Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Pourquoi vouloir un sexe ?
Il n’existe aucune raison biologique pour qu’une asexuée,
née dans une caste asexuée, éprouve soudain le désir d’avoir un sexe, en dépit
de ses origines naturelles.
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comprend que cette reine des guêpes est en
train de lui faire passer un examen. Elle cherche une réponse intelligente,
n’en trouve pas et se contente de rappeler qu’« un sexe permet de vivre
plus longtemps ».
Peut-être qu’à trop écouter les dialogues anodins et dénués
d’informations des feuilletons télévisés doigtesques, elle a oublié comment
communiquer en fonçant droit à l’essentiel.
En revanche, la reine des guêpes papetières sait très bien,
elle, introduire une grande intensité dans ses phrases odorantes. Un dialogue
se noue. Comme toutes les reines, cette sexuée est capable de parler d’autre
chose que de nourriture et de sécurité. Elle sait évoquer des idées abstraites.
La reine des guêpes papetières s’exprime par les odeurs mais
aussi en faisant tournoyer ses antennes en tous sens pour mieux accentuer ses
intonations. Chez les fourmis on appelle cela « parler avec ses antennes ».
La reine signale que, de toute manière, la fourmi finira par mourir. Alors,
pourquoi chercher à vivre plus longtemps ?
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se rend compte que la partie est plus ardue
qu’elle ne le pensait. Son interlocutrice n’est toujours pas convaincue de la
validité de son projet. Et d’ailleurs, c’est vrai, en quoi une vie longue
présente-t-elle plus d’intérêt qu’une vie courte ?
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prétend vouloir un sexe pour jouir des
qualités émotionnelles des sexués : une plus grande sensibilité des
organes sensoriels, une meilleure aptitude à ressentir les émotions…
La guêpe papetière rétorque que cela lui apparaît davantage
comme une gêne que comme un agrément. La plupart de ceux qui entretiennent des
sens raffinés et des émotions à fleur de peau vivent dans la crainte. C’est la
raison pour laquelle les mâles ne survivent pas longtemps et les femelles
vivent enfermées et protégées du monde. La sensibilité est source de douleur
permanente.
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cherche de nouveaux arguments plus
convaincants. Elle veut un sexe parce qu’un sexe permet de se reproduire.
Cette fois, la reine des guêpes papetières semble
intéressée. Pourquoi désirer se reproduire ? En quoi son existence en tant
que spécimen unique ne lui suffit-elle pas ?
Étrange tournure d’esprit. En général, chez les insectes, et
tout particulièrement chez les hyménoptères sociaux comme les fourmis et les
guêpes, la notion de « pourquoi » n’existe pas. Seule existe la
notion de « comment ». On ne cherche pas à connaître la raison des
événements, on cherche uniquement à apprendre comment les contrôler. Que cette
guêpe lui demande « pourquoi » prouve à 103
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qu’elle aussi
a déjà accompli un parcours spirituel au-delà des normes.
La vieille fourmi rousse explique qu’elle souhaite
transmettre son code génétique à d’autres êtres vivants.
La reine des guêpes papetières agite ses antennes de
mouvements dubitatifs. Certes, cette envie légitime le désir de posséder un
sexe mais, demande-t-elle à la fourmi, en quoi son code génétique serait-il
intéressant à transmettre ? Après tout, elle a été pondue par une reine
qui a conçu au moins dix mille individus jumeaux dotés de spécificités
génétiques quasiment identiques aux siennes. Toutes les sœurs jumelles d’une
cité se ressemblent et se valent.
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comprend où la guêpe veut l’amener. Elle
tient à lui démontrer qu’aucun être n’a d’importance en particulier. Y a-t-il
au fond plus grande prétention que de se figurer la combinaison de ses gènes
suffisamment précieuse pour être digne d’être reproduite ? Une telle pensée
implique qu’on accorde une plus grande importance à soi-même qu’aux autres.
Chez les fourmis, et même chez les guêpes, ce type de pensée a un nom, cela
s’appelle la « maladie de l’individualisme ».
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, qui a livré tant de duels physiques, se
retrouve, pour la première fois, à mener un duel spirituel. Et c’est beaucoup
plus difficile.
Cette guêpe est futée. Tant pis, il faut que la vieille
guerrière assume cela. Elle entame sa phrase phéromonale par le mot tabou :
« je ». Elle articule lentement dans son esprit une phéromone
odorante avant de l’émettre par ses segments antennaires.
« Je » suis quelqu’un de particulier.
La reine sursaute. Alentour, des guêpes qui ont perçu le
message reculent, déconcertées. C’est si contraire à toutes les convenances, un
insecte social qui emploie « je ».
