La Révolution des Fourmis (40 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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— Qui sommes-nous ?

— 
Nous sommes les nouveaux inventeurs
 !

Sans qu’elle leur en donne le signal, des spectateurs
reprirent l’hymne de la « Révolution des Fourmis ». Ils ne l’avaient
entendu qu’une fois et, pourtant, ils en connaissaient déjà les paroles par
cœur. Julie n’en revenait pas. Ji-woong lui fit signe de ne pas lâcher les
rênes, il fallait tenir la salle. Elle leva le poing.

— Vous voulez en finir avec le monde ancien ?

Julie eut conscience d’avoir atteint l’instant de
non-retour. Partout, les strapontins couinaient. Les gens se dressaient en
levant le poing.

— Vous voulez la Révolution ici et maintenant ?

Une énorme dose d’adrénaline, qui exprimait sa peur, son
excitation, ses envies, sa curiosité, irrigua son cerveau. Surtout, ne pas
s’attarder à réfléchir. Elle laissa sa bouche parler à sa place.

— Allons-y ! clama-t-elle.

La bulle creva.

Aussitôt ce fut une énorme acclamation. Un Egrégor brutal.
Un tapis de poings succédant au tapis de vapeurs musicales. Un souffle ravageur
parcourut l’assistance. Tout le monde se leva.

Le directeur du centre culturel tenta de calmer les esprits.
Il bondit hors des coulisses pour s’emparer du micro.

— Je vous en prie, restez assis. Ne bougez pas. Il
n’est pas tard, vingt et une heures quinze à peine, et le concert vient tout
juste de commencer !

Les six musclés du service d’ordre tentèrent vainement de
contenir la foule.

— Qu’est-ce qu’on fait ? souffla Zoé à l’oreille
de Julie.

— On va tenter de bâtir une… utopie, répondit la jeune
fille avec une moue guerrière en rejetant sa grande crinière noire en arrière.

 

97. ENCYCLOPÉDIE

 

UTOPIE DE THOMAS MORE
 : Le mot « utopie » a été inventé
en 1516 par l’Anglais Thomas More. Du grec
u
, préfixe négatif, et
topos
,
endroit, « utopie » signifie donc « qui ne se trouve en aucun
endroit ». (Pour certains, le mot proviendrait du préfixe
eu
,
signifiant « bon » et dans ce cas, « eutopie » voudrait
dire « le bon endroit »). Thomas More était un diplomate, un
humaniste ami d’Érasme, doté du titre de chancelier du royaume d’Angleterre.
Dans son livre intitulé
Utopia
, il décrit une île merveilleuse qu’il
nomme précisément Utopia et où s’épanouit une société idyllique qui ignore
l’impôt, la misère, le vol. Il pensait que la première qualité d’une société
« utopique » était d’être une société de « liberté ».

Il décrit ainsi son monde
idéal : cent mille personnes vivant sur une île avec des citoyens
regroupés par famille. Cinquante familles constituent un groupe qui élit son
chef, le Syphogrante. Les Syphograntes sont eux-mêmes constitués en conseil,
lequel élit un prince à partir d’une liste de quatre candidats. Le prince est
élu à vie mais, s’il devient tyrannique, on peut le démettre. Pour ses guerres,
l’île d’Utopia emploie des mercenaires, les Zapolètes. Ces soldats sont censés
se faire massacrer avec leurs ennemis pendant la bataille. Ainsi, l’outil se
détruit durant l’usage. Aucun risque de putsch militaire.

Sur Utopia il n’y a pas de
monnaie, chacun se sert au marché en fonction de ses besoins. Toutes les
maisons sont identiques. Il n’y a pas de serrures aux portes et chacun est
contraint de déménager tous les dix ans afin de ne pas se figer dans ses
habitudes. L’oisiveté est interdite. Pas de femmes au foyer, pas de prêtres,
pas de nobles, pas de valets, pas de mendiants. Ce qui permet de réduire la
journée de travail à six heures.

