La Révolution des Fourmis (20 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Elles mangent, elles boivent, elles se lavent puis mangent
encore, boivent encore et se lavent encore. Lasses enfin, elles se frottent
dans des herbes et restent là, à savourer leur bonheur d’être vivantes.

Les treize guerrières ont traversé le grand désert blanc
septentrional et en sont ressorties indemnes. Elles sont repues, elles se
calment, se réunissent, discutent.

Enfin tranquilles, 10
e
réclame que 103
e
leur parle encore des Doigts. Peut-être craint-elle que la vieille exploratrice
ne meure sans avoir dévoilé tous ses secrets.

103
e
évoque une déconcertante invention des
Doigts : les feux tricolores. Il s’agit de signaux qu’ils posent sur les
pistes dans le but d’éviter les embouteillages. Quand le signal est de couleur
verte, tous les Doigts avancent sur la piste. Quand il passe au rouge, tous
s’immobilisent sur place comme s’ils étaient morts.

5
e
dit que ce pourrait être là un bon moyen
d’arrêter les invasions de Doigts. Il suffirait de placer partout des signaux
rouges. Mais 103
e
objecte qu’il y a des Doigts qui ne respectent pas
les signaux. Ils passent comme bon leur semble. Il faudra trouver autre chose.

Et l’humour, c’est quoi
 ? demande 10
e
.

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e
consent à leur narrer une blague doigtesque,
mais elle constate que n’en ayant compris aucune, elle n’en a retenu aucune.
Elle se souvient vaguement d’une histoire avec un Esquimau sur la banquise,
mais elle n’est jamais parvenue à apprendre ce qu’était un Esquimau, ni
d’ailleurs une banquise.

Quoique. Il y en a peut-être une qu’elle peut raconter. La
blague de la fourmi et de la cigale.

Une cigale chante tout l’été et va demander de la
nourriture à une fourmi. L’autre répond que, non, elle ne veut rien lui donner
.

À ce niveau du récit, les douze ne saisissent pas pourquoi
la fourmi n’a pas encore dévoré la cigale. 103
e
répond que c’est
justement ça, les blagues. On n’y comprend jamais rien et, pourtant, elles
provoquent des spasmes chez les Doigts. 10
e
réclame la fin de cette
histoire bizarre.

La cigale s’en va et meurt de faim
.

Les douze apprécient le récit tout en trouvant la fin
désolante. Elles posent des questions pour tenter d’en saisir le fil. Pourquoi
la cigale chante-t-elle tout l’été alors que tout le monde sait que les cigales
ne chantent que pour attirer leurs partenaires sexuels et puis se taisent après
l’accouplement ? Pourquoi la fourmi ne cherche-t-elle pas à récupérer le
cadavre de la cigale morte de faim pour le couper en morceaux et en faire des
pâtés ?

La discussion s’interrompt soudain. La petite troupe a senti
les herbes frémir, les pétales se crisper, les framboises modifier la saveur de
leur sève. Alentour, les animaux se terrent. Il y a du danger dans l’air. Que
se passe-t-il ? Sont-ce les treize fourmis rousses des bois qui les
effraient à ce point ?

Non. Une sourde menace fait vibrer les ramures. Il rôde une
odeur de peur. Le ciel s’obscurcit. Il n’est que midi, il fait chaud et
pourtant le soleil, comme résigné face à un adversaire supérieur, lance encore
quelques rayons et disparaît.

Les treize fourmis dressent leurs antennes. Un nuage sombre
se rapproche, tout là-haut dans le ciel. Elles croient d’abord que la nuée
apporte l’orage. Mais non. Il ne s’agit ni de pluie ni de vent. 103
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pense que, peut-être, des Doigts volants passent par là par hasard ; ce
n’est pas ça non plus.

Si les fourmis ne possèdent pas une vision suffisante pour
voir très loin, peu à peu elles comprennent ce que signifie ce long nuage
sombre en altitude. Un bourdonnement se répand. Une odeur saisissante imprègne
les segments antennaires. Ce nuage en flocons dans le ciel, ce sont…

Les criquets
 !

Un nuage de criquets migrateurs !

Normalement, ils sont exceptionnels en Europe. On n’en a
connu que quelques rares invasions en Espagne et en France, sur la Côte d’Azur
mais, depuis que la température générale s’est élevée, les animaux du Sud
franchissent la Loire. Les monocultures ont accru encore la taille de leurs
dangereux nuages.

Des criquets migrateurs ! Autant les criquets que l’on
rencontre seuls sont de charmants insectes, en tout point gracieux, polis et
délicieux à manger, autant en groupe ils représentent le pire des fléaux.

