La Révolution des Fourmis (47 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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En fait, Prince 24
e
a envie de créer le premier
roman fourmi phéromonal. Il voit ça très bien : une saga des Doigts,
construite à la manière des grands récits myrmécéens. Avec sa nouvelle
sensibilité de sexué, il se sent de taille à imaginer un récit d’aventures à
partir de ce qu’il croit comprendre des Doigts.

Il a déjà trouvé le titre, il prendra le plus simple :
Les
Doigts
.

Princesse 103
e
va examiner la peinture de 7
e
.

L’artiste lui déclare avoir besoin de pigments colorés
différents. 103
e
lui suggère d’utiliser du pollen en guise de jaune,
de l’herbe pour le vert et des pétales de coquelicots hachés pour le rouge. 7
e
y incorpore de la salive et du miellat pour lier le tout et, avec deux autres
fourmis qu’elle a convaincues de l’aider, elle entreprend de représenter, sur
une feuille de platane, la longue procession de la contre-croisade. Elle
dessine trois fourmis puis, au loin, une boule rose dont elle réussit la
couleur en mêlant de la craie et du pétale de coquelicot haché. Avec du pollen,
elle trace un trait entre les fourmis et le Doigt.

C’est le feu. Le feu est un lien entre les Doigts et les
fourmis
.

En contemplant l’œuvre de sa compagne, Princesse 103
e
a une idée. Pourquoi, au lieu de nommer leur expédition la contre-croisade, ne
pas l’appeler plutôt la « Révolution des Doigts » ? Après tout,
la connaissance du monde des Doigts va certainement entraîner des
bouleversements dans leur société fourmi et cet intitulé est donc plus juste.

Autour du feu, des disputes se poursuivent. Les insectes qui
ont peur des braises exigent qu’on les éteigne et qu’on les bannisse à jamais.
Une bagarre éclate entre les pro-feu et les anti-feu.

Princesse 103
e
ne parvient pas à séparer les
antagonistes. Il faut attendre qu’il y ait trois morts avant de reprendre plus
sereinement le débat. Quelques-unes clament avec insistance que le feu est
tabou. D’autres répondent qu’il s’agit là d’une évolution moderniste et que si
les Doigts l’utilisent sans crainte, il est logique que les fourmis en fassent
autant. Elles affirment que d’avoir décrété le feu tabou leur a d’ailleurs fait
perdre beaucoup de temps dans leur évolution technologique. Si, il y a plus de
cent millions d’années, les fourmis avaient étudié objectivement le feu, pesé
sérieusement ce qu’il a de bon et ce qu’il a de mauvais, elles aussi auraient
peut-être maintenant l’« art », l’« humour « et
l’« amour ».

Les anti-feu rétorquent que le passé a prouvé qu’en usant du
feu, on pouvait détruire d’un coup tout un pan de forêt. Les fourmis,
prétendent-elles, ne sont pas assez expérimentées pour l’utiliser
intelligemment. Les pro-feu ripostent que depuis qu’elles manient le feu, il ne
s’est produit aucun dommage. Elles ont vaincu les fourmis naines et sont
parvenues à façonner toutes sortes de pâtes et de produits étranges qu’il leur
faut maintenant étudier.

On se met donc d’accord pour continuer à étudier le feu mais
en augmentant la sécurité. On va creuser un fossé autour du brasier afin que le
feu ne se propage pas trop facilement aux aiguilles de pin qui jonchent le sol.
Un incendie est si vite parti…

Une fourmi pro-feu a eu l’idée de griller une tranche de
sauterelle et elle annonce que cette viande est bien meilleure cuite. Elle n’a
cependant pas le temps d’en faire part aux autres car l’une de ses pattes,
qu’elle a trop approchée de l’âtre, vient de s’embraser et en quelques
secondes, l’insecte fond avec son délicieux dîner dans son estomac.

Princesse 103
e
suit toute cette agitation d’une
antenne compassée. La découverte des Doigts et de leurs mœurs constitue pour
toutes un tel bouleversement qu’elles ne savent plus par quoi commencer. 103
e
songe qu’elles sont un peu comme ces insectes assoiffés qui, apercevant une
flaque d’eau, s’y précipitent, boivent trop vite et meurent aussitôt. Mieux
vaut boire progressivement afin de réhabituer son organisme.

Si les gens de la Révolution des Doigts n’y prennent pas
garde, tout risque de dégénérer et 103
e
ignore dans quel sens.

Elle ne peut que constater que c’est la première nuit où,
avec tout un groupe de ses congénères, elle ne dort pas du tout. Le soleil est
à l’intérieur et, par une anfractuosité de la caverne, dehors, elle voit la
nuit.

 

117. DEUXIÈME JOUR DE LA RÉVOLUTION DES FOURMIS

 

La nuit s’en alla. Le soleil monta doucement dans le ciel
comme tous les jours où il avait décidé de le faire.

