La Révolution des Fourmis (60 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

143. BEL-O-KAN ASSIÉGÉE

 

Ça sent le cocon grillé. La cité de Bel-o-kan ne fume plus.
Les soldates belokaniennes sont parvenues à éteindre l’incendie. L’armée des
révolutionnaires pro-Doigts, du moins ses rescapées, campe tout autour de la
capitale fédérée. L’ombre de la mégapole fourmi se projette comme un grand
triangle noir calciné sur les troupes assiégeantes.

Princesse 103
e
se dresse sur quatre pattes et 5
e
,
s’appuyant lourdement sur une brindille-béquille, se hisse sur deux pattes afin
de voir plus haut. Ainsi, la cité paraît plus petite et, pour tout dire, plus
accessible. Elles savent qu’à l’intérieur les dégâts doivent être importants
mais elles sont dans l’impossibilité de les mesurer.

Il faut donner l’assaut final maintenant
, émet 15
e
.

Princesse 103
e
ne se montre pas enthousiaste.
Encore la guerre ! Toujours la guerre ! Tuer est le moyen le plus
compliqué et le plus fatigant de se faire comprendre.

Pourtant, elle est consciente que la guerre reste pour
l’instant le meilleur accélérateur de l’Histoire.

7
e
suggère d’assiéger la Cité afin de se donner
le temps de panser ses plaies et de se réorganiser.

Princesse 103
e
n’aime pas trop la tactique du
siège. Il faut attendre, couper les voies de ravitaillement de la ville, placer
des sentinelles autour des zones délicates. Rien de très prestigieux pour des
guerrières.

S’approchant d’elle, une fourmi fourbue interrompt ses
pensées. Princesse 103
e
bondit en reconnaissant Prince 24
e
,
tout couvert de poussière.

Les deux insectes échangent mille trophallaxies. Princesse
103
e
dit qu’elle le croyait mort et Prince 24
e
lui
raconte son aventure. En fait, il est parti dès le début de l’incendie. Quand
l’écureuil a bondi vers la sortie, par réflexe, il s’est accroché à sa
fourrure, de sorte qu’en galopant de branche en branche, le rongeur l’a
entraîné fort loin.

Prince 24
e
a alors longtemps marché. Il a ensuite
pensé que, puisque c’était un écureuil qui l’avait égaré, un autre écureuil le
réorienterait. Il s’est ainsi habitué à emprunter des écureuils pour mode de
locomotion. Le problème, c’est qu’on ne peut communiquer avec ces rongeurs pour
leur indiquer où on veut aller ou même savoir où ils vont. Si bien que chaque
écureuil l’entraînait dans une direction inconnue. Ce qui explique son retard.

Princesse 103
e
lui narre à son tour comment tout
a évolué ici. La bataille de Bel-o-kan. L’attaque du commando incendiaire. Et
maintenant le siège.

Il y a vraiment là de quoi écrire un roman
, remarque
Prince 24
e
, et il sort sa phéromone mémoire et rédigé un nouveau
chapitre.

On pourra lire ton roman
 ? demande 13
e
.

Seulement quand il sera fini
, répond 24
e
.

Il déclare que, plus tard, s’il constate que son roman
phéromonal intéresse les fourmis, il écrira peut-être une suite. Il en a déjà
le titre en tête :
La Nuit des Doigts
et si celui-là plaît aux
gens, il conclura sa trilogie avec
La Révolution des Doigts
.

Pourquoi une trilogie
 ? demande Princesse 103
e
.

24
e
explique que, dans son premier roman, il
racontera le contact entre les deux civilisations, fourmi et Doigt, le second
serait le récit de leur confrontation. Enfin, les uns et les autres n’ayant pu
s’entredétruire, le dernier roman serait celui de la coopération entre les deux
espèces.

« Contact, confrontation, coopération », il me
semble que ce sont sur laquelle il a commencé son récit les trois stades
logiques d’une rencontre entre deux pensées différentes
, indique Prince 24
e
.

Il a déjà une idée très précise de la manière dont il entend
rédiger son histoire. Il compte la baser sur trois intrigues parallèles,
représentant trois points de vue différents : celui des fourmis, celui des
Doigts et celui d’un personnage connaissant les deux mondes parallèles, par
exemple 103
e
.

Tout cela paraît un peu confus à Princesse 103
e
mais elle écoute attentivement car, visiblement, depuis que Prince 24
e
a vécu sur l’île du Cornigera, il est hanté par l’envie d’écrire une longue
histoire.

Les trois intrigues convergeront vers la fin
, précise
doctement le jeune prince.

14
e
surgit alors, les antennes tout ébouriffées.
Elle a espionné de près la Cité et découvert un passage. Elle pense qu’on
pourrait envoyer un commando.

