La Révolution des Fourmis (35 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Un jour, Princesse 103
e
espère montrer aux Doigts
les technologies de Bel-o-kan, comment accommoder le miellat de puceron,
comment respecter les fruits, comment se faire comprendre des animaux et tant
et tant de choses dont les Doigts ignorent tout.

Alors que le soleil vire du rouge à l’orange, une multitude
de chants se font entendre. Des grillons, bien sûr, mais aussi des crapauds,
des grenouilles, des oiseaux…

C’est l’heure de déjeuner.

Chez les Doigts, 103
e
a pris l’habitude de manger
trois fois par jour à heure fixe. Les fourmis se penchent pour ramasser des
larves de moustiques suspendues au ras de la surface du fleuve, tête en bas et
siphon respiratoire en haut. Ça tombe bien, tout le monde a faim.

 

84. LA CLEF DES CHANTS

 

Poulet ou poisson ?

Ce lundi, à la cafétéria du lycée, le menu du jour
était : hors-d’œuvre – betteraves à la vinaigrette ; plat
principal au choix – poisson carré pané ou poulet-frites ; dessert –
tarte aux pommes.

De son ongle le plus long, Zoé dégagea un moucheron qui
s’était englué dans la confiture de la tarte aux pommes.

— Tu vois, les ongles, c’est quand même pratique à
l’occasion, confia-t-elle à Julie.

Il était peu probable que le moucheron redécolle de sitôt
mais Zoé ne souhaitait pas le manger. Elle le déposa sur le rebord de son
assiette.

Les lycéens faisaient la queue avec leur plateau le long du
rail de service derrière lequel une serveuse, armée d’une énorme louche, leur
posait à tour de rôle invariablement la même question métaphysique :

« Poulet OU poisson ? »

Après tout, c’était ce choix qui distinguait la moderne
cafétéria d’une simple cantine.

Julie, son plateau en équilibre instable à cause de la haute
carafe d’eau qu’elle avait posée dessus, partit à la recherche d’une table
assez grande pour que tout le groupe puisse s’y asseoir.

— Non, pas ici, c’est réservé aux professeurs, lança un
type.

Plus loin, la grande table était réservée au personnel de
service. Ailleurs, une autre était réservée à l’administration. Chaque caste
était jalouse de son territoire et de ses petits privilèges, et il n’était pas
question de les remettre en cause.

Des sièges se dégagèrent enfin. Ne disposant que de vingt
minutes pour déjeuner, comme à l’habitude, ils gobèrent leurs aliments sans
prendre le temps de les mastiquer. Leurs estomacs, maintenant habitués à cette
situation, palliaient la paresse des molaires en produisant des acides
stomacaux plus corrosifs.

Un lycéen s’approcha de leur table.

— Avec mes copains, nous n’étions pas au concert
samedi. Il paraît que c’était super et que vous repassez la semaine prochaine.
On pourrait avoir des places gratuites ?

— Ouais, nous aussi, on en voudrait, déclara un autre.

— Et nous…

Une vingtaine d’élèves les entouraient à présent, tous
avides de places gratuites.

— Il ne faut pas s’endormir sur nos lauriers, affirma
Ji-woong. C’est quand ça marche qu’il faut donner un coup de collier. Après le
cours d’histoire, tout à l’heure, répétition générale. Pour le grand concert de
samedi prochain, il nous faut de nouvelles chansons, de nouveaux effets de
scène. Narcisse, confectionne des costumes. Paul, occupe-toi du décor. Julie, sois
encore plus « sex-symbol ». Tu as du charisme, mais on dirait que tu
le retiens. Laisse-toi aller.

— Tu ne voudrais quand même pas que je me livre à un
striptease ?

— Non, mais pourquoi pas te dénuder, comme ça, une
épaule à un moment ? Ça ferait son petit effet. Même les plus grandes
chanteuses l’ont fait.

Julie eut une moue dubitative.

C’est alors que survint le proviseur. Il les félicita. Il
leur dit d’y aller à fond, que son frère comptait beaucoup sur eux, le samedi
suivant. Il affirma que lui-même avait connu pareille occasion dans sa
jeunesse, l’avait laissée passer et qu’il le regrettait encore. Il leur confia
une clé de la porte de derrière nouvellement blindée afin qu’ils puissent
répéter, aller et venir à leur guise, même après que le concierge aurait fermé
la grande grille de l’entrée principale.

— Et cette fois, cassez la baraque ! lança-t-il,
avec une bourrade à Ji-woong.

Julie dit qu’il faudrait améliorer le look du concert. Les
couleurs irisées projetées par Paul ne suffisaient pas à créer un effet
scénique.

