Mais le moment est mal choisi pour se faire ces réflexions.
Princesse 103
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remarque que les pétales-voiles du
vaisseau-nénuphar sifflent. Soit il y a du vent, soit… elles prennent de la
vitesse.
Toutes au sommet
.
Quelques vigies montent à la pointe du plus haut pétale du
nénuphar. De là-haut on sent bien la vitesse. Tous les poils de visage et les
antennes sont rabattus en arrière comme de simples herbes.
La princesse a raison d’être inquiète car, au loin, se
dessine un mur fumant d’écume ; à la vitesse où elles vont elles auront du
mal à l’éviter.
Pourvu que ce ne soit pas une cascade
, se dit la
fourmi.
Julie et ses amis préparèrent avec beaucoup de soin leur
deuxième concert. Ils se retrouvaient chaque fin d’après-midi, dans le local de
répétition.
— Nous ne disposons pas d’un nombre suffisant de
morceaux originaux, c’est maladroit d’être obligé de chanter deux fois les
mêmes textes pour assurer un concert d’une durée normale.
Julie posa sur la table l’
Encyclopédie du Savoir Relatif
et Absolu
et tous se penchèrent dessus. La jeune fille tournait les pages
et notait les thèmes possibles. « Nombre d’or », « L’Œuf »,
« Censure », « Noosphère », « L’Art de la
fugue », « Voyage vers la lune ».
Ils entreprirent de réécrire les textes pour les transposer
en musique plus facilement.
— Nous devrions changer le nom du groupe, dit Julie.
Les autres levèrent la tête.
— « Blanche-Neige et les Sept Nains », c’est
plutôt puéril, non ? dit-elle. Et puis, je n’aime pas cette
séparation : Blanche-Neige
et
les Sept Nains. Je préférerais
« Les Huit Nains ».
Tous voyaient où leur chanteuse voulait en venir.
— La « Révolution des fourmis », c’est le
morceau qui a eu le plus de succès. David a proposé de nommer ainsi notre
prochain concert, pourquoi ne pas rebaptiser aussi notre groupe ?
— « Les Fourmis » ? dit Zoé avec une
moue.
— « Les Fourmis »…, répéta Léopold.
— Ça sonnerait bien. Il y a déjà eu les Beatles,
autrement dit les « Blattes », lesquelles sont des insectes
répugnants. Ce qui n’a pas empêché ces quatre types d’avoir un succès
phénoménal.
Ji-woong réfléchit tout haut.
— Les fourmis… La Révolution des fourmis… Il y aurait
là une certaine cohérence, c’est vrai. Mais pourquoi ces insectes en particulier ?
— Pourquoi pas ?
— Les fourmis, on les écrase avec les pieds, avec les
doigts. En plus, elles n’ont rien de marrant.
— Choisissons alors de beaux insectes, suggéra
Narcisse. Appelons-nous « Les Papillons » ou « Les
Abeilles ».
— Et pourquoi pas « Les Mantes religieuses » ?
proposa Paul. Elles ont de drôles de têtes. Ça ferait bien sur la pochette du
disque.
Chacun y alla de son insecte le plus sympathique.
— « Les Moucherons », ça nous ferait un
slogan. « C’est en se mouchant qu’on devient moucheron ! » proposa
Paul. Le fait de sortir son mouchoir deviendrait dès lors le signe de
ralliement de nos spectateurs.
— Hé, pourquoi pas « Les Taons » ? Ça
permettrait des jeux de mots sur « temps », ironisa Narcisse.
Genre : « Ô taon, suspends ton vol », ou « les taons
modernes » ou encore « beau taon pour le weekend ».
— « Les Coccinelles ». Ça permettrait de
jouer sur les mots « bête à bon Dieu ».
— « Les Bourdons », dit Francine. « Les
Bourdons », le groupe qui vous fera vibrer.
Julie afficha un air navré.
— Mais non ! insista-t-elle. C’est justement parce
que les fourmis semblent si insignifiantes qu’elles constituent la meilleure
référence. À nous de rendre intéressant un insecte a priori totalement
inintéressant.
Les autres n’étaient pas vraiment convaincus.
— L’
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
est
pleine de poésies et de textes concernant les fourmis.
Cette fois, l’argument porta. S’ils devaient composer à
toute vitesse de nouveaux morceaux, autant choisir le thème le plus présent
dans l’
Encyclopédie
.
— D’accord pour « Les Fourmis », concéda
David.
— Somme toute, four-mis, ce sont deux syllabes bien
équilibrées, reconnut Zoé.
Elle répéta sur plusieurs tons « Four-mis »,
« Fourmis », « Nous sommes les fourmis », « Nous
sommes des fous remis ».
— Passons à l’affiche !
