La Révolution des Fourmis (28 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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De même, la troisième voix
accélère ou ralentit encore le thème, d’où un effet d’expansion ou de
concentration.

Le canon peut encore se
sophistiquer par l’inversion de la mélodie. Quand la première voix s’élève en
jouant le thème principal, la seconde alors descend.

Tout cela est bien plus
facile à réaliser lorsqu’on dessine les lignes de chant comme les flèches d’une
grande bataille.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

66. MAXIMILIEN FAIT LE POINT

 

On n’entendait que le bruit des mandibules. Maximilien avala
silencieusement son plat.

Au sein de sa famille, finalement, il s’ennuyait ferme. À
bien y réfléchir, il avait épousé Scynthia pour épater ses copains.

Elle représentait un trophée et il était vrai que les autres
l’avaient envié. Le problème, c’est que la beauté ne se mange pas en salade.
Scynthia était belle, mais ce qu’il s’ennuyait ! Il sourit, embrassa tout
le monde puis se leva pour s’enfermer dans son bureau et jouer au jeu
Évolution
.

Évolution
le passionnait de plus en plus. Il
s’empressa de créer une civilisation aztèque qu’il parvint à amener jusqu’en
500 av. J. C., en bâtissant une dizaine de villes et en envoyant des
galères aztèques sillonner les mers à la recherche de nouveaux continents. Il
pensait que ses explorateurs aztèques découvriraient l’Occident vers 450
av. J. C. mais une épidémie de choléra décima ses cités. Des invasions
barbares finirent d’anéantir ses métropoles malades, de sorte que la
civilisation aztèque du commissaire Linart fut détruite avant l’an 1 de
son calendrier.

— Tu joues mal. Quelque chose te préoccupe, signala Mac
Yavel.

— Oui, concéda l’humain. Mon travail.

— Veux-tu m’en parler ? proposa l’ordinateur.

Le policier tiqua. Jusqu’alors, l’ordinateur n’avait été
pour lui qu’une sorte de majordome qui l’accueillait lorsqu’il allumait sa
machine et le guidait dans les méandres d’
Évolution
. Qu’il quitte le
domaine du virtuel pour s’ingérer dans sa « vraie » vie était pour le
moins inattendu. Pourtant, Maximilien se laissa aller.

— Je suis policier, dit-il. Je mène une enquête. Une
enquête qui me cause beaucoup de souci. J’ai sur le dos une histoire de
pyramide qui a poussé comme un champignon, en pleine forêt.

— Tu peux m’en parler ou c’est un secret ?

Le ton badin, la voix presque sans accent synthétique, de la
machine surprit Maximilien, mais il se rappela que depuis peu il existait sur
le marché des « simulateurs de conversation » capables de donner le
change en faisant croire à un dialogue naturel. En fait, ces programmes se
contentaient de réagir à des mots-clefs et répondaient au moyen de techniques
de discussion simples. Ils inversaient la question : « Tu crois
vraiment que… » Ou bien ils recentraient : « Parlons plutôt de
toi… » Rien de sorcier là-dedans. Mais Maximilien n’en était pas moins
conscient qu’en acceptant de converser avec son ordinateur, il établissait un
lien privilégié avec une simple machine.

Il hésita ; il n’avait au fond personne avec qui parler
vraiment. Il ne pouvait discuter d’égal à égal ni avec ses élèves de l’école de
police ni avec ses subordonnés, lesquels prendraient le moindre relâchement
pour un signe de faiblesse. Dialoguer avec le préfet, qui était son supérieur,
était impossible. Comme la hiérarchie isolait tous les humains ! Il
n’était jamais parvenu, non plus, à communiquer avec sa femme ou avec sa fille.
De communication, Maximilien ne connaissait finalement que le dialogue
unilatéral proposé par son téléviseur. Ce dernier lui racontait en permanence
des tas de jolies choses mais ne voulait rien entendre en retour.

Peut-être cette nouvelle génération d’ordinateurs était-elle
destinée à combler cette lacune.

Maximilien s’approcha du micro de l’engin.

— Il s’agit d’un bâtiment construit sans autorisation
dans une zone protégée de la forêt. Lorsque je colle une oreille contre la
paroi, j’entends à l’intérieur des bruits qui semblent provenir d’émissions
télévisées. Mais dès que je frappe, les bruits cessent. Il n’y a pas de porte,
pas de fenêtres, pas le moindre trou. J’aimerais bien savoir qui réside à
l’intérieur.

Mac Yavel lui posa plusieurs questions précises en rapport
avec son problème. Son iris s’étrécit, signe d’intense attention. L’ordinateur
réfléchit un moment puis lui signala qu’il ne voyait aucune autre solution que
de retourner à la pyramide avec une escouade d’artificiers et d’en faire sauter
les parois de béton.

Décidément les ordinateurs ne font pas dans la nuance.