Quand il est seul, le criquet adopte une couleur grisâtre et
une attitude très modeste. Mais dès qu’il se retrouve avec d’autres criquets,
il change de teinte pour virer au rouge, puis au rose, puis à l’orange et enfin
au jaune. Le safran indique qu’il est au sommet de sa phase d’excitation
sexuelle. Dès lors, il se goinfre et s’accouple avec toutes les femelles qu’il
trouve à sa portée. Sa frénésie sexuelle est tout aussi spectaculaire que sa frénésie
alimentaire. Pour satisfaire les deux, il est prêt à tout détruire sur son
passage.

Solitaire, le criquet vit la nuit en sautillant. En groupe,
le criquet vit le jour en volant. Le criquet solitaire se traîne dans les
déserts, adapté qu’il est à la sécheresse. Le criquet grégaire supporte
parfaitement l’humidité et envahit sans crainte cultures, brousses et forêts.

Est-ce là encore une manifestation de ce qu’à leur
télévision les Doigts nomment le « pouvoir des foules » ? Le
nombre abolit les inhibitions, détruit les conventions, affecte le respect de
la vie des autres.

5
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lance l’ordre de rebrousser chemin mais toutes
savent qu’il est déjà trop tard.

103
e
regarde le nuage de mort s’approcher.

Ils sont là-haut, des milliards en suspension et, dans quelques
secondes, ils s’abattront sur le sol. Les treize Belokaniennes dressent des
antennes curieuses et apeurées.

La sombre nuée tournoie dans le ciel comme pour tuer d’abord
d’effroi tout ce qui palpite sous elle. Les courants aériens entraînent cette
masse en des volutes semblables au ruban de Möbius. Quelques exploratrices
souhaitent très fort, sans y croire vraiment, s’être trompées et qu’il ne
s’agisse que d’un nuage de poussières, de très épaisses poussières.

 

La nuée sombre s’étire et forme des symboles ésotériques,
annonciateurs de ruine.

En bas, plus personne ne bouge. Toutes attendent. Attendent
surtout que 103
e
, si riche d’expérience, trouve une solution
originale.

103
e
ne possède pas de solution. Elle vérifie sa
réserve d’acide formique, dans son abdomen, et se demande combien de criquets
elle va pouvoir descendre avec ça.

Le nuage descend doucement, en tourbillonnant. On entend de
plus en plus distinctement le crépitement d’une myriade de mandibules avides.
Les herbes se recroquevillent, elles savent intuitivement que ces criquets
voraces sont leur fin.

103
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constate que le ciel ne cesse de
s’obscurcir. Les treize se regroupent en cercle, abdomen dardé, prêtes à tirer.

Ça y est, comme les parachutistes venus en éclaireurs d’une
colossale armée volante, les premiers criquets s’abattent sur le sol avec de
maladroits rebonds. Très vite, ils se rétablissent sur leurs pattes et
entreprennent de se gaver de tout ce qui vit alentour.

Ils mangent et ils copulent.

À peine une femelle criquet parvient-elle à terre qu’un mâle
la rejoint pour l’accouplement. À peine l’accouplement est-il terminé que les
femelles se mettent à pondre des œufs dans la terre, en une stupéfiante et
terrible fécondité. La grande arme du criquet est sa promptitude à répandre
massivement ses œufs.

Plus puissant que le jet d’acide des fourmis, plus
effroyable que le bout rose des Doigts : le sexe des criquets !

 

48. ENCYCLOPÉDIE

 

DÉFINITION DE L’HOMME
 : Avec tous ses membres développés, un fœtus de
six mois est-il déjà un homme ? Si oui, un fœtus de trois mois est-il un
homme ? Un œuf à peine fécondé est-il un homme ? Un malade dans le
coma, qui n’a pas repris conscience depuis six ans, mais dont le cœur bat et
les poumons respirent, est-il encore un homme ?

Un cerveau humain, vivant
mais isolé dans un liquide nutritif, est-il un homme ?

Un ordinateur capable de
reproduire tous les mécanismes de réflexion d’un cerveau humain est-il digne de
l’appellation d’être humain ?

Un robot extérieurement
similaire à un homme et doté d’un cerveau similaire à celui d’un homme est-il
un être humain ?

Un humain clone, fabriqué
par manipulation génétique afin de constituer une réserve d’organes pour
pallier d’éventuelles déficiences de son frère jumeau, est-il un être
humain ?