On peut encore tenter une offensive souterraine
.

Princesse 103
e
décide de la suivre, Prince
24
e
aussi, ne serait-ce que pour trouver des idées pour les scènes
d’action de son roman.

Une centaine de fourmis s’engouffrent ainsi dans le passage
qui conduit à la Cité. Elles progressent à pas prudents.

 

144. MISE EN PRATIQUE

 

Les stands progressaient bien. Le plus spectaculaire était
celui de Francine avec son monde virtuel.

Infra-World
était aussi l’activité la plus lucrative
de toutes. Par le réseau informatique, de plus en plus d’agences de publicité
demandaient à le consulter pour sonder l’impact de leurs conditionnements de
lessives ou de couches-culottes, de produits surgelés et de médicaments, ou
encore de nouveaux styles de voitures.

Réussite aussi : le « Centre des questions » de
David. Dès son lancement, ce carrefour du savoir était devenu une référence.
Des gens s’y connectaient aussi bien pour connaître le nombre exact d’épisodes
de
Chapeau melon et bottes de cuir
que des horaires de chemin de fer, le
niveau de pollution de l’air dans telle ou telle ville, ou les meilleurs
investissements boursiers du moment. Les questions d’ordre personnel étaient
rares et David n’avait pas eu besoin d’avoir recours à des détectives privés.

Léopold, pour sa part, avait obtenu commande d’une villa
incrustée dans une colline et, ne pouvant se déplacer physiquement, il en
envoyait les plans par télécopieur à son client contre son numéro de carte de
crédit.

Paul inventait de nouveaux arômes de miel en mêlant le
produit des abeilles à des feuilles de thé et de plantes diverses trouvées dans
les cuisines ou les jardins du lycée. Depuis qu’il avait réduit les doses de
levure, son hydromel était devenu un nectar. Paul avait concocté une cuvée
spéciale parfumée à la vanille et au caramel, laquelle était très prisée. Une
étudiante des Beaux-arts lui dessina des étiquettes somptueuses qui apportèrent
un cachet supplémentaire à son produit : « Hydromel grand cru. Cuvée
Révolution des fourmis. Appellation contrôlée ».

Tout le monde s’en délecta. À un petit auditoire très
intéressé, il raconta :

— Je savais déjà que l’hydromel était la boisson des
dieux de l’Olympe et celle des fourmis qui, en faisant fermenter leur miellat
de pucerons, obtiennent une sorte d’alcool qui les soûlent, mais ce n’est pas
tout. Au « Centre des questions » de David, j’ai découvert encore un
tas de choses sur l’hydromel. Les chamans mayas s’injectaient des lavements à
base d’hydromel et de graines de belle-de-jour. Ainsi absorbées, ces substances
hallucinogènes, sans susciter de nausées, provoquaient des transes beaucoup
plus rapides et beaucoup plus puissantes que par voie orale.

— Quelle est la recette de l’hydromel ? demanda un
amateur.

— La mienne, je l’ai trouvée dans l’
Encyclopédie du
Savoir Relatif et Absolu
.

Il lut.

— « Faire bouillir 6 kilos de miel d’abeille,
écumer, recouvrir de 15 litres d’eau, ajouter 25 grammes de poudre de
gingembre, 15 grammes de cardamome, 15 grammes de cannelle. Laisser
bouillir jusqu’à réduction du mélange d’un quart environ. Arrêter la cuisson et
laisser tiédir. Ajouter ensuite 2 cuillerées de levure de bière et laisser
reposer le tout pendant 12 heures. Passer ensuite le liquide en le
transvasant dans un tonnelet. Bien le fermer et laisser reposer ». Notre
hydromel est, certes, un peu jeune. Il faudra attendre encore pour qu’il prenne
du corps.

— Et savais-tu que les Égyptiens se servaient du miel
pour désinfecter les plaies et calmer les brûlures ? demanda une amazone.

L’information donna à Paul l’idée d’élaborer une ligne de
parapharmacie en plus de sa ligne de produits alimentaires.

Plus loin, les vêtements de Narcisse étaient présentés. Des
amazones faisaient office de mannequins devant les gens de la révolution et
sous les objectifs d’une caméra vidéo qui retransmettait les images, via le
serveur, sur le réseau informatique international.

Seules les deux machines compliquées de Julie et de Zoé ne
présentaient pour l’heure que des résultats décevants. La machine à dialoguer
avec les fourmis avait déjà tué une trentaine d’insectes cobayes. Quant aux
prothèses olfactives de Zoé, elles blessaient si fort les narines que nul ne
pouvait les supporter plus de quelques secondes.