Maximilien n’en était pas encore arrivé à cette décision
extrême, mais il admit qu’il aurait fini par y parvenir. Mac Yavel n’avait fait
qu’accélérer son analyse. Le policier remercia la machine. Il voulut se
remettre à jouer à
Évolution
 ; à ce moment l’appareil lui rappela
qu’il avait oublié de nourrir ses poissons.

À cet instant, pour la première fois, Maximilien se dit que
l’ordinateur était en train de devenir un ami et cela l’inquiéta un peu car il
n’avait jamais eu de vrai ami.

 

67. LE TRÉSOR SEXUEL

 

103
e
est venue à bout de la scorpionne. Les
petits scorpions orphelins, qui observaient la scène de loin, détalent cette
fois-ci sans se retourner, conscients qu’ils doivent désormais se débrouiller
seuls dans un monde sans lois autres que celles qu’ils parviendront à imposer
par la force de leur fouet caudal empoisonné.

Les douze fourmis exploratrices qui ont été invitées à
entrer ovationnent olfactivement leur vieille championne. La reine des guêpes
papetières consent à lui délivrer sa gelée hormonale. Elle entraîne la soldate
dans un recoin de sa cité grise de papier et lui désigne un endroit où
patienter.

Ensuite, la reine des guêpes se concentre et régurgite une
salive brune qui sent très fort. Chez les hyménoptères, ouvrières, soldates et
reines contrôlent parfaitement leur chimie interne. Elles sont capables
d’augmenter ou de baisser à volonté leur sécrétion hormonale, afin de diriger
aussi bien leurs fonctions digestives que leur endormissement, leur perception
de la douleur que leur nervosité.

La reine des guêpes papetières parvient à produire de la
gelée royale composée d’hormones sexuelles presque pures.

103
e
s’approche, veut humer des antennes avant de
goûter, mais la reine des guêpes se plaque à elle, la contraignant à un bouche-à-bouche.

Baiser interespèces.

La vieille fourmi rousse aspire et déglutit. D’un coup,
l’aliment magique pénètre en elle. Toutes les guêpes savent fabriquer de la
gelée royale en cas de nécessité, mais il est évident que celle d’une reine est
bien plus forte et délicate que le produit d’une simple ouvrière. Les relents
sont si lourds qu’alentour, les autres Belokaniennes en perçoivent les vapeurs
opiacées.

C’est fort. Acide, sucré, salé, piquant, amer en même temps.

103
e
avale. La gelée brune se répand dans son
système digestif. Dans l’estomac, la pâte se dilue et se dissémine dans son
sang, elle remonte dans ses veines pour rejoindre son cerveau.

Au début, il ne se passe rien et la vieille exploratrice
pense que l’expérience a échoué. Et puis, tout d’un coup, elle bascule. C’est
comme une bourrasque. La sensation est plutôt désagréable.

Elle se sent mourir.

La reine des guêpes lui a tout simplement donné du poison et
elle l’a absorbé ! Elle sent le produit qui se disperse dans son corps,
répandant cette sensation de noir et de brûlure dans toutes ses artères. Elle
regrette d’avoir fait confiance à la reine. Les guêpes détestent les fourmis,
c’est bien connu. Elles n’ont jamais admis que leurs cousines génétiques les
surpassent.

103
e
se souvient de toutes les fois où, durant sa
jeunesse chasseresse, elle a saccagé des nids de papier gris, fusillant à
l’acide des défenseresses guêpes désemparées qui tentaient de se cacher
derrière les morceaux de carton.

C’est une vengeance.

Tout s’obscurcit affreusement. Si ses traits étaient
mobiles, ils présenteraient une terrible grimace.

Dans son esprit, tout n’est que douleur. Elle a du mal à
ranger ses pensées. Le noir, l’acide, le froid, la mort l’envahissent. Elle
tremble. Ses mandibules s’ouvrent et se ferment sans qu’elle puisse les
contrôler. Elle perd la maîtrise de son corps.

Elle veut attaquer la reine des guêpes empoisonneuse. Elle
avance, mais s’écroule sur ses pattes avant.

Sa perception du temps se modifie, il lui semble que tout se
passe au ralenti et qu’il y a un moment très long entre l’instant où elle
décide de bouger une patte et l’instant où celle-ci bouge vraiment.

Elle renonce à tenir sur ses six pattes et s’effondre.

Elle se voit comme si elle était à l’extérieur d’elle-même.

Surgissent de nouveau des images du passé. D’abord du passé
direct, puis du passé plus lointain. Elle se voit en train de combattre la
scorpionne, elle se voit surfant sur la marée des dos de criquets, elle se voit
en train de traverser le désert.

Elle se revoit en train de s’enfuir du monde, se revoit
dialoguant pour la première fois avec les olfactivement étourdissants.

Tout défile comme dans un film projeté à l’envers sur
l’écran d’un téléviseur.

