La Révolution des Fourmis (23 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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— Pouvez-vous me donner une nouvelle phrase pour
m’aider ?

— Bien sûr. Vous connaissez le principe de notre jeu.
Vous avez le droit de revenir plusieurs jours de suite et, à chaque fois, nous
vous fournirons un nouvel élément pour vous aider. Aujourd’hui, la phrase est
la suivante : « Pour trouver… il suffit de réfléchir. »

Maximilien reconnut l’énigme des six allumettes que
proposait actuellement l’émission « Piège à réflexion ». Tous ces
sons ne provenaient que d’une télévision allumée !

Celui, celle ou ceux qui se trouvaient à l’intérieur de
cette pyramide sans porte ni fenêtres regardaient tout bonnement la télévision.
Le policier se livra à diverses conjectures. La plus probable, c’était encore
un ermite emmuré là afin de pouvoir passer le restant de ses jours face à un
téléviseur, sans être dérangé. Il devait disposer de réserves de nourriture,
peut-être même était-il sous perfusion, et il restait là, face à son écran, le
volume au maximum.

« Dans quel monde de fous nous vivons », songea le
commissaire. Certes, la télévision prenait de plus en plus d’importance dans la
vie des gens, partout fleurissaient des antennes sur les toits, mais de là à
s’enfermer dans une prison sans porte ni fenêtres pour mieux la regarder… Quel
être humain était assez dément pour choisir semblable forme de suicide ?

Maximilien Linart mit ses mains en porte-voix et se colla
contre la paroi.

— Qui que vous soyez, ordonna-t-il, vous n’avez pas le
droit de rester là. Cette pyramide a été bâtie dans une zone protégée,
interdite à la construction.

Instantanément, les bruits cessèrent. Le son avait été
coupé. Plus d’applaudissements. Plus de rires. Plus de crépitements de
mitrailleuse. Plus de « Piège à réflexion ». Mais pas de réponse non
plus.

Le commissaire réitéra son appel :

— Police ! Sortez ! C’est un ordre !

Il entendit un bruit sourd, comme une petite trappe qui
s’ouvrait quelque part. À tout hasard, il sortit son revolver, inspecta les
environs, refit le tour de la pyramide.

Sentir la crosse d’acier dans sa main lui donnait un
sentiment d’invincibilité. Mais le revolver n’était pas un atout : c’était
un handicap. Il le rendait moins attentif. Maximilien ne perçut donc pas
l’infime bourdonnement derrière lui.

Bzzz

bzzz
.

Il ne prit pas garde non plus à la petite piqûre dans son
cou, une fraction de seconde plus tard.

Il fit encore trois pas et sa bouche s’ouvrit toute grande,
sans qu’il parvienne à proférer un son. Ses yeux s’écarquillèrent. Il
s’effondra sur les genoux, lâcha son arme et, tête en avant, s’étala de tout
son long.

Avant de fermer les yeux il vit les deux soleils, le vrai et
celui que reflétait le miroir de la paroi. Il ne put retenir le poids de ses
paupières qui tombèrent comme un lourd rideau de théâtre.

 

55. ILS SONT DES MILLIONS

 

Le niveau de la mer de criquets ne cesse de monter.

Vite, vite, trouver une idée. Quand on est une fourmi il
faut toujours trouver des idées originales pour survivre. Suspendues à
l’extrémité des dernières branches du myrtillier, les treize fourmis se
regroupent et joignent leurs antennes. Leur esprit collectif se partage entre
panique et envie de tuer. Certaines sont déjà résignées à mourir. Pas 103
e
.
Elle a peut-être une solution : la vitesse.

Les carapaces des criquets forment en bas un tapis
discontinu mais en galopant dessus suffisamment vite, pourquoi ne pas s’en
servir comme d’un support ? Lors de sa traversée du fleuve, la vieille
guerrière a vu des insectes courir sans s’enfoncer à la surface, accomplissant
simplement un nouveau pas à chaque fois qu’ils s’apprêtaient à couler.

L’idée paraît tout à fait saugrenue, les dos de criquets ne
ressemblant en rien à la surface d’un fleuve. Mais puisque personne n’a d’autre
suggestion et que l’arbrisseau commence à ployer sous les assauts des
acridiens, on décide de tenter le tout pour le tout.

103
e
s’élance la première. Elle fonce sur le dos
des criquets si promptement qu’ils n’ont pas le temps de comprendre ce qui se
passe. De toute façon, ils sont tellement occupés à manger et à se reproduire
qu’ils ne prêtent que peu d’attention à cette présence fugace sur leur dos.

Les douze plus jeunes suivent. On zigzague entre les
antennes et les cuissots repliés qui dépassent des dos. À un moment, 103
e
dérape sur une carapace en mouvement et 5
e
la retient de justesse
par la collerette de son corselet. Les Belokaniennes galopent de leur mieux,
mais la distance est longue.