Il était sept heures du matin, le lycée de Fontainebleau
entamait sa deuxième journée de révolution.

Julie dormait encore.

Elle rêvait de Ji-woong. Un à un, il défaisait les boutons
de son chemisier, dégrafait son soutien-gorge dans lequel sa poitrine était
compressée, la déshabillait lentement et, enfin, approchait ses lèvres des
siennes.

— Non, protestait-elle mollement en se contorsionnant
dans ses bras.

Lui rétorquait calmement :

— Comme tu voudras. Après tout, c’est ton rêve et c’est
toi qui décides.

Cette phrase exprimée si crûment la fit immédiatement
basculer dans la réalité.

— Julie est réveillée. Venez vite, lança quelqu’un.

Une main l’aida à se lever.

Julie constata qu’elle avait dormi dehors au milieu d’un
amoncellement de cartons et de vieux papiers posés à même la pelouse. Elle
demanda où elle était, ce qui se passait. Des hommes inconnus étaient blottis
autour d’elle, une vingtaine au moins, qui semblaient vouloir la protéger.

Elle vit la foule, se remémora tout et ressentit une intense
migraine. Oh, ce mal de crâne ! Elle aurait voulu être calfeutrée chez
elle, en pantoufles, en train de siroter un grand bol de café crème bien
mousseux et d’émietter un petit pain au chocolat tout en écoutant à la radio
l’actualité du monde.

Elle fut tentée de déguerpir. Prendre le bus, acheter le
journal pour comprendre ce qui s’était passé, bavarder avec la boulangère comme
n’importe quel matin. Elle s’était endormie sans se démaquiller et elle
détestait ça. Ça lui donnait des boutons. Elle réclama d’abord du lait
démaquillant puis un petit déjeuner consistant. On lui apporta un verre d’eau
fraîche pour se débarbouiller et, pour déjeuner, un gobelet de plastique plein
de café lyophilisé mal dissous dans de l’eau tiède.

« À la guerre comme à la guerre », soupira-t-elle
en l’avalant.

Elle était encore à demi dans son rêve et retrouvait
progressivement la cour du lycée et son agitation. Elle crut un instant rêver
en voyant flotter là-haut, sur le mât central, le drapeau de la révolution,
leur petite révolution bien à eux, avec son cercle, son triangle et ses trois
fourmis.

Les Sept Nains la rejoignirent.

— Viens voir.

Léopold souleva un pan de couverture sur la grille et elle
aperçut des policiers qui chargeaient. Pour un réveil détonant, c’était un
réveil détonant.

Les filles du club de aïkido réarmèrent les lances à
incendie, inondèrent les policiers dès qu’ils furent à bonne portée et ceux-ci
battirent immédiatement en retraite. Ça devenait une routine.

De nouveau, la victoire était du côté des assiégés.

On fêta Julie, on la porta à bout de bras jusqu’au balcon du
premier étage. Elle y alla de son petit discours.

— Ce matin, les forces de l’ordre cherchent encore à
nous chasser d’ici. Elles reviendront et nous les repousserons. Nous les gênons
car nous avons créé un espace de liberté qui échappe au contrôle de l’ordre
établi. Nous disposons à présent d’un formidable laboratoire pour tenter de
faire quelque chose de nos vies.

Julie s’avança sur le bord du balcon.

— Nous allons prendre nos destins en main.

Parler en public était un acte différent de chanter en
public mais c’était tout aussi grisant.

— Inventons une nouvelle forme de révolution, une
révolution sans violence, une révolution qui proposera de nouvelles visions de
la société. La révolution est avant tout un acte d’amour, disait autrefois Che
Guevara. Lui n’y est pas parvenu mais nous, nous essaierons.

— Ouais, et puis cette révolution, c’est aussi celle
des banlieues et des jeunes qui en ont marre des flics. On aurait dû les
crever, ces tarés, cria quelqu’un.

Une autre voix s’éleva :

— Non, cette révolution, c’est celle des écolos contre
la pollution et contre le nucléaire.

— C’est une révolution contre le racisme, lança un
troisième.

— Non, c’est une révolution de classes contre les
détenteurs du gros capital, protesta un autre. Nous occupons ce lycée parce
qu’il est le symbole de l’exploitation du peuple par les bourgeois.

Tout à coup, c’était le tohu-bohu. Ils étaient nombreux ceux
qui voulaient récupérer cette manifestation au profit de causes diverses et
souvent antinomiques. Il y avait déjà de la haine dans certains regards.

— Ils sont comme un troupeau sans berger et sans
objectif. Ils sont prêts à n’importe quoi. Attention, danger ! murmura
Francine à l’oreille de son amie.

— À nous de leur fournir une image, un thème
fédérateur, une cause, et vite, avant que ça ne tourne au vinaigre, ajouta
David.

— Il faut définir une fois pour toutes le sens de notre
révolution afin qu’elle ne soit plus récupérable, conclut Ji-woong.