Mais ce duel dialogué commence à amuser la reine des guêpes
papetières. Elle ne contre pas 103
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sur le thème du
« je », plutôt sur le nouveau terrain qu’elle vient de lui offrir.
Elle dandine des antennes et lui demande d’énumérer ses qualités personnelles.
Les guêpes jugeront ensuite si la vieille fourmi est suffisamment
« particulière » pour mériter de transmettre son code génétique à une
descendance. Dans ce dialogue, la reine use d’une formule phéromonale
correspondant au collectif « nous les guêpes papetières ». Elle veut
montrer ainsi qu’elle reste dans le camp de ceux qui sont en communauté avec
leurs congénères et non du côté de ceux qui ne cherchent à obtenir des
avantages que pour leur propre personne.
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est allée trop loin pour faire demi-tour.
Elle sait que pour toutes ces guêpes, désormais, elle fait figure de fourmi
dégénérée qui ne se soucie que d’elle-même. Elle va pourtant au bout de sa
pensée. Ses qualités personnelles, elle va les énumérer.
Elle a la capacité, peu répandue dans le monde insecte,
d’étudier les choses nouvelles.
Elle possède des talents de guerrière et d’exploratrice de
l’inconnu qui ne pourront qu’enrichir et fortifier son espèce.
La conversation enchante de plus en plus la reine des guêpes
papetières. Ainsi, cette vieille fourmi à bout de souffle considère comme des
qualités la curiosité et l’aptitude au combat ? La reine signale que les
cités n’ont pas besoin de va-t-en-guerre, et surtout pas de va-t-en-guerre qui
se mêlent de tout en s’imaginant tout comprendre.
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baisse les antennes. La reine des guêpes
papetières est beaucoup plus retorse qu’elle ne le croyait. La vieille fourmi
peine de plus en plus. L’épreuve lui rappelle celle que lui avaient fait subir
les blattes dans le monde des Doigts. Elles l’avaient placée face à un miroir
et lui avaient déclaré :
Nous nous comporterons avec toi comme tu te
comporterais avec toi-même. Si tu te combats dans la glace, nous te
combattrons, si tu t’allies à l’individu qui apparaît dans le miroir, nous
t’accepterons parmi nous.
Intuitivement, cette épreuve-là, elle avait su la résoudre.
Les blattes lui avaient enseigné à s’aimer elle-même. Or cette guêpe lui
propose maintenant une tâche beaucoup plus délicate : justifier cet amour.
La reine réitère sa question.
La vieille guerrière fourmi revient à plusieurs reprises sur
ses deux principales qualités, la combativité et la curiosité, qui lui ont
permis de survivre là où tant d’autres ont péri. Les mortes possédaient donc un
code génétique moins efficace que le sien.
La reine des guêpes papetières remarque que beaucoup de
soldates maladroites ou sans courage survivent dans les guerres par simple
hasard. Alors que des soldates habiles et courageuses décèdent. Cela ne
signifie rien, c’est une question de hasard.
Déstabilisée, 103
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finit par lâcher son
argument-choc :
Je suis différente des autres parce que j’ai rencontré
les Doigts.
La reine marque un temps d’arrêt.
Les Doigts.
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explique que les phénomènes bizarres qui
apparaissent de plus en plus souvent en forêt sont dus la plupart du temps à
l’apparition d’une nouvelle espèce animale, géante et inconnue : les
Doigts. Elle, 103
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, elle les a rencontrés et a même dialogué avec
eux. Elle connaît leur force et leurs faiblesses.
La reine des guêpes ne se laisse pas impressionner. Elle
répond qu’elle aussi connaît les Doigts. Il n’y a rien d’exceptionnel à cela.
Les guêpes en rencontrent souvent. Ils sont grands, lents, mous et transportent
toutes sortes de matériaux sucrés inertes. Parfois, ils enferment des guêpes
dans une caverne transparente mais quand la caverne s’ouvre, les guêpes piquent
les Doigts.
Les Doigts… La reine des guêpes ne les a jamais craints.
Elle prétend même en avoir tué. Certes, ils sont grands et gros mais ils ne
possèdent pas de carapace et il est donc très facile de percer du dard leur
épiderme mou. Non, désolée, une rencontre avec les Doigts ne lui apparaît pas
comme un argument suffisant pour justifier son désir d’amputer en quoi que ce
soit le trésor de gelée hormonale royale du guêpier.