Des dos de criquets, rien que des dos de criquets à perte de
vue. Un lac, une mer, un océan de dos de criquets.

Les fourmis rousses filent au-dessus de la foule. Ça cahote
pas mal. À côté d’elles, les arbustes fondent sous les mandibules acridiennes.
Noisetiers et autres groseilliers se délitent sous la pluie vivante et
corrosive.

Enfin, la troupe myrmécéenne distingue au loin l’ombre
rassurante de grands arbres. Ceux-là forment des donjons de résistance
difficiles à ronger. Le flot des criquets a été stoppé là par ces potentats
végétaux. Encore un effort et les fourmis y parviendront.

Ça y est ! Elles y sont. Les exploratrices abordent à
une longue branche basse et s’empressent de monter.

Sauvées !

Le monde retrouve momentanément sa normalité. Qu’il est
agréable de reprendre patte sur un arbre ferme après avoir navigué si longtemps
dans les lacs de sable du désert et la mer mouvante des dos de criquets !

Elles se réconfortent en échangeant caresses et nourriture.
Elles tuent un criquet isolé et le mangent. Avec ses percepteurs de champs
magnétiques, 12
e
fait le point et détermine la direction du grand
chêne. Aussitôt, la troupe se remet en marche. Pour éviter le sol, où la marée
de criquets se répand encore par-dessus les racines, les fourmis cheminent en
altitude, de branche en branche.

Enfin se dresse devant elles un arbre immense. Si les grands
arbres sont des donjons, le grand chêne est assurément la plus large et la plus
haute de ces tours. Son tronc est si large qu’il en paraît plat. Ses branchages
sont si hauts qu’ils masquent le ciel.

Les treize fourmis foulent l’épaisse moquette de velours
formée par la colonie de lichens qui recouvre la face septentrionale du grand
chêne.

Chez les fourmis on prétend que ce grand chêne a douze mille
ans d’âge. C’est beaucoup. Mais celui-ci est vraiment particulier. En tout
point de son écorce, de ses feuilles, de ses fleurs, de ses glands il recèle de
la vie. En bas, les Belokaniennes croisent toute une faune chênienne. Des
charançons cigariers forent des trous dans les glands au moyen de leurs rostres
pour pondre des œufs de quelques millimètres. Des cantharides aux élytres
métalliques dégustent des rameaux encore tendres tandis que des larves de grand
capricorne du chêne creusent des galeries dans la partie centrale de l’écorce.
Des chenilles de géomètres ou de phalènes grossissent dans des feuilles roulées
en cornets et liées en paquets par leurs parents.

Plus loin, des chenilles tordeuses vertes du chêne se
suspendent au bout d’un fil dans le vide pour atteindre les branches
inférieures.

Les fourmis coupent leur filin de rappel et les mangent sans
autre forme de procès. Quand la nourriture pend des branches, il n’y a pas de
raison de s’en priver. L’arbre, s’il parlait, leur dirait merci.

103
e
se dit que les fourmis au moins assument
leur rôle de prédateurs. Elles tuent et elles mangent toutes les espèces de
gibiers sans états d’âme. Les Doigts, eux, veulent oublier leur place dans le
cycle écologique. Ils ne peuvent pas manger l’animal qu’ils voient tuer. Ils
n’ont d’ailleurs d’appétit que pour les aliments qui ne leur rappellent pas
l’animal dont ils sont issus. Tout est donc coupé, haché, coloré, mélangé pour
ne plus être identifiable. Les Doigts se veulent innocents de tout, même de
l’assassinat des bêtes qu’ils consomment.

Mais l’instant n’est pas à la réflexion. Devant elles, des
champignons s’alignent en demi-cercles comme autant de marches d’escalier
autour du tronc. Les fourmis prennent leur souffle et montent.

103
e
aperçoit des signes gravés à même
l’arbre : « Richard aime Liz », inscrit dans un cœur percé d’une
flèche. 103
e
ne sait pas décrypter l’écriture doigtesque, elle
comprend seulement que l’agression d’un canif fait souffrir l’arbre. La flèche
ne déclenche pas les sanglots du cœur fictif, en revanche, l’éraflure fait
pleurer l’arbre d’une larme de résine orange.

L’escouade contourne un nid d’araignées sociales. Des corps
fantomatiques y sont accrochés, sans tête ou sans membres, noyés dans une forêt
de soie blanche. Les Belokaniennes montent encore dans les hauteurs de la large
tour chênienne. Enfin, vers les étages médians, elles découvrent comme un fruit
rond, dont la base est prolongée d’un tube.

C’est le guêpier du grand chêne
, indique 16
e
,
en dardant son antenne droite en direction du fruit de papier.

