La Révolution des Fourmis (32 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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En Chine, au treizième
siècle, sous le règne des empereurs de la dynastie Song, il se produisit un
mouvement culturel visant à admirer la lune. Les plus grands poètes, les plus
grands écrivains, les plus grands chanteurs n’avaient plus pour source
d’inspiration que cette planète dans le ciel.

Un des empereurs Song,
lui-même poète et écrivain, voulut en avoir le cœur net. Il admirait si fort la
lune qu’il souhaita être le premier homme à y prendre pied.

Il demanda à ses savants
de fabriquer une fusée. Les Chinois savaient déjà fort bien se servir de la
poudre. Ils placèrent donc de volumineux pétards sous une petite cahute au
centre de laquelle trônerait l’empereur Song.

Ils espéraient que la
puissance de l’explosion projetterait le souverain jusqu’à la lune. Bien avant
Neil Armstrong, bien avant jules Verne, ces Chinois avaient fabriqué ainsi la
première fusée interplanétaire. Mais les recherches préliminaires avaient dû
être menées d’une façon trop sommaire : à peine les mèches des réacteurs
allumées, ceux-ci se comportèrent exactement comme des feux d’artifice,
c’est-à-dire qu’ils explosèrent.

Avec son véhicule, l’empereur
Song fut pulvérisé parmi ces énormes gerbes colorées et incandescentes censées
le propulser jusqu’à l’astre des nuits.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III

 

77. PREMIER ENVOL

 

Toute la nuit, ils ont composé des morceaux et ils ont
répété, sans relâche. Au matin du concert, ils se sont encore remis au travail.
L’
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
nourrissait leurs textes mais
ils s’échinaient aussi sur les mélodies et les rythmiques.

Dès vingt heures, ils étaient au centre culturel à accorder
leurs instruments et à tester l’acoustique du lieu.

Dix minutes avant qu’ils n’entrent en scène, alors qu’ils
s’efforçaient en coulisses de bien se concentrer, un journaliste se présenta
afin de les interviewer pour la feuille locale.

— Bonjour, je suis Marcel Vaugirard, du
Clairon de
Fontainebleau
.

Ils considérèrent le petit bonhomme rondouillard. Des joues
et un nez légèrement violacés laissaient transparaître un goût prononcé pour
les repas bien arrosés.

— Alors, les jeunes, vous comptez enregistrer un
disque ?

Julie n’avait pas envie de parler. Ji-woong s’en chargea.

— Oui.

La physionomie du journaliste exprima la satisfaction. Le
professeur de philosophie avait raison. Dire « oui », cela faisait
toujours plaisir et simplifiait la communication.

— Et qui s’appellera ?

Ji-woong lança les premiers mots qui lui passèrent par la
tête :

— 
Réveillez-vous
.

Le journaliste nota scrupuleusement.

— Et les paroles parlent de quoi ?

— Euh… de tout, dit Zoé.

Cette fois, la remarque était trop vague pour satisfaire le
journaliste, il enchaîna :

— Et votre rythmique est inspirée par quelle grande
tendance ?

— On a essayé d’inventer un rythme à nous, dit David.
On veut être originaux.

Le journaliste notait toujours, comme une ménagère inscrivant
la liste de ses commissions.

— J’espère que l’on vous a donné une bonne place au
premier rang, énonça Francine.

— Non. Pas le temps.

— Comment ça, pas le temps ?

Marcel Vaugirard rangea son calepin et leur tendit la main.

— Pas le temps. J’ai encore plein de choses à faire ce
soir. Je ne peux pas bloquer une heure pour vous écouter. Ç’aurait été avec
plaisir, vraiment, mais désolé, je ne peux pas.

— Pourquoi écrire un article, alors ? s’étonna
Julie.

Il s’approcha de l’oreille de Julie comme pour lui glisser
une confidence.

— Apprenez le grand secret de notre profession :
« On ne parle bien que de ce qu’on ne connaît pas. »

Le raisonnement abasourdit la jeune fille, mais comme le
journaliste semblait parfaitement satisfait de cet état de choses, elle n’osa
pas insister ni tenter de le retenir.

Le directeur du centre culturel entra en trombe. Il
ressemblait comme deux gouttes d’eau à son frère, le proviseur du lycée.

— Préparez-vous. Ça va être à vous.

Julie écarta discrètement le rideau. Cette salle qui pouvait
contenir environ cinq cents personnes était aux trois quarts vide.

Comme les Sept Nains, elle avait le trac. Paul grignotait
pour se donner des forces. Francine fumait de la marijuana. Léopold fermait les
yeux dans une tentative de méditation. Narcisse révisait ses accords de
guitare. Ji-woong vérifiait les partitions de tout le monde. Zoé paraissait
parler toute seule ; en fait, elle se répétait pour la millième fois les
paroles des chansons tant elle craignait un trou de mémoire au beau milieu d’un
couplet.