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ne s’attendait pas à ça. Toute fourmi à qui
on parle des Doigts réclame encore et encore des informations. Or, voici que
les guêpes papetières, elles, se figurent tout savoir. Quel signe de
décadence ! C’est sans doute la raison pour laquelle la nature a inventé
la fourmi. Les guêpes, leurs ancêtres vivants, ont perdu leur curiosité
originelle.
En tout cas, ça n’arrange pas les affaires de 103
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Si les guêpes papetières refusent de lui donner de la gelée, c’est sa fin. Tant
d’efforts pour survivre et au bout du compte être fauchée tout simplement par
le plus minable des adversaires : la vieillesse. C’est dommage.
Dernière ironie de la reine des guêpes papetières :
elle signale que si, d’aventure, 103
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avait un sexe, rien ne
certifierait que ses enfants auraient aussi cette capacité à rencontrer les
Doigts.
Évidemment, rencontrer des Doigts n’est pas une qualité
héréditaire. 103
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s’est fait piéger.
Soudain, il y a de l’agitation. Des guêpes nerveuses
atterrissent et décollent depuis l’entrée de carton.
Le nid est attaqué. Un scorpion grimpe vers la cloche de
papier gris.
L’arachnide a sans doute été chassé par la marée des
criquets et lui aussi cherche refuge dans les frondaisons. Normalement, les
guêpes repoussent les assaillants à coups de dards empoisonnés, mais la chitine
des scorpions est trop épaisse pour eux et donc infranchissable.
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propose de se charger de l’ennemi.
Si tu réussis seule, nous te donnerons ce que tu
demandes, énonce la reine des guêpes.
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sort par le tube-couloir central du guêpier
et aperçoit le scorpion. Ses antennes reconnaissent les odeurs. Il s’agit de la
scorpionne que les Belokaniennes ont déjà croisée dans le désert. Elle porte
sur son dos vingt-cinq bébés scorpions, reproductions miniatures de leur mère.
Ils s’amusent à se chamailler de la pointe de leurs pinces et de leur dard
caudal.
La fourmi décide d’intercepter la scorpionne dans la
terrasse circulaire, petite arène plate que forme un nœud du chêne immense.
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nargue la scorpionne d’un tir de jet acide.
L’autre ne voit dans la petite fourmi qu’un gibier à sa portée. Elle dépose ses
petits et s’avance pour la manger. Le bout de sa longue pince la pique.
Pointe translucide. Triangle blanc. Maximilien était à
nouveau face à la pyramide mystérieuse. La dernière fois, son inspection avait
été interrompue par une piqûre d’insecte qui l’avait mis groggy pendant une
petite heure. Aujourd’hui, il était bien décidé à ne pas se laisser surprendre.
Il s’approcha à pas précautionneux.
Il toucha la pyramide. Elle était toujours tiède.
Il posa son oreille contre la paroi et entendit des bruits.
Il se concentra pour les comprendre et il lui sembla
percevoir une phrase intelligible en français.
— Alors, Billy Joe, je t’avais dit de ne pas revenir.
Encore la télévision. Un western américain, sans doute.
Le policier en avait assez entendu. Le préfet exigeait des
résultats, il allait en obtenir. Maximilien Linart s’était muni du matériel
indispensable à la réussite de sa mission. Ouvrant sa grande gibecière, il en
sortit un long maillet de chantier et le brandit en direction de son propre
reflet. De toutes ses forces, il frappa.
Dans un fracas étourdissant, le miroir s’émietta en
fragments coupants. Vite, il recula pour éviter d’être touché par un éclat.
— Tant pis pour les sept ans de malheur, soupira-t-il.
La poussière dissipée, il inspecta la paroi de béton.
Toujours pas de porte, ni de fenêtre. Seulement la pointe translucide au
sommet.
Deux faces de la pyramide restaient camouflées de miroirs.
Il les fit aussi exploser sans discerner la moindre ouverture. Il posa
l’oreille sur la paroi de béton. À l’intérieur, la télévision s’était tue.
Quelqu’un réagissait à sa présence.
Il devait quand même bien y avoir une issue quelque part…
Une porte basculante… Un système quelconque de charnières… Sinon, comment
l’actuel occupant se serait-il introduit dans la pyramide ?
Il lança un lasso vers le sommet de la pyramide. Après
plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à le crocheter. Avec ses
chaussures antidérapantes, le policier entreprit d’escalader la surface plane
en béton. Il examinait la paroi de près mais pas la moindre fissure, pas le
moindre trou, pas la moindre rainure permettant d’enfumer le ou les occupants.
Du sommet, il scruta les trois faces : le béton était épais et en tout
point homogène.
— Sortez ou je vous garantis que nous trouverons bien
un moyen de vous faire déguerpir !