— C’est la fête, criait Julie. Mesdames, messieurs,
mesdemoiselles, sortez dans la rue, oubliez vos tristesses et rejoignez-nous.
Des fenêtres s’ouvrirent, des gens se penchèrent pour
contempler la longue cohorte bariolée.
— Qu’est-ce que vous revendiquez ? demanda une
vieille dame.
— Rien. On ne revendique rien du tout, répondit une
amazone du club de aïkido.
— Rien ? Si vous ne revendiquez rien, ce n’est pas
une révolution !
— Mais si, justement, madame. C’est ça qui est
original. Nous sommes la première révolution sans revendications.
C’était comme si les spectateurs refusaient que la fête se
limite à deux heures de musique payées cent francs la place. Tous voulaient
qu’elle s’étende dans le temps et dans l’espace. À tue-tête, ils reprenaient :
Nous sommes les nouveaux visionnaires,
Nous sommes les nouveaux inventeurs
!
Parmi ceux qui accouraient, certains s’étaient munis de
leurs propres instruments de musique pour participer à la fanfare. D’autres
avaient apporté des ustensiles de cuisine en guise de tambours, de baguettes.
D’autres, des serpentins et des confettis.
Comme le lui avait enseigné son vieux professeur de chant,
elle donna le maximum d’ampleur à sa voix et, autour d’elle, chacun reprit ses
paroles. Ensemble, ils réussirent presque un Egrégor de cinq cents voix et la
ville entière résonna de leur chœur :
Nous sommes les nouveaux visionnaires,
Nous sommes les nouveaux inventeurs !
Nous sommes les petites fourmis qui grignoteront le vieux
monde sclérosé.
LA RÉVOLUTION DES
ENFANTS DE CHENGDU
:
Jusqu’en 1967, Chengdu, capitale de la province chinoise du Sichuan, était
une ville tranquille. À 1000 mètres d’altitude sur le flanc de la chaîne
himalayenne, cette cité ancienne fortifiée comptait trois millions d’habitants
qui, pour la plupart, étaient dans l’ignorance de ce qui se passait à Pékin ou
à Shanghai. Or, à l’époque, ces grandes métropoles commençaient à être
surpeuplées et Mao Tsé-Toung avait décidé de les vider. On sépara les familles,
envoyant les parents s’échiner à la campagne dans les champs et les enfants
dans des centres de formation de Gardes rouges afin d’en faire de bons
communistes. Ces centres étaient de véritables camps de travail. Les conditions
de vie y étaient très pénibles. Les enfants y étaient mal nourris. On
expérimentait sur eux des aliments cellulosiques à base de sciure de bois et
ils mouraient comme des mouches.
Cependant, Pékin était
agité par des disputes de palais ; il advint que Lin Piao, dauphin
officiel de Mao et responsable des Gardes rouges, tomba en disgrâce. Les cadres
du Parti incitèrent alors les enfants Gardes rouges à se révolter contre leurs
geôliers. Subtilité toute chinoise : c’était au nom du maoïsme que les
enfants avaient dorénavant le devoir de s’évader de camps maoïstes et de rouer
de coups leurs instructeurs.
Libérés, les enfants
Gardes rouges se répandirent à travers le pays sous le prétexte de prêcher la
bonne parole maoïste contre l’État corrompu ; en fait, la plupart
cherchaient surtout à s’évader de Chine. Ils prirent d’assaut les gares et
partirent vers l’ouest où des rumeurs assuraient qu’il existait une filière permettant
aux enfants de traverser clandestinement la frontière et de passer en
territoire indien. Or, tous les trains se dirigeant vers l’ouest avaient pour
terminus Chengdu. C’est donc dans cette ville montagneuse que débarquèrent des
milliers de « scouts » âgés de treize à quinze ans. Au début, cela ne
se passa pas trop mal. Les enfants racontèrent comment ils avaient souffert
dans les camps de Gardes rouges et la population de Chengdu les prit en pitié.
On leur offrit des friandises, on les nourrit, on leur donna des tentes où
dormir, des couvertures pour se réchauffer. Mais le flot continuait à se
déverser dans la gare de Chengdu. De mille qu’ils étaient d’abord, il y eut
bientôt deux cent mille fugitifs.
Dès lors, la bonne volonté
des citoyens du lieu ne suffit plus à les satisfaire. Le chapardage se
généralisa. Les commerçants qui refusaient d’être volés se faisaient tabasser.