Tout le monde est tenu
d’accomplir un service agricole de deux ans pour approvisionner le marché
gratuit.

En cas d’adultère ou de
tentative d’évasion de l’île, le citoyen d’Utopia perd sa qualité d’homme libre
et devient esclave. Il doit alors s’échiner et obéir à ses anciens concitoyens.

Disgracié en 1532 parce
qu’il désavouait le divorce du roi Henri VIII, Thomas More fut décapité
en 1535.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

98. L’ÎLE DÉVASTÉE

 

Même s’il est tard, il fait encore clair et chaud. Princesse
103
e
et les douze jeunes fourmis descendent le fleuve. Nul poisson
n’ose s’en prendre à leur navire-tortue forteresse. Parfois, les exploratrices
s’arrêtent afin de chasser au tir d’acide quelques libellules qu’elles mangent
ensuite sur leur cuirassé.

Elles se relaient à la proue gargouillesque pour surveiller
ce qui se passe droit devant. Princesse 103
e
, perchée sur la tête,
remarque une araignée aquatique qui descend sous l’eau en emportant une bulle
d’air emprisonnée dans une balle de soie dont elle se sert comme d’un
bathyscaphe.

Il suffit d’observer pour s’émerveiller.

Peu d’insectes s’attardent face à ce vaisseau de cauchemar.
Un gyrin apparaît. Ce coléoptère qui nage au ras de la surface est équipé de
quatre yeux. Deux regardent sous l’eau, deux au-dessus. Il peut ainsi comparer
les deux visions qu’il a de cet étrange navire. Il a du mal à comprendre
pourquoi il y a des fourmis au-dessus de cette tortue aquatique et des dytiques
au-dessous mais, finalement, il préfère ne pas s’en approcher et manger
quelques puces d’eau.

Plus loin, de longues herbes les ralentissent. Les fourmis
doivent se dégager avec des gaffes. La descente du fleuve d’argent continue.

Le brouillard devient moins opaque.

Terre à l’horizon
 ! annonce 12
e
, qui
fait fonction de vigie.

À travers les brumes rampantes, Princesse 103
e
reconnaît au loin l’acacia Cornigera.

Ainsi donc, le fleuve l’a ramenée vers 24
e
.

24
e
.

Princesse 103
e
se souvient de 24
e
, si
timide et si réservée. Durant la croisade contre les Doigts, elle était
toujours à l’arrière et avait la mauvaise habitude de se perdre en route, ce qui
avait plus d’une fois ralenti la troupe. Se perdre, c’était une seconde nature
chez cette petite soldate asexuée. Lorsqu’elles avaient découvert l’île du
Cornigera, 24
e
avait dit :

Je me suis assez égarée toute ma vie. Cette île me semble
l’endroit parfait pour créer une nouvelle société entre gens de bonne volonté,
ici et maintenant
.

Il faut dire que l’île du Cornigera présentait précisément
la particularité d’être occupée par un grand acacia Cornigera. Or, cette espèce
d’arbre vit en totale symbiose avec les fourmis. L’acacia en a besoin pour se
protéger des attaques de chenilles, pucerons et autres punaises dévoreuses de
sève. Alors, pour attirer les fourmis, ce végétal a carrément conçu, dans son
écorce, loges creuses et couloirs. Mieux il suinte par certaines de ces loges
un liquide nourricier parfait pour les couvains. Comment un végétal a-t-il pu
s’adapter organiquement à une coopération avec les fourmis ?

103
e
s’était toujours dit qu’il y avait davantage
de différence entre un acacia et une fourmi qu’entre une fourmi et un Doigt.
Alors, si les fourmis parviennent à coopérer avec les arbres, pourquoi n’y
arriveraient-elles pas avec les Doigts ?