Julie monta sur le balcon du proviseur et contempla la cour
et sa révolution. Le drapeau flottait, la fourmi-totem trônait, des musiciens
reggae jouaient dans un nuage de fumées de marijuana. Partout, autour des
stands, des gens s’activaient.

— On a quand même réussi quelque chose de sympathique,
dit Zoé qui l’avait rejointe.

— Au niveau collectif, c’est certain, acquiesça Julie.
Maintenant, c’est au niveau individuel qu’il nous faudrait réussir.

— Que veux-tu dire ?

— Je me demande si ma volonté de changer le monde n’est
pas en fait le constat de mon incapacité à me changer moi-même.

— Voilà autre chose. Holà, Julie ! je crois que tu
fonctionnes un peu trop au carburateur neuronal. Tout marche bien, sois
heureuse.

Julie se tourna vers Zoé et la regarda dans les yeux.

— Tout à l’heure, j’ai lu un passage de l’
Encyclopédie
.
Il était étrange. Il s’appelait « Je ne suis qu’un personnage » et
disait qu’on était peut-être seul au monde dans un film qui se déroule rien que
pour nous. Après avoir lu ça, j’ai eu une pensée bizarre. Je me suis dit :
Et si j’étais la seule personne vivante. Si j’étais le seul être vivant de tout
l’univers…

Zoé commença à regarder sa compagne avec inquiétude. Julie
continua :

— Si tout ce qui m’arrive n’était après tout qu’un
grand spectacle qu’on joue uniquement pour moi ? Tous ces gens, toi, vous
ne seriez que des acteurs et des figurants. Les objets, les maisons, les
arbres, la nature forment un décor bien imité, fait pour me rassurer et me
faire croire qu’une certaine réalité existe. Mais je suis peut-être comme dans
un programme d’
Infra-World
. Ou peut-être dans un roman.

— Oh ! la la ! qu’est-ce que tu ne vas pas
chercher !

— N’as-tu jamais remarqué qu’autour de nous les gens
meurent tandis que nous demeurons vivants ? Peut-être qu’on nous observe,
qu’on teste nos réactions devant des situations données. On teste notre degré
de résistance à certaines agressions. On teste nos réflexes. Cette révolution,
cette vie n’est qu’un énorme cirque construit pour me tester. Quelqu’un à cet
instant m’observe peut-être de loin, lit ma vie dans un livre, et me juge.

— Dans ce cas, profites-en. Tout, ici-bas, est pour
toi. Tout ce monde, tous ces acteurs, ces figurants, comme tu dis, sont là pour
te satisfaire, s’ajuster à tes désirs, à tes gestes et à tes actes. Ils se font
du souci. Leur avenir dépend de toi.

— Justement, c’est cela qui m’inquiète. J’ai peur de ne
pas être à la hauteur… de mon personnage.

Cette fois-ci, ce fut Zoé qui commença à ne pas se sentir
bien. Julie lui mit la main sur l’épaule.

— Excuse-moi. Oublie ce que je t’ai dit. On s’en fiche.

Elle entraîna son amie en direction des cuisines, ouvrit le
réfrigérateur et fit couler le ruban de l’hydromel doré dans deux gobelets.
Puis, à petites gorgées, à la lumière du réfrigérateur entrouvert, elles burent
la boisson des fourmis et des dieux.

 

145. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE : RÉFRIGÉRATEUR

 

Saliveuse : 10
e
.

RÉFRIGÉRATEUR : Les Doigts n’ont pas de jabot
social, pourtant ils peuvent stocker longtemps de la nourriture sans qu’elle se
détériore.

Pour remplacer nos estomacs secondaires, ils s’équipent
d’une machine qu’ils nomment « réfrigérateur ».

Il s’agit d’une boîte à l’intérieur de laquelle il fait
très froid.

Il y entassent de la nourriture à ras bord.

Plus un Doigt est important, plus son réfrigérateur est
grand
.

 

146. DANS BEL-O-KAN

 

Une odeur de charbon les surprend.

Les branchettes calcinées empestent. Des corps calcinés de
soldates prises dans l’incendie gisent partout. Vision d’horreur : il y a
même des œufs et des larves fourmis qui n’ont pu être évacués à temps et qui
ont grillé vifs.

Tout est brûlé et il n’y a pas la moindre présence. Est-il
possible que l’incendie ait dévoré tous les habitants puis toute l’armée
accourue pour l’éteindre ?

Les fourmis avancent dans des couloirs parfois vitrifiés par
le feu. La chaleur du brasier a été si intense que des insectes ont péri d’un
coup, en plein travail. Ils sont demeurés figés dans la position où ils se
trouvaient avant qu’une bouffée brûlante ne les immobilise définitivement.

Quand 103
e
et sa troupe les touchent, ils
s’effritent.

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