La Révolution des Fourmis (34 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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— Êtes-vous prêts… à faire la révolution… ici et
maintenant ?

Tout le monde se calma d’un coup. Le message perçu était
transmis par les nerfs auditifs jusqu’aux cerveaux qui eux aussi décomposaient
le sens et le poids de chaque syllabe. Enfin il y eut une réponse :

— Ouuuiiii !

Les nerfs déjà échauffés fonctionnaient plus vite.

— Êtes-vous prêts à changer le monde ici et
maintenant ?

Plus fort encore la salle répondit :

— Ouuuiii.

Trois battements de cœur, Julie hésita. Elle hésita de
l’hésitation des conquérants qui n’osent assumer leur victoire. Elle ressentait
la même angoisse qu’Hannibal aux portes de Rome.

« Ça paraît trop facile, n’y allons pas. »

Les Sept Nains attendaient d’elle une phrase ou même
seulement un geste. Le nerf était prêt à transmettre très vite le signal. Le
public guettait sa bouche. Cette révolution dont parlait tant l’
Encyclopédie
,
elle était à portée d’esprit. Tous la dévisageaient. Il lui suffirait de
dire : « Allons-y. »

Tout restait comme suspendu dans le temps.

Le directeur coupa la sono, baissa la lumière sur la scène
et ralluma les lumières dans la salle. Il les rejoignit sur la scène et dit :

— Eh bien, voilà, le concert est fini. On les applaudit
bien fort. Et encore merci, Blanche-Neige et les Sept Nains !

L’instant de grâce était passé. Le charme était rompu. Les
gens applaudirent mollement. Tout reprenait son cours. Ça n’avait été qu’un
simple concert, un concert réussi, certes, avec des gens qui applaudissent mais
qui ensuite sortent, se séparent et rentrent chez eux se coucher.

— Bonsoir, et merci, murmura Julie.

Dans un brouhaha, les strapontins couinèrent, la porte du
fond claqua.

Dans leur loge, tandis qu’ils ôtaient leur maquillage, ils
sentirent monter en eux une vague d’amertume. Ils avaient été si près de créer
un mouvement de foule. Si près.

Julie scruta avec nostalgie les bouts de coton imprégnés de
graisse beige du fond de teint, tout ce qui lui restait de sa tenue de combat.
Le directeur pénétra dans les coulisses, les sourcils froncés.

— Désolée, il y a eu des dégâts avec cette bagarre au
début du concert, dit Julie. Nous vous rembourserons, bien sûr.

La barre des sourcils se releva.

— Désolée de quoi ? De nous avoir fait passer une
soirée formidable ?

Il éclata de rire et, prenant Julie dans ses bras, il
l’embrassa sur les deux joues.

— Vous avez vraiment été formidables !

— Mais…

— Pour une fois qu’il se passe quelque chose
d’intéressant dans cette petite ville de province… Je m’attendais à un bal
musette et voilà que vous créez un
happening
. Les autres directeurs de
centre culturel vont en crever de jalousie, je peux vous le dire. Je n’avais
jamais vu un tel enthousiasme dans le public depuis le récital des Petits
Chanteurs à la Croix de Bois au centre culturel du Mont-Saint Michel. Je veux
que vous reveniez. Et vite.

— Sérieusement ?

Il sortit son carnet de chèques, médita un peu et
inscrivit : cinq mille francs.

— Votre cachet pour votre concert de ce soir, et pour
vous aider à préparer votre prochain spectacle. Il faudrait que vous vous
intéressiez davantage aux costumes, apposiez des affiches, envisagiez peut-être
des fumigènes, un décor… Vous ne devez pas vous contenter de votre petite
victoire de ce soir. La prochaine fois, je veux un concert réellement du
tonnerre.

 

81. PRESSE

 

LE
CLAIRON DE FONTAINEBLEAU

(Rubrique
culture)

CENTRE
CULTUREL

UN
RÉJOUISSANT CONCERT INAUGURAL

 

Le jeune groupe de rock français Blanche-Neige et les
Sept Nains a fait une très sympathique prestation musicale hier soir à la
nouvelle salle de musique du centre culturel de Fontainebleau. Ça swinguait
bien dans l’assistance. La jeune chanteuse leader du groupe, Julie Pinson, a
tout pour réussir dans le show-business : un corps de déesse, des yeux
gris à damner un saint et une voix très jazzy.

On peut juste regretter la faiblesse des rythmiques et
l’insipidité des paroles.

Mais, avec son enthousiasme communicatif, Julie fait
oublier ces petites imperfections de jeunesse.

Certains prétendent même qu’elle pourrait se révéler une
rivale pour la célèbre chanteuse Alexandrine.

N’exagérons rien. Alexandrine avec sa formule rock
glamour a su déjà conquérir un large public qui dépasse de beaucoup les centres
culturels provinciaux.