David s’était installé devant l’ordinateur de la salle de
répétition. Il dénicha dans les logiciels graphiques une texture semblable à
celle des vieux parchemins et il choisit des majuscules torsadées épaisses et
rouges pour les premières lettres et des minuscules noires avec une ombre
portée blanche pour les autres.
Ils examinèrent l’image de la couverture de l’
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu
, avec ses trois fourmis en Y au centre du
triangle inscrit dans un cercle. Il suffisait de la reconstituer avec un
logiciel graphique, le symbole de leur groupe était tout prêt.
Ils se penchèrent sur l’ordinateur. En haut, ils
inscrivirent « Les Fourmis » et, plus bas, entre parenthèses :
« Nouvelle appellation du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains »,
afin que leurs premiers fans s’y retrouvent.
Au-dessous : « Samedi 1
er
avril,
concert au centre culturel de Fontainebleau ».
Puis, en grosses lettres grasses : LA RÉVOLUTION DES
FOURMIS.
Ils examinèrent le résultat obtenu. Sur l’écran, leur future
affiche ressemblait tout à fait à un vieux parchemin.
Zoé en tira deux mille copies sur la photocopieuse couleurs
du proviseur. Ji-woong fit appel à sa petite sœur et lui demanda de se charger
de les placarder avec ses camarades de classe dans la ville. La petite accepta
à condition qu’il leur donne des places gratuites pour le concert, puis elle
s’en alla avec ses amis apposer les affiches sur les murs des chantiers et sur
les portes des commerçants. Les gens auraient ainsi trois jours pour acheter leurs
billets.
— Mettons au point un spectacle total, lança Francine.
— Avec des fumigènes et des spots lumineux pour les
effets spéciaux, proposa Paul.
— On pourrait fabriquer des objets géants pour garnir
la scène, renchérit Ji-woong.
— Je peux faire un livre en polystyrène d’un mètre de
haut, dit Léopold.
— Avec une page mobile au centre et un jeu de
diapositives, les gens auront l’impression d’en voir tourner les pages,
confirma David.
— Formidable ! Moi, je me charge de façonner une
fourmi géante d’au moins deux mètres, promit Ji-woong.
Paul suggéra de diffuser un parfum correspondant à
l’ambiance particulière de chaque morceau. Il s’estimait suffisamment doué en
chimie pour fabriquer un orgue à parfums rudimentaire. De l’odeur de la lavande
à l’odeur de la terre, de l’odeur d’iode à celle de café, il comptait entourer
ainsi chaque thème d’un véritable décor olfactif.
Narcisse créerait des costumes sophistiqués et concevrait
des masques et des maquillages qui souligneraient chaque chanson.
La répétition commença pour de bon et David se plaignit du
solo de la « Révolution des fourmis ». Il n’était décidément pas au
point. Ils remarquèrent alors un grésillement qu’ils prirent d’abord pour un
crissement dans le système électrique ; en s’approchant de l’ampli pour le
régler, ils découvrirent qu’un grillon s’y était installé, attiré par la
chaleur du transformateur.
David eut alors l’idée de fixer le petit micro d’une de ses
cordes de harpe sur les élytres de l’insecte. Paul procéda aux réglages et
obtint bientôt un son chuinté du plus bizarre effet.
— Je crois que nous avons enfin trouvé le parfait
musicien solo pour la « Révolution des fourmis », annonça David.
L’AVENIR EST AUX
ACTEURS
: L’avenir est
aux acteurs. Pour se faire respecter, les acteurs savent mimer la colère. Pour
se faire aduler, les acteurs savent mimer l’amour. Pour faire des envieux, les
acteurs savent mimer la joie. Toutes les professions sont infiltrées par des
acteurs.
L’élection de Ronald
Reagan à la présidence des États-Unis en 1980 a définitivement consacré le
règne des acteurs. Inutile d’avoir des idées ou de savoir gouverner, il suffit
de s’entourer d’une équipe de spécialistes pour rédiger les discours et de bien
interpréter ensuite son rôle sous l’objectif des caméras.
Dans la plupart des
démocraties modernes, d’ailleurs, on ne choisit plus son candidat en fonction
de son programme politique (tout le monde sait pertinemment que, n’importe
comment, les promesses ne seront pas tenues, car le pays a une politique
globale dont il ne peut dévier), mais selon son allure, son sourire, sa voix,
sa manière de s’habiller, sa familiarité avec les interviewers, ses mots
d’esprit.
