La Révolution des Fourmis (39 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Patiemment, les treize fourmis creusent un trou au sommet de
la carapace afin de se doter d’un habitacle. Elles mangent la viande blanche
pour se donner plus d’énergie au travail. Elles obtiennent enfin un trou
circulaire où elles se calfeutrent. L’endroit sent très fort la viande morte
mais les fourmis ne sont plus à ça près.

On contacte de nouveaux dytiques propulseurs. Comme ils se
font régulièrement dévorer, on ne risque rien à leur promettre mille
récompenses en nourriture. Les dytiques commencent à brasser pour faire avancer
la tortue morte. Ils sont mécontents car une tortue, c’est plus lourd à pousser
qu’une feuille de nénuphar. Princesse 103
e
leur offre un peu de
nourriture triturée et leur adjoint des dytiques supplémentaires afin
d’augmenter leur force de propulsion.

Ce n’est plus un bateau de plaisance, c’est un cuirassé de
guerre. C’est lourd, c’est blindé, c’est solide et difficile à manier, mais les
treize Belokaniennes se sentent davantage en sécurité. Elles poursuivent leur
route vers le sud, portées par le courant. Elles entrent dans une nouvelle zone
de brouillard.

La tortue flottante, avec son regard figé courroucé et sa
gueule béante en guise de proue, effraie les insectes qui la voient surgir à
travers la brume. L’odeur de son cadavre commençant à se putréfier ajoute à
l’effet dissuasif du vaisseau fantôme truffé de fourmis, pirates du fleuve.

16
e
se place en proue, au sommet de cette tête de
gargouille. De là, elle espère prévenir les éventuels obstacles.

Le bateau de guerre glisse, semblable à un engin infernal,
si ce n’est que quelques minuscules paires d’antennes farouches, et plus ou
moins tordues, dépassent de sa coquille trouée.

 

96. DEUXIÈME CONCERT

 

— Ils sont jeunes, ils sont plein d’allant et, ce soir
encore, ils vont vous enchanter. Place au rythme, place à la musique.
Applaudissez Blanche-Neige et les Sept…

Il perçut une certaine agitation dans son dos et se
retourna. « Four-mis », chuchotaient-ils tous.

— Ah, excusez-moi, reprit le directeur du centre
culturel, nos amis ont changé le nom de leur groupe. Donc, place aux Four-mis.
En avant, euh…, les Fourmis !

Dans les coulisses, David retint ses amis.

— Non. Pas tout de suite. Il faut savoir se faire
désirer.

Il improvisa une mise en scène. Le plateau n’était pas
encore éclairé tandis que la salle était plongée dans le noir et le silence.
Une minute entière passa. Soudain la voix de Julie s’éleva dans les ténèbres.
Elle chantait seule,
a capella
.

Elle chantonna un air sans paroles improvisé. Sa voix était
si intense, si puissante, si pleine de relief, que tout le monde écoutait.

Quand elle eut fini, la foule applaudit à tout rompre.

La batterie de Ji-woong commença à brancher les palpitations
cardiaques de la foule sur le même rythme à deux temps.
Pim,
pam. Pim, pim, pam. Pim, pam. Pim, pim, pam.
On aurait dit que le Coréen
voulait entraîner une équipe de galériens. Les mains se levaient au rythme
proposé. Pim, pam. Pim, pim, pam.

Les briquets s’allumèrent. Il ralentit légèrement pour
passer de 90 à 100 battements-minute.

Là-dessus, la guitare basse de Zoé commença à labourer. La
batterie agissait sur la cage thoracique, la basse, elle, contrôlait les
ventres. S’il y avait des femmes enceintes dans la salle, cela devait chahuter
jusque dans les poches de liquide amniotique.

Un projecteur éclaira Ji-woong et ses tambours d’une lumière
rouge. Un autre projecteur éclaira Zoé d’une lumière bleue.

Une lumière verte auréola Francine, assise devant son
synthétiseur orgue, qui entamait la
Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak
.

Aussitôt, une odeur d’embruns et d’herbe coupée se répandit
dans la salle.

Toujours débuter par des morceaux classiques pour montrer
que l’on maîtrisait aussi la science des anciens, avait suggéré David. Au
dernier moment il avait choisi le
Nouveau Monde
plutôt qu’une fugue de
Bach. Le titre lui plaisait mieux.

Une lumière jaune, et Léopold à la flûte de Pan prit le
relais. Maintenant, toute la scène ou presque était éclairée. Seul un cercle de
ténèbre persistait au centre du plateau. Et dans cette zone noire, on
distinguait vaguement une forme.

Julie ménageait ses effets et se faisait attendre. Le public
entendait à peine sa respiration à fleur de micro. Même ce son-là était chaud
et mélodieux.