103
e
s’immobilise. La nuit tombant, les fourmis
décident de se mettre à l’abri d’un nœud du bois. Elles reviendront demain.

103
e
a du mal à dormir.

Est-il possible que son sexe futur soit contenu à
l’intérieur de cette boule de papier ? Est-il possible que son accession
au statut de princesse soit là, à portée de patte ?

 

56. ENCYCLOPÉDIE

 

MOBILITÉ SOCIALE
 : Les Incas croyaient au déterminisme et aux
castes. Chez eux, pas de problème d’orientation professionnelle la profession
était déterminée par la naissance. Les fils d’agriculteurs deviendraient
obligatoirement agriculteurs, les fils de soldats, soldats. Pour éviter tout
risque d’erreur, la caste était d’emblée inscrite dans le corps des enfants.
Pour cela les Incas plaçaient les têtes à la fontanelle molle propre aux
nouveau-nés dans des étaux spéciaux en bois qui modelaient leurs crânes. Ces
étaux plats donnaient ainsi la forme désirée aux têtes des enfants carrées pour
ceux de roi, par exemple. L’opération n’était pas douloureuse, pas plus en tout
cas que celle qui consiste à faire porter un appareil dentaire pour obliger les
dents à pousser dans un certain sens. Les crânes mous se solidifiaient dans le
moule de bois. Ainsi, même nus et abandonnés, les fils de rois restaient rois,
reconnaissables par tous puisqu’ils étaient seuls à pouvoir porter les
couronnes, elles-mêmes de forme carrée. Quant aux crânes des enfants de
soldats, ils étaient moulés de façon à prendre une forme triangulaire. Pour les
fils de paysans, c’était une forme pointue.

La société inca était
ainsi rendue immuable. Aucun risque de mobilité sociale, pas la moindre menace
d’ambition personnelle, chacun portait imprimés à vie, sur son crâne, son rang
social et sa fonction professionnelle.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

57. LEÇON D’HISTOIRE

 

Les élèves s’installèrent chacun à leur place et, dans un
bel ensemble, sortirent leur cahier et leur stylo. C’était l’heure du cours
d’histoire.

Comme s’il ne s’était rien passé l’autre soir, Gonzague
Dupeyron et ses deux acolytes ne jetèrent aucun regard à Julie et aux Sept
Nains quand ils remontèrent l’allée pour s’asseoir côte à côte.

En grosses lettres blanches sur le tableau noir, le
professeur d’histoire inscrivit : « La Révolution française de
1789 », puis, sachant qu’il ne faut jamais longtemps tourner le dos à une
classe, il se retourna pour toiser les élèves et sortit une liasse de feuillets
de sa serviette.

— J’ai corrigé vos copies.

Parcourant les travées, il les distribua à leurs auteurs
avec, pour chacun, de brefs commentaires. « Soignez davantage votre
orthographe », « Quelques progrès », « Désolé, Cohn-Bendit,
ce n’était pas en 1789 mais en 1968. »

Il avait commencé par les notes les plus élevées et
continuait en ordre décroissant. Il en était à 3 sur 20 et Julie
n’avait toujours pas récupéré sa copie.

La sentence tomba comme un couperet :

— Julie : 1 sur 20. Je ne vous ai pas
mis zéro car vous développez une théorie assez particulière à propos de Saint
Just qui serait, selon vous, le pourrisseur de la Révolution.

Comme pour montrer qu’elle assumait totalement ses opinions,
Julie leva la tête.

— Je le pense, en effet.

— Qu’avez-vous donc contre cet excellent Saint Just, un
homme charmant, très cultivé et qui devait probablement avoir obtenu de
meilleures notes que vous sur les bancs de l’école ?

— Saint Just, dit Julie sans se départir de son calme,
pensait impossible de réussir une révolution sans violence. Il l’a écrit :
« La Révolution vise à améliorer le monde et si certains ne sont pas
d’accord avec elle, il faut les éliminer. »

— Je constate avec plaisir que vous n’êtes pas
totalement ignare. Au moins, vous avez en tête quelques citations.

La jeune fille ne pouvait pas lui avouer qu’elle avait forgé
ses idées sur Saint-Just à la lecture de l’
Encyclopédie du Savoir Relatif et
Absolu
.

— Mais cela ne change rien sur le fond, reprit le
professeur. Évidemment, Saint Just avait raison sur le fond, il est impossible
de faire une révolution sans violence…

Julie plaida :

— Je crois, moi, que dès que l’on tue, dès qu’on force
les gens à faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire, on prouve qu’on manque
d’imagination, qu’on est incapable de trouver d’autres façons de répandre ses
idées. Il existe sûrement des moyens de faire une révolution sans violence.

Intéressé, l’enseignant provoqua sa jeune interlocutrice :

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