Ils se plaignirent au maire de la ville, lequel n’eut pas le temps de réagir
car les enfants vinrent le chercher pour l’obliger à se livrer à une
autocritique publique. À la suite de quoi, il fut rossé et contraint de
déguerpir. Les enfants organisèrent alors l’élection d’un nouveau maire et
présentèrent « leur » candidat, un gamin joufflu de treize ans
paraissant un peu plus que son âge, qui disposait d’un charisme certain pour
que les autres Gardes rouges le respectent. La ville se couvrit d’affiches
incitant les électeurs à voter pour lui. Comme il n’était pas bon orateur, des
dazibaos firent connaître ses projets. Il fut élu sans difficulté, et institua
un gouvernement d’enfants dont le doyen était un conseiller municipal de quinze
ans.
Le chapardage n’était plus
un délit. Tous les commerçants furent astreints à un impôt de l’invention du
nouveau maire. Chaque habitant se devait d’offrir un logement aux Gardes
rouges. Comme la ville était très isolée, nul ne fut informé de la victoire
électorale des enfants. Les bourgeois du lieu s’en inquiétèrent cependant et
envoyèrent une délégation avertir le préfet de la région. Ce dernier prit
l’affaire très au sérieux et demanda à Pékin de faire donner l’armée pour
réduire les insurgés. Contre deux cent mille enfants, la capitale envoya des
centaines de chars et des milliers de soldats surarmés. Leur consigne :
« Tuer tous les moins de quinze ans ». Les enfants tentèrent de
résister dans cette cité fortifiée de cinq murailles d’enceinte, mais la
population de Chengdu ne les soutint pas. Elle était surtout soucieuse de
protéger ses propres jeunes en leur cherchant des refuges dans la montagne. Deux
jours durant, ce fut la guerre des adultes contre les enfants ; l’Armée
rouge dut faire appel au final à des bombardements aériens pour réduire les
dernières poches de résistance. Tous les gamins furent tués.
L’affaire ne sera pas
ébruitée car, peu de temps après, le président américain Richard Nixon
rencontrait Mao Tsé-Toung et l’heure n’était plus à critiquer la Chine.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Cette fois, ça allait sauter ! Maximilien et ses
policiers étaient revenus et encerclaient la pyramide mystérieuse.
Le commissaire avait décidé d’opérer de nuit car, selon lui,
il serait plus efficace de surprendre dans leur sommeil le ou les occupants du
bâtiment.
L’escouade éclairait de ses lampes de poche le monument
forestier ; comme il faisait encore un peu jour, elles n’étaient là qu’en
renfort. Tels des marins de haute mer, les hommes arboraient des tenues de
protection en toile cirée et avaient choisi cette fois du fil électrique
renforcé afin que des mandibules ne puissent le grignoter. Maximilien était sur
le point d’ordonner la mise à feu quand il entendit le bourdonnement.
— Attention à la guêpe ! cria le commissaire.
Protégez-vous le cou et les mains.
Un policier dégaina son pistolet et visa. La cible était
trop petite. Dans le geste qu’il eut pour tirer, l’homme dévoila une parcelle
de peau qui fut aussitôt piquée.
L’insecte avait déjà frappé un autre policier puis s’était
envolé pour se mettre hors de portée de ces mains qui fouaillaient l’air. Tous
guettaient maintenant, anxieux, l’oreille tendue vers le moindre son que peut
émettre une guêpe.
L’insecte les surprit en fonçant soudain sur un troisième
policier, dont il contourna l’oreille droite pour planter son dard dans la
jugulaire. L’homme s’effondra à son tour.
Maximilien ôta sa chaussure, la brandit et, comme à sa
première visite, parvint à frapper l’insecte en plein vol. L’assaillant
héroïque s’écrasa au sol, inerte. Là où le revolver était inefficace, la semelle
de chaussure faisait toujours des ravages.
— Deux à zéro.
Il contempla sa victime. Ce n’était pas une guêpe ;
l’insecte ressemblait plutôt à une fourmi volante. Il prit plaisir à appuyer sa
semelle dessus.
Les rescapés vinrent en aide aux policiers effondrés. Ils
les secouèrent pour les empêcher de s’endormir. Maximilien décida de hâter
l’explosion avant que n’apparaisse un autre minuscule et dangereux gardien.
— Toutes les charges sont prêtes ?
L’artificier vérifia les contacts sur le détonateur et attendit
l’ordre du commissaire.
— Prêt ?
La sonnerie de son téléphone portable interrompit le
décompte. À l’autre bout, le préfet Dupeyron lui demandait d’accourir
d’urgence. Il y avait des incidents en ville.
— Des manifestants tiennent l’artère principale de
Fontainebleau. Ils sont capables de tout casser. Abandonnez immédiatement ce
que vous êtes en train de faire, revenez en ville et dispersez-moi tous ces
cinglés.
Le jour lutte contre le crépuscule et il fait chaud. La lune
éclaire le sol. Après la pluie, le sol tiède réchauffe les corps. Le vaisseau-tortue
myrmécéen fonce vers les roseaux.