Faute d’ongle rescapé à ronger, Julie s’escrimait sur
l’extrémité de son annulaire. Elle s’écorcha et suça sa plaie.

Sur la scène, le directeur les annonça.

— Mesdames et messieurs, merci d’être venus si nombreux
pour cette inauguration du nouveau centre culturel de Fontainebleau. Les
travaux ne sont pas encore complètement terminés et je vous prierai d’excuser
la gêne occasionnée par ces retards. En tout cas, à salle nouvelle, nouvelle
musique.

Au premier rang, des personnes âgées ajustèrent leurs
prothèses auditives. Il s’agissait d’abonnés qui assisteraient, sans en manquer
aucun, à tous les spectacles qu’on voudrait bien leur proposer. Ne serait-ce
que pour sortir.

Le directeur haussa le ton :

— Vous allez entendre ce qui se fait de plus intéressant
et de plus rythmé dans notre région. Le rock, on aime ou on n’aime pas, mais je
suis convaincu que nos musiciens valent la peine qu’on les écoute.

Ce directeur les menait droit au désastre. Il était en train
de les présenter comme un groupe folklorique local.

Lisant l’indignation sur leurs visages, il changea de
registre.

— Vous avez devant vous une formation de rock’n’roll
et, ce qui ne gâte rien, la chanteuse est fort mignonne.

Peu de réactions.

— Elle se nomme Julie Pinson et c’est la soliste du groupe
Blanche-Neige et les Sept Nains. C’est leur première scène et on les applaudit
bien fort pour les encourager.

De maigres applaudissements retentirent dans les premiers
rangs.

Le directeur tira Julie des coulisses et l’amena par la main
sous les projecteurs, au centre de la scène.

Julie se plaça devant le micro. Derrière elle, les Sept
Nains s’installèrent lentement face à leurs instruments.

Julie scruta le noir de la salle. Aux premiers rangs, les
retraités. Derrière, quelques désœuvrés éparpillés avaient dû entrer là par
hasard.

Dans le fond, quelqu’un hua :

— À poil !

Le spectateur qui la narguait était trop loin pour qu’elle
en distingue le visage mais sa voix était facile à reconnaître : Gonzague
Dupeyron. Sans doute était-il venu avec sa bande au complet pour tout gâcher.

— À poil ! À poil ! criaient-ils tous.

Francine fit signe de commencer au plus vite pour couvrir
les appels intempestifs.

Sur le sol était collée la liste des morceaux dans l’ordre
de leur interprétation.

 

1.
BONJOUR

Derrière Julie, Ji-woong annonça le rythme. À la console,
Paul réglait les potentiomètres et les projecteurs envoyèrent sur le rideau
arrière des spectres multicolores irisés assez kitsch.

Au micro, Julie chanta :

 

Bonjour,

Bonjour, spectateurs inconnus.

Notre musique est une arme pour changer le monde.

Ne souriez pas. C’est possible. Vous le pouvez. Il suffit
de vouloir vraiment quelque chose pour que cela se produise
.

 

Quand elle se tut, il y eut quelques maigres
applaudissements. Quelques strapontins couinèrent. Certains spectateurs étaient
déjà découragés. Et puis encore, les cris du fond de Gonzague et de ses
acolytes :

— À poil ! À poil !

La salle ne réagissait pas. Était-ce cela, le baptême des
feux de la rampe ? Est-ce que Genesis, Pink Floyd et Yes avaient connu eux
aussi ce genre de débuts ? Sans attendre, Julie entama le second morceau.

 

2.
PERCEPTION

On ne perçoit du monde que ce qu’on est préparé à en
percevoir.

Pour une expérience de physiologie, des chats ont été
enfermés dès leur naissance dans une pièce tapissée de motifs verticaux
.

 

Un œuf jaillit du coin de Gonzague et s’écrasa sur le pull
noir de la jeune fille.

— Et ça, tu l’as bien perçu ? tonna-t-il.

Quelques rires dans la salle. Julie comprenait maintenant en
son entier le calvaire du professeur d’allemand face à son public hostile.

Voyant que la situation menaçait de virer au désastre, avant
de se lancer dans son solo prévu, Francine haussa le volume de son orgue pour
couvrir le chahut.

Puis ils enchaînèrent directement sur le troisième morceau.

 

3.
SOMMEIL PARADOXAL

Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.

Sommeil paradoxal.

Son rêve est agité
.