Alors que l’introduction de la symphonie de Dvorak parvenait
à son terme, David entra dans le jeu. Avec sa harpe électrique hypersaturée, il
poursuivit le solo de flûte de Pan de Léopold. L’œuvre classique venait d’un
coup de traverser les décennies. C’était la nouvelle symphonie du
nouveau-nouveau monde.

La batterie accéléra. La mélodie de Dvorak se métamorphosait
peu à peu en quelque chose de très moderne et de très métallique. La foule
manifesta son plaisir.

David les tenait du bout de sa harpe électrique. Chaque fois
qu’il en caressait les cordes, il sentait un frisson parcourir le tapis de
têtes qui lui faisait face.

La flûte de Pan revint le soutenir.

Flûte et harpe. Les deux instruments les plus anciens et les
plus répandus. La flûte, car n’importe quel homme préhistorique a entendu le
vent souffler dans les bambous. La harpe, car n’importe quel homme
préhistorique a entendu le claquement de la corde de son arc. À la longue, les
sons s’étaient gravés au cœur des cellules.

Quand ils jouaient ainsi, harpe et flûte simultanément, ils
racontaient la plus ancienne histoire de l’humanité.

Et les spectateurs aimaient qu’on leur raconte des
histoires.

Paul diminua l’intensité du son. Toujours invisible, Julie
parla. Elle dit : « Au fond d’un ravin, j’ai trouvé un livre. »

Le projecteur illumina le livre géant derrière l’orchestre,
Paul en fit habilement tourner les pages mécaniques grâce à un système
d’interrupteur électrique. La salle applaudit.

— Ce livre disait qu’il faut changer le monde, ce livre
disait qu’il faut faire une révolution… Cette révolution, il l’appelait la
« Révolution des plus petits », la « Révolution des
Fourmis ».

Un autre projecteur mit en valeur la fourmi en polystyrène
qui agita ses six pattes et dodelina de la tête. Les lampes qui lui servaient
d’yeux s’éclairèrent doucement, lui donnant vie.

— Cette révolution devait être nouvelle. Sans violence.
Sans chef. Sans martyrs. Rien qu’un simple passage d’un vieux système sclérosé
à une société nouvelle où les gens communiqueraient entre eux et entreprendraient
ensemble d’appliquer des idées neuves. Dans le livre, il y avait des textes
expliquant comment s’y prendre.

Elle s’avança au centre de la scène toujours sombre.

— Le premier s’intitulait « Bonjour ».

Ji-woong s’agita sur sa batterie. Tous entamèrent la mélodie
et Julie chanta :

 

Bonjour, spectateur inconnu.

Notre musique est une arme pour changer le monde.

Non, ne souriez pas. C’est possible.

Vous le pouvez.

 

Une éclatante lumière blanche dévoila Julie qui, insecte
magnifique, leva les bras et déploya ses manches en ailes de papillon.

Paul lâcha avec sa soufflerie un grand courant d’air qui fit
virevolter ses ailes et ses cheveux au vent. Simultanément, il diffusa une
odeur de jasmin.

À la fin de cette première chanson la salle était déjà
captivée.

Paul augmenta la puissance des projecteurs. On voyait mieux
maintenant leurs tenues évoquant les insectes.

Pour suivre, le groupe tenta un « Egrégor ». Ils
voulaient tout de suite donner le meilleur et le plus fort. Julie ferma les
yeux, lança un son auquel tous vinrent se joindre. Ensemble, ils montèrent en
puissance. Les instruments avaient été délaissés ; ils étaient là, tous
les huit, en rond au centre de la scène, yeux fermés, les bras tendus au-dessus
de leurs têtes, comme s’ils avaient été pourvus d’antennes.

Au même instant, leurs visages se levèrent lentement pour
laisser s’élever la vapeur de leurs voix.

C’était magique. Ils étaient comme une seule et mélodieuse
vibration. Au-dessus d’eux une boule, la montgolfière de leur chant.

Tous souriaient en chantant, paupières closes. C’était comme
si, à huit, ils n’avaient qu’une seule voix qui se promenait dans une direction
ou une autre, à la manière d’un grand tapis de soie suspendu au-dessus d’eux et
du public. Ils maintinrent longtemps ce miracle de polyphonie humaine, faisant
à tour de rôle ployer le drap de soie vocale en lui donnant une dimension bien
supérieure à celle d’une chanson.

La salle retenait son souffle. Même ceux qui ignoraient
absolument ce qu’était un Egrégor étaient médusés par semblable prouesse.

Julie ressentit comme autrefois le bonheur et la jouissance
de chanter avec un simple tube comme le larynx et deux banales cordes vocales
humides. Sa gorge, encore baignée de miel, se réveillait.

La salle applaudit. Ils s’arrêtèrent, laissèrent un instant
de silence.

Julie comprit que le silence, avant et après, était aussi
important à gérer que le chant.

Elle enchaîna avec les nouveaux morceaux :
« L’avenir est aux acteurs », « L’Art de la fugue »,
« Censure », « Noosphère ».