Sans complexe, Blanche-Neige et les Sept Nains annoncent
quand même la sortie prochaine d’un album au titre évocateur :
« Réveillez-vous ! ». Il entrera peut-être bientôt en
concurrence avec le nouveau succès d’Alexandrine : « Mon amour, je
t’aime », déjà premier dans tous les hit-parades.

 

Marcel Vaugirard.

 

82. ENCYCLOPÉDIE

 

CENSURE
 : Autrefois, afin que certaines idées jugées
subversives par le pouvoir en place n’atteignent pas le grand public, une
instance policière avait été instaurée : la censure d’État, chargée d’interdire
purement et simplement la propagation des œuvres trop
« subversives ».

Aujourd’hui, la censure a
changé de visage. Ce n’est plus le manque qui agit mais l’abondance. Sous
l’avalanche ininterrompue d’informations insignifiantes, plus personne ne sait
où puiser les informations intéressantes. En diffusant à la tonne toutes sortes
de musiques similaires, les producteurs de disques empêchent l’émergence de
nouveaux courants musicaux. En sortant des milliers de livres par mois, les
éditeurs empêchent l’émergence de nouveaux courants littéraires. Ceux-ci
seraient de toute façon enfouis sous la masse de la production. La profusion
d’insipidités similaires bloque la création originale, et même les critiques
qui devraient filtrer cette masse n’ont plus le temps de tout lire, tout voir,
tout écouter.

Si bien qu’on en arrive à
ce paradoxe : plus il y a de chaînes de télévision, de radios, de
journaux, de supports médiatiques, moins il y a diversité de création. La
grisaille se répand.

Cela fait partie de la
même logique ancienne : il faut qu’il n’apparaisse rien d’« original »
qui puisse remettre en cause le système. Tant d’énergie est dépensée pour que
tout soit bien immobile.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

83. EN DESCENDANT LE FLEUVE

 

Le fleuve couleur argent glisse vers le sud. La nef des
exploratrices s’est élancée tôt ce matin sur les flots inhospitaliers et fend à
bonne allure ce ruban miroitant. À l’arrière, au ras de la surface irisée, les
dytiques brassent l’onde d’un mouvement gracieux. Leurs carapaces vertes ont
des bords orangés. Le front des dytiques s’orne d’un symbole jaune en forme de
V. La nature aime bien parfois introduire un peu de décoration. Elle dessine
des motifs compliqués sur les ailes des papillons et en trace de plus simples
sur les carapaces des dytiques.

Les longs mollets poilus des dytiques se replient et se
détendent pour propulser le lourd esquif myrmécéen. Princesse 103
e
et les douze exploratrices perchées sur les plus hauts pétales roses du nénuphar
goûtent le paysage immense qui les entoure.

Le petit nénuphar est vraiment un navire parfait pour se
protéger du fleuve glacé. Nul ne pense à le remarquer car il est normal de voir
un nénuphar glisser sur l’eau. Les fourmis inspectent leur vaisseau. La feuille
du nénuphar forme un grand radeau vert, solide et plat. La fleur de nénuphar
est assez complexe. Elle comprend quatre sépales verts et de nombreux pétales
insérés en spirale, dont la taille va diminuant jusqu’à se transformer en
étamines au centre de la fleur.

Les fourmis s’amusent à monter et redescendre sur ces
grandes voiles roses qui sont comme autant de gréements : hunier,
perroquet, cacatois de fibre végétale. Du point le plus haut de la fleur
aquatique, elles distinguent les obstacles au lointain.

Toujours à l’affût de sensations nouvelles, Princesse 103
e
goûte le rhizome du nénuphar et s’étonne de ressentir aussitôt un grand
sentiment de paix. Le rhizome contient en effet une substance anaphrodisiaque
qui agit comme un calmant. Sous l’effet de cette liqueur, tout paraît plus
paisible, plus serein, plus doux. Son visage ne peut sourire mais elle se sent
bien.

C’est beau un fleuve, le matin. Un soleil cramoisi arrose
les Belokaniennes d’une pluie de reflets rubis. Des gouttes de rosée étincellent
sur les plantes aquatiques qui dérivent.

Au passage de la nef, les saules pleureurs abaissent leurs
longues feuilles molles. Les châtaignes d’eau présentent leurs fruits, des noix
entourées d’un calice orné de grosses épines latérales. D’un naturel plus gai,
les jonquilles pétillent comme des étoiles jaunes et parfumées.

Sur la gauche affleure une roche à la surface couverte de
saponaires aux délicates fragrances. Elles laissent choir dans l’eau leurs
capsules qui, en tombant, lâchent de la saponine, substance qui mousse et fait
des bulles. Ce désordre sur l’eau irrite les dytiques, qui remontent la tête
pour émettre de petits geysers aptes à chasser ce savon de leur tube
pulmonaire.