Julie se sentait coincée.

Son regard perdu parcourut la foule. Ceux-là attendaient
qu’elle marque le terrain et étaient déjà prêts à écouter celui qui parlerait
en dernier.

Le regard haineux de celui qui voulait la guerre avec la
police la dopa. Elle le connaissait. C’était précisément l’un des élèves qui
persécutaient les professeurs les plus faibles. Petit voyou sans courage et
sans conviction, il rackettait les élèves des petites classes. Plus loin, les
regards goguenards du partisan écolo et du militant de la lutte des classes
n’étaient pas plus sympathiques.

Elle n’allait pas abandonner « sa » révolution aux
voyous ou aux politiques. Il fallait aiguillonner cette foule dans une autre
direction.

Au commencement était le Verbe. Il faut nommer les choses.
Nommer. Mais comment nommer sa révolution ?

Soudain l’évidence. La Révolution des… fourmis. C’était le
nom du concert. C’était le nom qui était inscrit sur les affiches et les
teeshirts des amazones. C’était l’hymne fédérateur. C’était le motif du
drapeau.

Elle leva les mains en geste d’apaisement.

— Non. Non. Ne nous dispersons pas dans ces vieilles
causes qui ont déjà montré combien elles étaient stériles. À nouvelle
révolution, nouveaux objectifs.

Pas de réaction.

— Oui. Nous sommes comme des fourmis. Petites, mais
fortes de notre union. Vraiment comme des fourmis. Nous privilégions la
communication et l’invention face au formalisme et aux mondanités. Nous sommes
comme des fourmis. Nous n’avons pas peur de nous attaquer aux plus gros, aux
citadelles les plus difficiles à prendre car, ensemble nous sommes plus forts.
Les fourmis nous montrent une voie à suivre qui peut se révéler bénéfique. Elle
a en tout cas l’avantage de n’avoir jamais été testée.

Rumeur dans la foule sceptique.

La mayonnaise ne prenait pas. Julie s’empressa de reprendre
la parole :

— Petites mais rassemblées, elles viennent à bout de
tous les problèmes. Les fourmis proposent non seulement des valeurs
différentes, mais une organisation sociale différente, une communication
différente, une gestion des rapports entre individus différente.

Il y eut un flou que les apostropheurs se dépêchèrent de
combler.

— Et la pollution ?

— Et le racisme ?

— Et la lutte des classes !

— Et les problèmes des banlieues ?

— Oui, ils ont raison, s’écriaient déjà certains dans
le public.

Julie se souvint d’une phrase de
l’Encyclopédie du Savoir
Relatif et Absolu
. « Attention aux foules. Au lieu de surpasser les
qualités de chacun, la foule tend à les amoindrir. Le coefficient
d’intelligence d’une foule est inférieur à la somme des coefficients des
individus qui la composent. En foule, ce n’est plus 1 + 1 = 3
mais 1 + 1 = 0,5. »

Une fourmi volante passa près de Julie. Elle considéra la
venue de l’insecte comme une approbation de la Nature qui l’entourait.

— Ici, c’est la Révolution des fourmis et seulement la
Révolution des fourmis.

Il y eut un instant de flottement. Tout allait se jouer
maintenant. Si cela ne marchait pas, Julie était prête à tout laisser tomber.

Julie fit un V de victoire et la fourmi volante vint se
poser sur l’un de ses doigts. Tous furent saisis par l’image. Si même les
insectes approuvaient…

— Julie a raison. Vive la Révolution des fourmis !
lança Élisabeth, le leader des amazones, ex-membres du club d’aïkido.

— Vive la Révolution des fourmis, reprirent les Sept
Nains.

Il ne fallait pas lâcher prise. Elle lança, comme on tire
une manette de parachute :

— Où sont les visionnaires ?

Cette fois, il n’y eut plus d’hésitation. La foule reprit le
slogan.

— Nous sommes les visionnaires !

— Où sont les inventeurs ?

— Nous sommes les inventeurs !

Elle entonna :

 

Nous sommes les nouveaux visionnaires,

Nous sommes les nouveaux inventeurs !

Nous sommes les petites fourmis qui grignoteront le vieux
monde sclérosé.

 

Sur ce terrain, les petits chefs en puissance ne pouvaient
pas la concurrencer, ou alors il aurait fallu qu’ils prennent dans l’heure des
cours de chant…

D’un coup, ce fut l’enthousiasme général. Même le grillon
qui n’était pas loin se mit à grésiller comme s’il sentait qu’il se passait
quelque chose d’intéressant.

La foule se mit à chanter en chœur l’hymne des fourmis.

Julie, poing levé, avait l’impression de manier un camion de
quinze tonnes. Pour la moindre manœuvre, il fallait déployer un monceau
d’énergie et surtout ne pas se tromper de trajectoire. Mais s’il y avait des
auto-écoles pour permis poids lourds où passait-on des permis « révolution » ?

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