Inexorablement, dans
toutes les professions, les acteurs ont gagné du terrain. Un peintre bon acteur
est capable de convaincre qu’une toile monochrome est une œuvre d’art. Un
chanteur bon acteur n’a pas besoin d’avoir de la voix s’il interprète
convenablement son clip. Les acteurs contrôlent le monde. Le problème, c’est
qu’à force de mettre en avant des acteurs, la forme prend plus d’importance que
le fond, le paraître prend le pas sur l’être. On n’écoute plus ce que les gens
disent. On se contente de regarder comment ils le disent, quel regard ils ont
en le disant, et si leur cravate est assortie à leur pochette.
Ceux qui ont des idées
mais ne savent pas les présenter sont, peu à peu, exclus des débats.
Edmond Wells,
Encyclopédie du savoir relatif et absolu
, tome III.
La cascade !
De stupeur, les fourmis dressent leurs antennes.
Jusqu’ici, le courant indolent les avait doucement
ballottées le long de la berge mais, soudain, tout s’accélère.
Elles sont entrées dans la zone des rapides.
Un dénivellement rempli de galets forme une ligne crénelée
d’écume blanche. Un bruit assourdissant envahit l’espace. Sous la vitesse, les
voiles roses du nénuphar tremblent et claquent.
Princesse 103
e
, antennes emmêlées sur le visage,
indique par gestes que mieux vaudrait passer par la gauche, là où le courant
semble moins tourmenté.
Les dytiques, à l’arrière, sont priés de brasser l’eau
beaucoup plus rapidement. Les plus grandes fourmis attrapent de longues
branchettes, les serrent dans leurs mandibules et s’en servent de gaffes pour
orienter leur bateau.
13
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tombe à l’eau et on la repêche de justesse.
Des têtards rasent la surface, à l’affût d’un naufrage. Ces
charognards d’eau douce sont plus voraces que les requins, dans un autre ordre
de grandeur.
Le vaisseau-nénuphar prend de la vitesse et fonce en
direction de trois gros galets. Les dytiques surexcités brassent l’eau si fort
que toute la nef en est éclaboussée.
Le bateau dévie, la pointe avant de la feuille de nénuphar
perd le cap. Du coup, le galet frappe de plein fouet le flanc de l’embarcation.
La feuille molle encaisse le choc. Le nénuphar frémit et paraît sur le point de
se retourner mais un tourbillon le renvoie dans l’autre direction. Un pétale
les assomme presque puis tombe du bateau.
Les fourmis ont passé la première cascade mais, déjà, un
second mur d’écume apparaît. Dans la chasse aux Belokaniennes, des coléoptères
aquatiques se joignent aux têtards : des gyrins lisses et noirs, des nèpes
dont l’abdomen est terminé d’un long tube respiratoire, des gerris aux fines
pattes pointues. Si certains sont là dans l’espoir d’un repas, d’autres ne sont
venus que pour le spectacle. 5
e
envoie des phéromones aux dytiques
pour qu’ils orientent le vaisseau vers une passe qui lui semble moins
tumultueuse.
Des moucherons, auxquels elles ne demandaient rien, partent
inspecter les lieux et reviennent, pessimistes.
Ça ne passera jamais
.
Dans le chenal, le courant est encore plus fort. Les gens du
vaisseau-nénuphar ne savent plus que faire : tenter de changer de chemin
au risque de perdre le contrôle de l’embarcation, ou bien garder le cap pour
s’efforcer de négocier au mieux la seconde cascade ?
Trop tard ! L’avenir n’appartient pas aux indécis.
Quand les fourmis arrivent sur les galets, elles ne
contrôlent plus leur bateau-fleur. Le navire plat est emporté à toute allure.
La feuille de nénuphar heurte la frise de ces dents du fleuve que sont les
petits galets et, à chaque choc, trois ou quatre exploratrices, déséquilibrées,
sont sur le point de passer par-dessus le bastingage. Heureusement, les
feuilles de nénuphar sont suffisamment fibreuses pour encaisser les coups. Tout
le monde se calfeutre au fond des étamines jaunes du cœur de la plante
aquatique et serre les mandibules.
Le bateau frappe encore une fois les galets, hésite à se
retourner, balance, puis se… stabilise. Il a passé le deuxième torrent sans
dommage. Dans n’importe quelle opération, on ne le dira jamais assez, le
premier facteur de réussite est la chance, pense 103
e
.
Une roche triangulaire raie la feuille par en dessous et
trace une motte au milieu du radeau végétal, secouant très fort les fourmis qui
ont à peine le temps de se rétablir quand le nénuphar accélère à nouveau,
aspiré par une troisième cascade.
La forêt entière se met à pousser des coassements
grenouillesques comme si elle était vivante et que le fleuve était sa langue
humide.
Entre les pétales du nénuphar, Princesse 103
e
observe les éléments déchaînés : là-haut le ciel est si beau, si clair et,
dessous, passé une certaine ligne d’horizon, tout n’est que fureur. Un gros
galet dressé leur fait ombrage.