Ji-woong surveillait scientifiquement les rythmes. Il savait
qu’au-delà de cent vingt battements par minute, la musique excitait le public
et, au-dessous, le calmait. Il alternait l’un et l’autre afin de toujours
surprendre son auditoire.

David fit signe de revenir à un morceau classique interprété
à leur manière moderne. Il passa donc à la Toccata de Bach qu’il joua hard
rock, avec sa harpe électrique hypersaturée.

La foule applaudit, conquise.

Les musiciens en arrivèrent enfin à la « Révolution des
fourmis ». Paul vaporisa une odeur de terre mouillée, à peine saupoudrée
de sarriette, de laurier et de sauge.

Julie déroula son texte avec assurance et en y mettant le
ton. À l’issue du troisième couplet, un nouvel instrument se fit entendre, une
surprenante et insolite musique, comme produite par un violoncelle grésillant.

Un mince rai de lumière révéla, dans le coin gauche de la
scène, un grillon champêtre posé sur un coussin de satin rouge. Un micro
miniature était posé sur ses élytres et, amplifié par la sono, son chant ressemblait
à un croisement entre la guitare électrique et le frottement d’une cuillère sur
une râpe à fromage.

Le grillon, qui portait son minuscule nœud papillon
confectionné par Narcisse, entama son solo. Sa gigue folle allait
s’accélérant ; la basse de Zoé et la batterie de Ji-woong avaient du mal à
la suivre. 150, 160, 170, 180 battements-minute. Ce grillon était en train
de tout casser.

Tous les guitaristes de rock pouvaient retourner sur les
bancs de n’importe quel conservatoire, ce grillon était capable de riffs
incroyables. Il émettait une musique « non humaine », une musique
« insecte ». Amplifiée par l’électronique des synthétiseurs les plus
modernes, elle était totalement inattendue. Jamais auparavant une oreille
humaine n’avait ouï de tels sons.

Au début, le public se tut, stupéfait, puis il y eut comme
un murmure d’enthousiasme qui s’amplifia vite, tant l’auditoire appréciait.

David se sentit rasséréné ; ça marchait. Le moment
était digne d’être marqué d’une pierre blanche, il venait d’inventer un nouvel
instrument : le grillon champêtre électrique.

Pour permettre à l’assistance de bien voir jouer l’insecte,
Paul déclencha une caméra vidéo et un projecteur qui envoya sur les pages de
l’encyclopédie géante des images du grillon chantant.

Julie fit un duo avec l’insecte dont elle suivit les
vibratos. Avec sa guitare, Narcisse dialogua lui aussi avec l’animal. C’était
comme si tout le groupe voulait rivaliser avec ce
sopranino
. Le grillon
s’échauffait.

Dans la salle, ce fut la liesse.

Paul lança un parfum de résine de pin, puis un autre au bois
de santal. Les deux odeurs ne se contrariaient pas, se complétaient même.

Ça palpitait fort entre les poumons. Les mains se levaient
d’elles-mêmes pour taper l’une dans l’autre. Au fond, devant, dans les travées,
partout, des gens dansaient sur le solo du grillon. Impossible de subir un
rythme aussi frénétique en restant immobile.

L’auditoire était survolté.

Au premier rang, les filles du club de aïkido côtoyaient les
habituels retraités. Elles avaient échangé leur tee-shirt du premier concert
contre un autre sur lequel, faute d’en trouver encore dans le commerce, elles
avaient inscrit elles-mêmes au feutre, en soignant la graphie :
« Révolution des Fourmis », du nom du nouveau concert du groupe dont
elles avaient déjà fait leur idole.

Mais déjà le grillon, dont c’était la première apparition en
public, s’épuisait, écrasé par la chaleur des projecteurs qui faisaient
étinceler ses élytres et sécher ses muqueuses. Il voulait bien chanter
longtemps au soleil mais pas sous les sunlights. Cette lumière était vraiment
trop lourde pour lui. Harassé, il s’arrêta sur un dernier contre-
ut
.

La chanteuse passa donc au couplet suivant, comme après un
banal solo de guitare électrique. Elle demanda que la musique baisse d’un ton,
se rapprocha du bord de la scène, tout près du public, et modula :

 

Rien de nouveau sous le soleil,

Nous regardons toujours le même monde et de la même
manière.

Il n’y a plus d’inventions

Il n’y a plus de visionnaires…

 

Surprise : la salle réagit aussitôt et, en écho, les
spectateurs présents au premier concert lui renvoyèrent immédiatement :

— 
Nous sommes les nouveaux visionnaires
 !

Elle n’avait pas prévu une telle réaction, un tel degré de
communion. Pour tous ceux du premier concert, ce chant devenu hymne signifiait
que la soirée reprenait là où, la première fois, elle s’était trop tôt arrêtée.
Julie s’échauffa :

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