— Et si on faisait un grand livre à l’arrière sur
lequel on pourrait lancer des couleurs et des diapos de photomontages tirés de
l’
Encyclopédie
 ? proposa Léopold.

— Oui, et puis on pourrait aussi faire une grande
fourmi qui bougerait ses pattes en rythme.

— Et pourquoi on n’appellerait pas carrément notre
spectacle « La Révolution des fourmis » ? Après tout, c’est le
morceau qui a sauvé le premier, suggéra David.

Les idées fusaient de toutes parts. Ajouter des costumes, du
décor, une mise en scène, et même intercaler au milieu du rock un morceau
classique, une fugue de Bach, par exemple.

 

85. ENCYCLOPÉDIE

 

L’ART DE LA FUGUE
 : La « fugue » est une évolution par
rapport au canon. Le canon « torture » un même thème dans tous les
sens pour voir comment, sur tous les plans, il réagit avec lui-même. La fugue,
elle, peut présenter plusieurs thèmes différents.

La fugue est davantage une
progression qu’une répétition.

L’Offrande musicale
, de Jean-Sébastien Bach, constitue l’une des plus
belles architectures de fugue. Comme nombre d’entre elles, elle part en
do
mineur mais, à la fin, par un tour de passe-passe digne des meilleurs
prestidigitateurs, elle s’achève en

mineur. Et cela, sans que
l’oreille de l’auditeur le plus attentif ait décelé l’instant où s’est opérée
la métamorphose.

À l’aide de ce système de
« saut » d’une tonalité, on pourrait répéter à l’infini
l’Offrande
musicale
jusqu’à ce qu’elle se soit métamorphosée en toutes les notes de la
gamme. « Ainsi en va-t-il de la gloire du Roi qui ne cesse de s’élever en
même temps que la modulation », expliquait Bach.

Summum de l’œuvre
fuguesque : le morceau
l’Art de la fugue
dans lequel, juste avant
de mourir, Jean-Sébastien Bach a voulu expliquer au commun des mortels sa
technique de progression musicale qui, à partir de la totale simplicité, se
dirige vers la complexité absolue. Il a été arrêté en plein élan par des
problèmes de santé (il était alors presque aveugle). Cette fugue est donc
inachevée.

Il est à noter que Bach
l’a signée en utilisant pour thème musical les quatre lettres de son nom. Dans
le solfège allemand, B correspond à la note
si
bémol, A au
la
, C
au
do
et H au
si
simple.

Bach =
si
bémol,
la
,
do
,
si
.

Bach s’était immiscé à
l’intérieur même de sa musique et comptait sur elle pour s’élever lui aussi
comme un roi immortel vers l’Infini.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

86. L’ATTAQUE DES PATINEURS AQUATIQUE

 

Tandis que le vaisseau-nénuphar rose glisse doucement sur le
flot, les fourmis aperçoivent un groupe d’insectes qui marchent sur l’eau. Ce
sont des hydromètres, des punaises aquatiques qui ressemblent à des moustiques
d’eau douce.

Leur tête est plus longue que leur corps et leurs deux yeux
sphériques, posés telles deux perles sur les côtés, leur donnent des allures de
masque africain étiré. La face inférieure de leur ventre est recouverte de
poils argentés, veloutés et hydrofuges. Grâce à eux, elles peuvent circuler
tranquillement sur l’onde sans risquer de couler.

Les hydromètres recherchent des daphnies, des cadavres de
moustiques ou des larves de nèpes quand elles perçoivent la vibration de la nef
des fourmis. Alors, étrangement, elles se regroupent en une légion aquatique et
attaquent.

Elles courent et patinent sur la surface de l’eau, s’en
servant comme d’une toile solide. En s’y appuyant de tout leur tarse, elles
s’assurent une excellente prise sur le fleuve qui réagit comme une membrane
tendue.

Les fourmis, comprenant le danger, alignent leur abdomen sur
les flancs de leur vaisseau comme jadis les Vikings leurs lances et leurs
boucliers.

Feu
.

Les abdomens myrmécéens tirent leurs salves.

De nombreuses hydromètres, touchées, s’effondrent et
dérivent sur l’onde où leur ventre hydrofuge les maintient en surface. Les
patineuses survivantes zigzaguent entre les jets d’acide formique.

Beaucoup d’hydromètres sont abattues dès les premières
rafales, pourtant quelques-unes parviennent à approcher le navire et, rien
qu’en s’y appuyant de leurs longues pattes, inondent la feuille du nénuphar.
Toutes les fourmis sont dans l’eau. Certaines tentent d’imiter les hydromètres
en marchant dessus, mais l’exercice réclame une parfaite gestion de la
répartition du poids sur chaque patte et les fourmis en ont toujours une qui
s’enfonce. Elles finissent donc par se retrouver menton et ventre en contact
avec l’eau froide, flottant et agitant inutilement leurs pattes.

