La Révolution des Fourmis (46 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Le contrôle du feu
constitue un des rites de passage pour qu’un bébé se transforme en être
responsable. Que les personnes âgées n’aient plus le souffle nécessaire à
l’extinction des bougies prouve en revanche qu’elles sont désormais socialement
exclues du monde humain actif.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

114. MANQUE D’AIR

 

Julie affalée sur son épaule, Ji-woong fut content de
constater que cette cave débouchait loin des cars de CRS. Il se précipita en
quête d’une pharmacie de garde encore ouverte à trois heures du matin.

Alors que Ji-woong, en désespoir de cause, tambourinait à la
porte d’un établissement clos, une fenêtre s’ouvrit au-dessus et un homme en
pyjama s’y pencha :

— Inutile d’ameuter le voisinage. La seule pharmacie
encore ouverte à cette heure-ci, c’est celle qui se trouve dans la boîte de
nuit.

— Vous plaisantez ?

— Pas du tout. C’est un service nouveau. Ne serait-ce
que pour la vente de préservatifs, ils se sont aperçus que c’était plus simple
de mettre les pharmacies dans les boîtes de nuit.

— Et où est-elle, cette boîte de nuit ?

— Au bout de la rue à droite, il y a une petite
impasse, c’est là. Vous ne pouvez pas vous tromper, ça s’appelle
« L’Enfer ».

Effectivement « L’Enfer » clignotait en lettres de
feu avec, autour, de petits diablotins aux ailes de chauves-souris.

Julie était à l’agonie.

— De l’air ! Par pitié, de l’air !

Pourquoi y avait-il si peu d’air sur cette planète ?

Ji-woong la posa à terre et paya leurs deux entrées comme
s’ils n’étaient qu’un couple de danseurs parmi d’autres. Le portier, le visage
garni de piercings et de tatouages, ne fut nullement surpris de voir une fille
en si triste état. La plupart des clients qui fréquentaient « L’Enfer »
arrivaient déjà à demi sonnés par la drogue ou l’alcool.

Dans la salle, la voix d’Alexandrine susurrait « I loveuue
you, mon amour, je t’aimeeue » et des couples s’enlaçaient dans les halos
des fumigènes. Le disc-jockey haussa le volume et plus personne ne put
s’entendre. Il baissa les lumières jusqu’à ne plus laisser que de petites
loupiotes rouges qui clignotaient. Il savait ce qu’il faisait. Dans cette
obscurité et ce vacarme assourdissant, ceux qui n’avaient rien à dire et ceux
qui n’étaient pas très avantagés par la nature avaient les mêmes chances que
les autres de profiter du slow pour séduire.

« Mon amour, je t’aiaiaimmmmeuuuuue, my
loveeuuue », scandait Alexandrine.

Ji-woong traversa la piste en bousculant les couples sans
ménagement, uniquement soucieux de traîner Julie au plus vite jusqu’à la
pharmacie.

Une dame en blouse blanche y était plongée dans une revue
glamour et mâchait du chewing-gum. Quand elle les aperçut, elle ôta l’un des
tampons qui protégeaient son conduit auditif. Ji-woong hurla pour dominer la
sono et elle lui fit signe de fermer la porte. Une partie des décibels
restèrent à l’extérieur.

— De la Ventoline, s’il vous plaît. Vite, c’est pour
mademoiselle. Elle est en pleine crise d’asthme.

— Vous avez une ordonnance ? demanda calmement la
pharmacienne.

— Vous voyez bien que c’est une question de vie ou de
mort. Je paierai ce que vous voudrez.

Julie n’avait pas besoin de faire d’efforts pour susciter la
compassion. Sa bouche béait comme celle d’une daurade sortie de l’océan. La
femme n’en fut pas attendrie pour autant.

— Désolée. Ce n’est pas une épicerie, ici. Il nous est
interdit de délivrer de la Ventoline sans ordonnance, ce serait illégal. Vous
n’êtes pas les premiers à me faire cette comédie. Chacun sait que la Ventoline
est un vasodilatateur très utile pour les messieurs défaillants !

C’en fut trop pour Ji-woong qui explosa. Il attrapa la
pharmacienne par le col de sa blouse et, ne disposant d’aucune arme, il saisit
la clef de son appartement et en appuya l’extrémité pointue sur son cou.

D’un ton menaçant, il articula :

— Je ne plaisante pas. De la Ventoline, je vous prie,
ou c’est vous, madame la pharmacienne, qui aurez bientôt besoin de médicaments
vendus avec ou sans ordonnance.

Dans ce tumulte, inutile de chercher à appeler quelqu’un qui
d’ailleurs, en un tel lieu, se mettrait plutôt du côté du couple en manque que
du sien. La dame hocha la tête en signe de reddition, alla chercher un aérosol
et le lui tendit de mauvais gré.