Elle revoit 24
e
, son amie de croisade, qui a créé
sa cité libre de l’île du Cornigera, au milieu du fleuve. Elle se revoit volant
pour la première fois sur le dos d’un scarabée rhinocéros et slalomant entre
les gouttes de pluie dures et dangereuses comme des colonnes de cristal.

Elle revoit sa première expédition vers le pays des Doigts
et sa découverte du bord du monde mortel, la route où leurs voitures éliminent
toute forme de vie.

Elle se revoit luttant contre le lézard, luttant contre
l’oiseau, luttant contre ses sœurs aux odeurs de roche qui complotaient dans la
fourmilière.

Elle revoit le prince 327
e
et la princesse 56
e
lui parler pour la première fois du Mystère. Là commençait l’exploration, la
découverte de l’autre dimension, celle des Doigts.

Sa mémoire roule et elle ne peut la ralentir.

Elle se revoit dans la guerre des Coquelicots, en train de
tuer pour ne pas être tuée. Elle se revoit, fendant de coups de mandibules des
cuirasses ennemies. Elle se revoit au milieu de foules de millions de soldates,
se coupant mutuellement les pattes, les têtes et les antennes dans des combats
dont elle avait oublié l’issue.

Elle se revoit courir entre les herbes, suivant des pistes
odorantes qui fleurent bon le parfum de ses sœurs.

Elle se revoit toute jeune fourmi dans les couloirs de
Bel-o-kan, se chamaillant avec d’autres soldates plus âgées.

103
e
remonte encore plus loin dans son passé.
Elle se revoit nymphe, elle se revoit larve ! Elle est une larve séchant
dans le solarium du dôme de branchettes. Elle se revoit incapable de se mouvoir
par ses propres moyens, hurlant des phéromones pour que des nourrices
empressées s’occupent d’elle plutôt que des larves voisines.

À manger ! Nourrices, donnez-moi vite à manger, je
veux manger pour grandir
, clame-t-elle.

Et c’est vrai qu’à l’époque, tout ce qu’elle espérait,
c’était de vieillir plus vite…

Elle se revoit dans son cocon, de plus en plus petite.

Elle se revoit œuf pondu, empilé dans la salle de stockage
des œufs.

Quel étrange effet de se revoir réduite à cette petite
sphère nacrée emplie de liquide clair. C’était déjà elle. Elle a été ça.

Avant d’être une fourmi, j’étais une sphère blanche
.

La pensée ronde s’impose.

Elle croit qu’on ne peut pas remonter plus loin que l’œuf,
dans son passé. Mais si ! Sa mémoire emballée continue de lui envoyer des
images.

Elle revoit le moment de sa ponte. Elle remonte l’abdomen
maternel et elle se voit ovule. Ovule venant tout juste d’être fécondé.

Avant d’être sphère blanche, j’étais sphère jaune
.

En arrière. Encore plus loin, toujours plus loin.

Elle assiste à la rencontre entre gamète mâle et gamète
femelle au cœur de l’ovule. Et là, 103
e
se retrouve à cet instant
imperceptible où s’opère le choix entre masculin, féminin et neutre.

L’ovule frémit.

Masculin, féminin, neutre ? Tout vibre au cœur de
l’ovule. Masculin, féminin, neutre ?

L’ovule danse. Des liquides étranges se mêlent, se
décomposent dans son noyau, formant des sauces molles aux reflets moirés. Les
chromosomes s’entremêlent comme de longues pattes. X, Y, XY, XX ? C’est
finalement le chromosome féminin qui l’emporte.

Ça y est ! La gelée royale a modifié le cours de sa
propre évolution cellulaire en remontant jusqu’au premier aiguillage, celui qui
a défini son sexe.

103
e
est maintenant femelle. 103
e
est
maintenant princesse.

Dans sa tête, un feu d’artifice se déchaîne comme si, tout à
coup, son cerveau ouvrait toutes leurs petites portes pour laisser rentrer la
lumière.

Toutes les vannes s’ouvrent. Tous ses sens se décuplent.
Elle ressent tout plus fort, plus douloureusement, plus profondément. Elle
perçoit son corps comme un ensemble très sensible, qui vibre à la moindre onde
extérieure. Ses yeux sont envahis de taches multicolores, ses antennes lui
piquent comme si elles étaient soudain recouvertes d’alcool pur et elle craint
de les perdre.

Ce n’est pas vraiment agréable, mais c’est très fort.

Elle se sent si impressionnable qu’elle a envie de creuser
le sol pour se cacher et se protéger de toutes ces myriades d’informations
auditives, olfactives, lumineuses, qui affluent de partout pour se déverser
dans son cerveau. Elle perçoit des émotions inconnues, des sensations
abstraites, des odeurs qui s’expriment par des couleurs, des couleurs qui
s’expriment par des musiques, des musiques qui s’expriment par des sensations
tactiles, des sensations tactiles qui s’expriment par des idées.

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