Le haut du nénuphar frôle les frondaisons d’une fleur de
ciguë qui dégage des relents de céleri et suppure un suc jaunâtre qui fonce au
contact de l’air libre. Les fourmis savent que ce jus est sucré mais qu’il
contient un alcaloïde puissant, la cicutine, qui paralyse le cerveau. Beaucoup
d’exploratrices ont payé de leur vie pour que cette information entre dans la
mémoire collective de leurs congénères. Ne pas toucher à la ciguë.

Au-dessus d’elles, des libellules tournoient. Les jeunes
fourmis les observent avec admiration. Les grands insectes anciens et dignes se
livrent à leur danse nuptiale. Chaque mâle surveille et défend contre les
autres mâles son carré de territoire. Ensemble, ils se livrent à des joutes
pour tenter d’agrandir leurs possessions.

La femelle libellule est évidemment attirée par le mâle qui
lui offre la plus grande surface pour la danse copulatoire et la ponte qui
s’ensuivra.

Toutefois, que le mâle ait réussi ou échoué dans ses efforts
pour attirer une femelle, la rivalité n’en est pas pour autant terminée. Une
femelle peut conserver plusieurs jours durant le sperme frais d’un mâle dans
son abdomen. Si elle s’accouple à plusieurs reprises avec plusieurs amants
différents, elle pourra ensuite aussi bien produire des œufs issus de son
premier, deuxième ou troisième partenaire.

D’ailleurs, les mâles libellules le savent et, jaloux,
s’empressent avant de s’accoupler de vider la femelle du sperme de leurs
rivaux. Cela n’empêchera pourtant pas la dame libellule de trouver un autre
mâle qui la videra à son tour. Honneur au sperme du dernier qui passe.

Avec ses nouveaux sens de sexuée, le regard de Princesse 103
e
transperce l’eau. Elle voit, sous la surface du fleuve, un animal qui marche à
l’envers. L’autre l’observe comme à travers une vitre. C’est une notonecte.
Elle avance en rampant avec ses pattes postérieures et semble galoper de
l’autre côté du miroir de la surface du fleuve. Pour respirer, elle emmagasine
sous ses coudes des bulles d’air qui sont peu à peu aspirées par ses stigmates.

Soudain, une tête jaillit. C’est une larve de libellule dont
le visage bondit hors de la tête pour happer un éphémère. Princesse 103
e
comprend ce qui s’est passé. La larve de libellule est dotée d’un premier
masque-visage lié à une longue articulation qui lui sert de menton. Elle
s’approche de ses proies qui ne s’enfuient pas parce qu’elles pensent disposer
d’assez de distance pour déguerpir. Alors la libellule déploie son masque d’un
coup avec son menton-bras articulé. Cela part comme une catapulte, crochète la
proie puis la ramène au reste de la tête qui y plante ses mâchoires.

Le bateau-fleur glisse et évite de justesse les
rochers-récifs.

Assise dans le jaune du cœur du vaisseau-nénuphar, 103
e
repense à la grande histoire des fourmis. Par chance, elle connaît toutes les
vieilles mythologies transmises depuis toujours d’antennes à antennes. Elle
sait comment les fourmis ont fait disparaître les dinosaures de la Terre en les
envahissant par les boyaux. Elle sait comment, pour la domination de la Terre,
les fourmis ont guerroyé avec les termites des dizaines de millions d’années durant.

C’est son histoire. Celle-là, les Doigts ne la connaissent
pas. Ils ne savent pas comment les fourmis ont amené depuis les terres du
Soleil levant vers d’autres contrées des graines de fleurs et de légumes qui ne
s’y trouvaient pas auparavant : le pois, l’oignon ou la carotte.

Une fierté d’espèce la saisit à la vision de ce fleuve
majestueux, une vision que les Doigts ne ressentiront jamais. Ils sont trop
grands, trop gros, trop forts pour voir ces jonquilles, ces saules pleureurs,
comme elle les voit. Ils ne perçoivent pas les mêmes couleurs qu’elle.

Les Doigts voient très loin avec netteté mais leur champ
de vision est trop étroit
, pense-t-elle.

En effet, si les fourmis voient selon un angle de 180°, les
Doigts ne voient que selon un angle de 90°, et encore ne peuvent-ils fixer
nettement leur attention que sur 15
e
.

Elle l’a appris dans un documentaire télévisé, les Doigts
ont découvert que la Terre est ronde, donc finie. Ils disposent de cartes de
toutes les forêts, de toutes les prairies… Ils ne peuvent plus se dire « Je
marche vers l’inconnu ». Pas plus que : « Je pars loin dans un
pays étranger », tous les pays de la planète sont à une journée de leurs
machines à voler !

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