Il était temps. Julie était en apnée. Ji-woong dut lui
entrouvrir les lèvres et lui enfoncer l’embout de l’aérosol dans la bouche.

— Allez, vas-y, respire, je t’en prie.

Dans un effort démesuré, elle aspira. Chaque pression était
comme une vapeur d’or qui amenait de la vie. Ses poumons se rouvraient comme
une fleur séchée dans de l’eau.

— Qu’est-ce qu’on perd comme temps en formalités !
lança Ji-woong à la pharmacienne, laquelle était discrètement en train
d’appuyer sur la pédale directement reliée aux services de police. Le système
avait été prévu au cas où elle serait attaquée par des drogués en manque.

Julie s’assit sur le banc pour reprendre ses esprits.
Ji-woong paya l’aérosol.

Ils prirent le chemin du retour. À nouveau on entendait un
slow assourdissant. C’était encore une chanson d’Alexandrine, son nouveau
succès, « Une passion d’amour ».

Le disc-jockey, conscient de son rôle social, trouva encore
deux crans supplémentaires pour monter le volume, et il baissa encore davantage
la lumière pour ne laisser tourner qu’une sphère recouverte d’une mosaïque de
miroirs qui lançaient de fins rayons de lumière.

« Prends-moi, oui, prends-moi toute, prends-moi, mon
amour pour toujours et pour la vieeeeeuuue. Une passion d’amour, c’est une
passionnnnnnn d’amour », clamait la chanteuse, dont la voix était
retravaillée au synthétiseur et calquée sur une vraie voix de vraie chanteuse.

Julie, réalisant enfin où elle se trouvait, aurait bien aimé
que Ji-woong la prenne dans ses bras. Elle fixa le Coréen.

Ji-woong était beau. Il avait quelque chose de félin. Et de
le contempler dans ces circonstances étranges et dans cet endroit bizarre
ajoutait à son charme.

Elle était partagée entre la honte, la peur d’être une femme
à retardement et l’envie nouvelle, quasi animale, de « consommer » Ji-woong.

— Je sais, dit Ji-woong, ne me regarde pas comme ça. Tu
ne supportes aucun contact épidermique avec un homme ou qui que ce soit. N’aie
pas peur, je ne te proposerai pas de danser !

Elle allait démentir ses propos quand deux policiers
surgirent. La pharmacienne leur dressa le portrait de ses deux agresseurs et
indiqua par où ils étaient passés.

Ji-woong entraîna Julie au cœur de la piste, au plus profond
de l’obscurité, et, nécessité faisant loi, il l’enlaça.

Mais ce fut à ce moment que le disc-jockey décida de
rallumer toutes les lumières sur la piste. D’un coup, toute la faune de
« L’Enfer » apparut. Il y avait là des travestis, des sado-maso-cuir,
des hétéros, des bisexuels, des déguisées en hommes, des déguisés en femmes,
des déguisés en hommes se prenant pour des femmes. Tout le monde s’agitait, le
visage en sueur.

Les policiers circulaient à présent entre les danseurs.
S’ils reconnaissaient les deux « fourmis », ils les arrêteraient.
Julie, s’en avisant, commit alors l’impensable. Elle prit entre ses mains le
visage du Coréen et, avec force, l’embrassa sur la bouche. Le jeune homme en
fut tout surpris.

Les policiers rôdaient autour d’eux. Leur baiser continuait.
Julie avait lu que les fourmis, elles aussi, se livraient à de tels
comportements : la trophallaxie. Elles faisaient remonter de la nourriture
et l’échangeaient avec leurs bouches. Pour l’instant, elle ne se sentait pas
encore capable de telles prouesses.

Un policier les considéra avec suspicion.

Tous deux fermèrent les yeux comme des autruches qui ne
voulaient plus voir le danger. Ils n’entendaient plus la voix d’Alexandrine.
Julie avait envie que le garçon la serre, la serre encore plus vigoureusement
entre ses bras musclés. Mais les policiers étaient déjà partis. Comme deux
aimants qui par hasard se seraient trop rapprochés, avec gêne, ils se
détachèrent l’un de l’autre.

— Excuse-moi, lui hurla-t-il à l’oreille pour se faire
entendre dans tout ce brouhaha.

— Les circonstances ne nous ont pas vraiment laissé le
choix, éluda-t-elle.

Il la prit par la main, ils quittèrent « L’Enfer »
et rejoignirent la Révolution par la même cave qui leur avait permis d’en
sortir.

 

115. ENCYCLOPÉDIE

 

L’OUVERTURE PAR LES
JEUX
 : En France, dans
les années soixante, un propriétaire de haras avait acheté quatre fringants
étalons gris qui se ressemblaient tous. Mais ils avaient mauvais caractère. Dès
qu’on les laissait côte à côte, ils se battaient et il était impossible de les
atteler ensemble car chacun partait dans une direction différente.