 

Au fond, quelque part, la porte n’arrêtait pas de s’ouvrir
ou de se refermer pour laisser entrer les retardataires et repartir les déçus.
Ce qui déconcentrait complètement Julie. Au bout d’un moment, elle s’aperçut
qu’elle chantait machinalement tant elle était attentive aux bruits de la porte
tambourinant contre le mur.

— À poil, Julie ! À poil !

Elle contempla ses amis. C’était vraiment le fiasco. Ils
étaient si mal à l’aise qu’ils ne parvenaient même plus à jouer de concert.
Narcisse ratait ses accords. Ses doigts tremblant sur les cordes de sa guitare
formaient des sons discordants.

Julie chercha à se fermer à l’environnement et reprit le
refrain. Ils avaient prévu qu’à ce passage, la salle reprendrait en chœur en
tapant dans ses mains, mais la jeune fille n’osa même pas l’y inciter.

 

Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.

Sommeil paradoxal
.

 

Justement, aux premiers rangs, des retraités s’endormaient.

Sommeil paradoxal
, scanda-t-elle plus fort pour les
réveiller.

À ce moment devait intervenir un solo à la flûte de Léopold.
Après plusieurs fausses notes, il préféra le raccourcir.

Heureusement que le journaliste n’était pas resté. Julie
était effondrée. David l’encouragea du menton et lui fit signe de ne pas prêter
attention au public et de continuer, pour eux seuls.

 

Nous sommes tous des gagnants. Car nous sommes issus du
seul spermatozoïde à avoir gagné la course devant ses trois cents millions de
concurrents
.

 

Gonzague et ses Rats noirs étaient devant la scène avec des
canettes de bière et l’aspergèrent de mousse puante.

Continuez, continuez ! moulinait du bras Ji-woong.
C’était sans doute de pareils moments qui vous transformaient en vrais
professionnels.

Les trublions étaient maintenant déchaînés. En plus des œufs
et des canettes, ils s’étaient munis de cornes de brume et d’aérosols en tout
genre et ils criaient toujours :

— À poil, Julie ! À poil !

Mais ils en faisaient trop.

— Fichez-leur la paix, laissez-les jouer ! cria
une forte fille, arborant un tee-shirt marqué « Aïkido Club ».

— À poil ! s’égosilla Gonzague.

À l’adresse de l’assistance, il lança :

— Vous voyez bien qu’ils sont nuls !

— Si ça ne vous plaît pas, personne ne vous oblige à
rester, dit la forte fille au tee-shirt aïkido.

Menaçante et seule, elle s’avança, prête à affronter les
énergumènes. Comme les autres, plus nombreux, risquaient d’avoir le dessus,
d’autres spectatrices vêtues du même tee-shirt vinrent à la rescousse tandis
que des gens se levaient, en renfort d’un camp ou de l’autre.

Les retraités, réveillés, s’enfoncèrent dans leurs sièges.

— Calmez-vous, je vous en prie, calmez-vous !
supplia Julie, affolée.

— Continue de chanter ! lui intima David.

Julie contempla, catastrophée, ces gens qui se battaient. On
ne pouvait pas dire que leur musique adoucissait les mœurs. Il importait de
réagir, et vite. Elle fit signe aux Sept Nains de cesser de jouer et on
n’entendit plus que les cris de hargne de ceux qui se bagarraient et le bruit des
strapontins de ceux qui préféraient quitter cette salle en furie.

Il ne fallait pas abandonner la partie. Julie ferma les yeux
pour mieux se concentrer et oublier ce qui se passait devant elle. Elle se
boucha très fort les oreilles. Elle devait s’isoler et se rassembler. Retrouver
ses techniques de chant. Se souvenir des conseils de Yankélévitch.

« Dans le chant, en fait, les cordes vocales ne jouent
pas un grand rôle. Si tu ne fais qu’écouter tes cordes vocales, tu ne percevras
qu’un grésillement désagréable. C’est ta bouche qui module les sons. C’est elle
qui dessine les notes pour leur donner leur perfection. Tes poumons sont des
soufflets, tes cordes vocales des membranes vibratiles, tes joues sont une
caisse de résonance, ta langue un modulateur. Maintenant, vise avec tes lèvres
et tire. »

Elle visa. Elle tira.

Une seule note. Un
si
bémol. Parfait. Ample. Dur. La
note jaillit et envahit complètement la salle du nouveau centre culturel. Quand
elle atteignit les murs, les parois la renvoyèrent et tout fut recouvert par
l’onde du
si
bémol de Julie.
Si
bémol pour tout le monde.

Comme une vessie de cornemuse, le ventre de la jeune fille
se dégonflait pour ajouter au volume sonore.

La note était immense. Bien plus haute que Julie. Dans la
sphère immense de ce si bémol, elle se sentait protégée et, les yeux toujours
fermés, elle se prit à sourire en prolongeant sa note.

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