loi, doit-on prendre des gifles sans
les rendre ? interrogea une amazone énervée.

— Au nom de notre volonté de réussir une révolution
sans violence, répliqua Julie. Et parce que nous sommes plus civilisés que ces
voyous. Si on se comporte comme eux, on devient comme eux. Éteignez le feu et
restez calmes !

Les assiégés étouffaient de leur mieux les flammes sous le
sable mais les cocktails Molotov des Rats noirs tombaient dru. Certains
révolutionnaires parvenaient parfois à les renvoyer en direction des
assaillants mais c’était rare.

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