Tant que l’eau ne dépasse pas leur menton, les fourmis ne
risquent pas la noyade mais elles sont sous la menace d’être happées par
n’importe quelle bestiole. Il faut vite s’organiser. Les treize s’agitent dans
tous les sens et s’aspergent mutuellement plus qu’elles ne se soutiennent.
Elles s’efforcent de se raccrocher au bord du nénuphar tandis que les
patineuses continuent de les bousculer et de leur marcher sur la tête pour les
faire couler.

À force de se gêner, les fourmis finissent par s’appuyer les
unes aux autres en une plate-forme flottante à partir de laquelle elles
s’arcboutent pour grimper sur leur vaisseau-nénuphar. En s’y reprenant à
plusieurs fois elles parviennent à remonter sur leur nef.

On récupère les autres fourmis et on capture quelques
hydromètres agresseuses.

Avant de les manger, 103
e
demande aux
prisonnières pourquoi elles attaquent en horde alors que leur espèce est connue
comme étant formée d’animaux solitaires. Une hydromètre raconte que c’est à
cause d’un individu, une patineuse qu’elle nomme la Fondatrice.

La Fondatrice vivait en un lieu où le courant était très
fort. Là, les hydromètres ne pouvaient patiner que sur de petites distances puis,
très vite, elles devaient se raccrocher aux roseaux car, sinon, le courant les
emportait. La Fondatrice s’était dit qu’elles consacraient l’essentiel de leur
énergie à lutter contre le courant alors que personne ne savait où menait ce
courant. Plutôt que de passer sa vie à s’en protéger derrière des roseaux, elle
décida donc de se laisser porter par lui. Toutes ses voisines hydromètres lui
prédirent la mort car le fort courant allait la projeter contre les rochers. La
Fondatrice s’entêta malgré tout, partit et, comme l’avaient prédit ses
congénères, elle fut emportée, ballottée, submergée, bringuebalée, blessée,
meurtrie. Mais elle survécut. Les patineuses du bas du fleuve la voyant passer
estimèrent qu’une hydromètre capable de tant de courage était un exemple. Elles
se la donnèrent pour chef et décidèrent de vivre en collectivité.

Ainsi, se dit Princesse 103
e
, un seul être suffit
pour modifier le comportement d’une espèce en son entier. Qu’avait découvert
cette patineuse ? En cessant de craindre le courant, en cessant de
s’agripper à une sécurité imaginaire et en se laissant porter en avant, on
risquait peut-être d’être roué de coups mais, au bout du compte, on pouvait
améliorer ses propres conditions d’existence ainsi que celles de toute sa
communauté.

De le savoir redonne courage à la princesse.

15
e
s’approche. Elle veut manger l’hydromètre
mais Princesse 103
e
l’arrête. Elle dit qu’il faut la libérer pour
qu’elle rejoigne son peuple récemment socialisé. 15
e
ne comprend pas
pourquoi elle devrait être épargnée, c’est une hydromètre. Ça a bon goût.

On aurait même dû peut-être rechercher leur fameuse
Fondatrice pour la tuer
, ajoute-t-elle.

Les autres fourmis sont d’accord. Si les hydromètres
commencent à guerroyer en groupe et si les myrmécéennes ne les arrêtent pas dès
maintenant, dans quelques années, elles construiront leurs cités lacustres et
seront maîtresses des fleuves.

Si 103
e
en est consciente, elle se dit qu’après
tout, à chaque espèce sa chance. Ce n’est pas en détruisant les concurrents
mais en allant plus vite qu’eux qu’on préserve son avance.

La princesse s’abrite derrière ses nouveaux sens de sexuée
pour justifier sa compassion, elle sait pourtant que c’est une nouvelle preuve
de sa dégénérescence due à son long contact avec les Doigts.

Princesse 103
e
sait qu’il y a un problème dans sa
tête. Déjà, auparavant, elle avait tendance à être égoïste. Ses sens décuplés
par son sexe n’ont fait qu’aggraver son défaut. Normalement, une fourmi se
branche en permanence sur l’esprit collectif et ne s’en débranche que rarement
pour résoudre des problèmes « personnels ». Or 103
e
est
presque constamment débranchée de l’esprit collectif. Elle est dans sa peau,
dans son esprit, dans la prison de son crâne et n’accomplit plus aucun effort
pour penser en groupe. Si cela continue, elle ne pensera bientôt plus qu’à
elle. Elle deviendra égocentrique comme les Doigts.

5
e
sent bien, elle aussi, que lors des C.A.,
Communications Absolues, la princesse refuse de laisser visiter des zones
entières de son cerveau. Elle ne joue plus le jeu de la collectivité.

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