Un vétérinaire eut l’idée
d’aligner leurs quatre box, avec des jeux sur les parois mitoyennes : des
roulettes à faire tourner du bout du museau, des balles à frapper du sabot pour
les faire passer d’une stalle à l’autre, des formes géométriques bariolées
suspendues à des ficelles.

Il intervertit
régulièrement les chevaux afin que tous se connaissent et jouent les uns avec
les autres. Au bout d’un mois, les quatre chevaux étaient devenus inséparables.
Non seulement ils acceptaient d’être attelés ensemble mais ils semblaient
trouver un aspect ludique à leur travail.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

116. EN PLEINE EFFERVESCENCE

 

7
e
ayant remarqué que le feu projette une ombre
agrandie des insectes les plus proches, elle s’empare d’un bout de charbon
refroidi près de l’âtre et décide de reproduire sur une paroi une forme
immobile. Son travail terminé, elle le présente aux autres qui, croyant avoir affaire
à un véritable insecte, essaient de lui parler.

7
e
a beaucoup de mal à expliquer que ce n’est
qu’un dessin. Se développe ainsi une manière de représenter les choses qui, au
début, ressemble beaucoup aux gravures rupestres des grottes de Lascaux mais
finit ensuite par évoluer vers un style plus particulier. En trois coups de
charbon, 7
e
vient de créer la peinture myrmécéenne. Elle observe
longuement son œuvre et se dit que le noir ne suffit pas à bien rendre compte
des choses, il faut y ajouter des couleurs.

Mais comment ajouter des couleurs ?

La première idée qui lui vient est de saigner une fourmi
grise venue admirer son travail. Elle obtient ainsi du blanc avec son sang qui,
étalé, donne du relief au visage et aux antennes. C’est assez réussi. Quant à
la fourmi grise, elle n’a pas trop à se plaindre, elle a offert le premier
sacrifice insecte à l’art.

Voyant cela, les fourmis sont prises de frénésie créatrice.
Entre celles qui testent le feu, celles qui dessinent, celles qui étudient le
levier, il s’installe une émulation rare.

Tout leur paraît possible. Leur société, qu’elles se
figuraient pourtant à son apogée politique et technologique, s’avère soudain
très en retard.

Les douze jeunes exploratrices ont chacune maintenant trouvé
leur domaine de prédilection. Princesse 103
e
leur apporte
l’impulsion et l’expérience. 5
e
est devenue sa principale
assistante. 6
e
est la plus calée des ingénieurs du feu. 7
e
se passionne pour le dessin et la peinture. 8
e
étudie le levier et 9
e
la roue. 10
e
rédige sa phéromone mémoire zoologique sur les mœurs
des Doigts. 11
e
s’intéresse à l’architecture et aux différentes
façons de construire des nids. 12
e
est plutôt attirée par l’art de
la navigation et prend des notes sur leurs différentes embarcations fluviales.
13
e
réfléchit sur leurs nouvelles armes, la brindille enflammée, le
cuirassé-tortue… 14
e
est motivée par le dialogue avec les espèces
étrangères. 15
e
dissèque et goûte les nouveaux aliments qu’elles ont
connus au cours de leur périple. 16
e
s’efforce de cartographier les
différentes pistes qu’elles ont empruntées pour voyager jusqu’ici.

Princesse 103
e
parle de ce qu’elle sait des
Doigts. Elle parle de la télévision qui transmet des histoires qui ne sont pas
vraies. 10
e
reprend sa phéromone mémoire zoologique pour consigner
les nouvelles informations sur les Doigts :

 

ROMANS.

Les Doigts inventent parfois des histoires pas vraies
qu’ils nomment romans ou scénarios.

Ils inventent les personnages, ils inventent les décors,
ils inventent les règles de mondes fictifs.

Or, ce dont ils parlent n’existe nulle part ou presque
nulle part.

Quel intérêt y a-t-il à parler de ce qui n’existe
pas ?

Simplement à raconter de jolies histoires.

C’est une forme d’art.

Comment sont construites ces histoires ?

De ce que 103
e
a vu des films, il lui semble
qu’elles obéissent aux mêmes règles que les blagues, ces fameuses petites
anecdotes mystérieuses qui provoquent l’état d’« humour ».

Il suffit qu’il y ait un début, un milieu et une fin
inattendue.

 

Prince 24
e
écoute attentivement Princesse 103
e
et, même s’il ne partage pas entièrement son enthousiasme sur sa découverte du
monde des Doigts, il lui vient l’idée de raconter ce qu’elle lui apprend sur
les Doigts mais en le mettant en scène sous la forme d’une histoire pas vraie,
un « roman ».

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