Les fourmis pygmées le voient venir. La chaleur et la clarté
des braises ont suffi à les alerter. Les sommets des feuilles roses immaculées
sont truffés d’artilleuses prêtes au tir. Au loin, depuis son roseau endommagé,
24
e
lance des appels de détresse.
Les assiégées vont être débordées par le nombre de leurs
ennemies. Au bas du roseau, une multitude de cadavres gonflés d’eau, au point
qu’on ne sait plus à quel camp ils appartiennent, flottent, témoins de la
dureté des combats précédents.
Les fourmis rousses du Cornigera se figuraient qu’on pouvait
vivre rien qu’en se racontant des histoires. Elles se trompaient. Les
histoires, il ne suffit pas de se les raconter, il faut aussi les vivre.
Dans le cockpit du cuirassé-tortue, 103
e
et ses
exploratrices se donnent beaucoup de mal. Le feu n’est pas une arme pratique à
utiliser à distance. Elles cherchent un moyen de le propulser jusqu’aux nénuphars
tenus par les fourmis naines.
Chez les fourmis, on raisonne par tâtonnements. Chacune émet
sa suggestion. 6
e
propose d’expédier en direction des ennemies des
feuilles flottantes recouvertes de braises, poussées par des dytiques. Mais les
dytiques ont trop peur du feu. Pour eux, il demeure une arme taboue. Ils
refusent d’en approcher.
Princesse 103
e
s’efforce de se souvenir d’un
mécanisme doigtesque qui permet d’envoyer du feu très loin. Ils appellent ça
une catapulte. De la pointe de l’antenne, elle dessine la forme de la chose,
mais personne ne comprend pourquoi le feu s’envolerait dans les airs si on le
plaçait dans un tel assemblage. On renonce.
5
e
veut enflammer l’extrémité d’une de ces
longues brindilles dont on se sert comme lances et d’en frôler les nénuphars.
L’idée est retenue.
Les fourmis stoppent les moteurs dytiques et se mettent en
devoir de trouver la brindille la plus longue possible. Elles en découvrent une
qui leur convient dans les branchages affleurant l’eau et l’embarquent sur leur
cuirassé-tortue.
Quand la tortue est suffisamment proche, la mitraille
d’acide part dru. Sur le navire, l’équipage se baisse en prenant garde à ne pas
lâcher de la mandibule la longue brindille. Princesse 103
e
annonce
qu’il est temps d’en placer l’extrémité au contact de la braise. Le bout
s’enflamme. Elles hissent rapidement le mât de feu.
Les dytiques accélèrent au point de créer un moutonnement
d’écume à l’arrière de l’engin. Le cuirassé part à l’attaque. Au-dessus, le
bout incandescent emporté par la vitesse s’allonge comme une longue oriflamme
lumineuse et sans fin.
14
e
sort une antenne-périscope pour bien repérer
les adversaires et indique aux autres où diriger le lourd mât fumant.
La lance au bout enflammé touche la chair des pétales du
nénuphar. Le végétal est suffisamment humide pour ne pas s’embraser
immédiatement, mais le choc de ce harpon suffit à déséquilibrer toutes les
artilleuses qui tombent aussitôt à l’eau. Dans ce cas précis, le feu n’a servi
à rien sinon à prouver la détermination de guerrières rousses prêtes à utiliser
jusqu’à des armes taboues.
Devant cette réussite, les assiégées reprennent confiance.
Elles tirent les réserves d’acide conservées pour la charge ultime et
provoquent pas mal de dégâts dans les rangs des fourmis pygmées.
De son côté, Princesse 103
e
a compris comment
mieux diriger son lance-flammes et incendie un à un les nénuphars. Cela fait
beaucoup de fumée. Effrayées par l’odeur de nénuphar carbonisé, les
assaillantes préfèrent rejoindre la terre ferme et détalent. Heureusement, car
la brindille commençait à s’embraser, elle aussi. C’est ça le problème, avec le
feu. Il peut provoquer autant de dégâts parmi ceux qui l’utilisent que parmi
ceux qui le subissent.
Les Belokaniennes n’ont même pas droit à ces corps à corps
tumultueux où les fourmis se montrent mutuellement leur art de pratiquer
l’escrime mandibulaire. 13
e
, la plus guerrière de l’escouade, est
déçue de ne pas avoir au moins fait sauter un ou deux corselets de ces
outrecuidantes fourmis naines.
Princesse 103
e
fait signe de jeter la brindille
enflammée le plus loin possible dans l’eau.
Le cuirassé-tortue rejoint le roseau assiégé.
Pourvu que 24
e
ait survécu
, se dit
Princesse 103
e
.