Rien n’est évident. Dans
l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge, on a considéré que les femmes, les étrangers
et les esclaves n’étaient pas des êtres humains. Normalement, le législateur
est censé être le seul capable d’appréhender ce qui est et ce qui n’est pas un
« être humain ». Il faudrait aussi lui adjoindre des biologistes, des
philosophes, des informaticiens, des généticiens, des religieux, des poètes,
des physiciens. Car, en vérité, la notion d’« être humain » va
devenir de plus en plus difficile à définir.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

49. PASSAGE AU ROCK

 

Face à la grande et solide porte de chêne du porche arrière
du lycée, Julie se débarrassa de son sac à dos. Elle sortit le cocktail Molotov
qu’elle avait confectionné. Elle actionna la molette de son briquet qui
produisit des étincelles mais pas de flamme : la pierre était usée. Elle
chercha dans le fouillis de son sac et trouva enfin une boîte d’allumettes.
Cette fois-ci, rien ne l’empêcherait de lancer son cocktail Molotov contre la
porte. Elle frotta l’allumette et regarda la petite lueur orange qui allait
tout déclencher.

— Ah ! Tu es venue, Julie ?

Instinctivement elle rangea sa bombe incendiaire. Quel était
ce nouvel empêcheur d’incendier tranquille ? Elle se retourna. Encore
David.

— Tu t’es finalement décidée à venir entendre notre
groupe de musique ? demanda-t-il, sibyllin.

Le concierge, méfiant, avançait dans leur direction.

— Exactement, répondit-elle en dissimulant mieux sa
bouteille.

— Alors, suis-moi.

David conduisit Julie vers la petite salle sous la cafétéria
où les Sept Nains tenaient leurs activités. Certains accordaient déjà leur
instrument.

— Tiens, on a de la visite…, signala Francine.

La pièce était petite. Il y avait juste la place pour une
estrade jonchée d’instruments de musique. Les murs étaient tapissés de photos
de leur groupe, animant des anniversaires ou des soirées dansantes.

Ji-woong ferma la porte pour s’assurer que nul ne les
dérangerait.

— On craignait que tu ne viennes pas, dit Narcisse,
narquois, à l’adresse de Julie.

— Je voulais juste voir comment vous jouiez, c’est
tout.

— Tu n’as rien à faire ici. On n’a pas besoin de
touristes ! s’exclama Zoé. On est un groupe de rock, soit on joue avec
nous, soit on s’en va.

Le seul fait d’être rejetée donna à la jeune fille aux yeux
gris clair envie de rester.

— Vous en avez de la chance, d’avoir un coin à vous
dans le lycée, soupira-t-elle.

— Nous en avions absolument besoin pour pouvoir
répéter, lui expliqua David. Sur ce coup-là, le proviseur s’est vraiment montré
très coopératif.

— Il avait surtout intérêt à prouver que, dans son
lycée, on développait des activités culturelles, compléta Paul.

— Le reste de la classe pense que vous avez simplement
envie de faire bande à part, dit Julie.

— On sait, fit Francine. Ça ne nous gêne pas. Pour
vivre heureux, vivons cachés.

Zoé releva la tête.

— Tu n’as pas compris ? insista-t-elle. Nous, on
répète et on tient à rester entre nous. Tu n’as rien à faire ici.

Comme Julie ne bougeait pas, Ji-woong intervint gentiment.

— Tu sais jouer d’un instrument ? demanda-t-il.

— Non. Mais j’ai pris des cours de chant.

— Et qu’est-ce que tu chantes ?

— J’ai une voix de soprano. Je chante surtout des airs
de Purcell, Ravel, Schubert, Fauré, Satie… Et vous, quel genre de musique
pratiquez-vous ?

— Du rock.

— Rock tout court, ça ne veut plus rien dire. Quel
rock ?

Paul prit la parole.

— Nos références sont Genesis première période, album
Nursery
Crime
,
Foxtrot
,
The Lamb Lies Down On Broadway
, jusqu’à
A
Trick of Tail
… et tout Yes, avec une préférence pour les albums
Close to
the Edge
,
Tormato
… et tout les Pink Floyd avec, là encore, une
préférence pour
Animals
,
I Wish You Were Here
et
The Wall
.

Julie hocha la tête en connaisseuse.

— Ah oui ! du très vieux rock progressif
poussiéreux des années soixante-dix !

La remarque fut mal perçue. Visiblement, c’était leur
musique de référence. David la remit en selle :

— Tu as appris le chant, dis-tu. Alors, pourquoi
n’essaierais-tu pas de chanter avec nous ?

Elle secoua sa chevelure brune.

— Non, merci. Ma voix est blessée. On m’a opérée pour
des nodules et le médecin m’a conseillé de ne plus forcer sur mes cordes
vocales.

Elle les considéra les uns après les autres. En fait, elle
avait très envie de chanter avec eux et tous le sentaient, mais elle avait
tellement pris l’habitude de toujours dire non, qu’à présent elle refusait
toute proposition d’instinct.

— Si tu n’as pas envie de chanter, alors, on ne te
retient pas, répéta Zoé.

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