Pour 24
e
, l’île, c’était le paradis. À l’ombre de
l’acacia géant et protecteur, elle pensait créer une société utopique fondée
sur un seul dénominateur commun : l’amour des jolies histoires. Car les
insectes restés sur l’île avaient développé une nouvelle perversion :
inventer des histoires pour se ravir les antennes. Ils vivaient donc ainsi, ne
chassant que pour se nourrir, mangeant et passant le plus clair de leur temps à
inventer des récits imaginaires.

Princesse 103
e
est très contente que les courants
l’aient ramenée vers son amie d’antan. Elle se demande comment sa société
utopique a évolué depuis qu’elles se sont quittées. L’arbre ami trône au centre
de l’île tel un symbole apaisant et protecteur.

Pourtant, au fur et à mesure que les treize navigatrices
myrmécéennes avancent et que les brumes se dissipent, une étrange prémonition
étreint la princesse.

La proue du cuirassé percute des boulettes sombres :
des cadavres de fourmis. Leurs corps sont criblés de trous d’acide. Cela ne
laisse rien présager de bon…

Tout est mort. Le Cornigera sans fourmis est dévoré de
pucerons. La princesse fait signe aux dytiques d’accoster. Les fourmis hissent
le vaisseau-tortue sur la plage. Même les tritons et les salamandres qui
vivaient ici ont été anéantis. Il ne subsiste qu’une seule fourmi dont les six
pattes et l’abdomen sont coupés. Elle se tortille comme un vermisseau.

Les navigatrices pressent l’unique survivante de parler.
Elle raconte qu’elles viennent de subir une attaque surprise de naines. L’armée
des fourmis naines a lancé une croisade vers l’orient. À l’instigation de leur
nouvelle reine Shi-gae-pou, ces naines ont l’intention de conquérir l’est
lointain.

Voilà qui expliquerait le fait que nous ayons rencontré
des éclaireuses fourmis naines
, signale 5
e
.

Princesse 103
e
somme la survivante de parler
encore un peu.

Des éclaireuses fourmis naines ont repéré l’île et y ont
débarqué. À force de se raconter des histoires imaginaires dans leur monde clos
protégé par un arbre, les amies de 24
e
avaient perdu l’habitude de
se battre et de se défendre dans le monde réel. Un animal qui ne sait pas se
battre n’a pas d’autre choix que la fuite. Ce fut le massacre. Seuls 24
e
et un petit groupe ont réussi à déguerpir et à se cacher dans la masse des
roseaux creux de la berge occidentale. Mais les naines les encerclent pour les
tuer.

La fourmi mutilée a un dernier hoquet. Mourir en racontant
une histoire aura été une belle mort pour une fourmi de cette communauté qui
avait bâti sa cohésion sur le plaisir de raconter et d’écouter.

Princesse 103
e
monte tout en haut de l’acacia et
tend ses antennes pour détecter des informations lointaines. Avec ses nouveaux
sens de sexuée, elle recherche dans les roseaux les survivants de la communauté
libre du Cornigera.

Elle parvient à les distinguer, là où le lui a indiqué
l’agonisante. Cependant, les soldates du royaume des fourmis naines les
encerclent sur des nénuphars et les soumettent à des tirs d’acide dès que les
rousses sortent un bout d’antenne des orifices des roseaux. Princesse 103
e
note que les naines ont rattrapé leur retard. Jadis, elles ne savaient pas
utiliser leur glande à venin pour projeter de l’acide formique.

103
e
se souvient que les naines, plus petites et
plus fécondes, ont une capacité d’apprentissage plus rapide que les fourmis
rousses des bois. Le seul fait que ces fourmis (que les Doigts appellent
fourmis d’Argentine car eux prétendent qu’elles ont été importées par hasard
dans des pots de lauriers-roses censés égayer les routes de la Côte d’Azur)
venues bon gré mal gré d’un pays lointain aient su s’adapter à la forêt de
Fontainebleau prouve bien leur intelligence. Les fourmis noires et les fourmis
moissonneuses en ont d’ailleurs fait les frais puisque, en voulant s’attaquer à
ces nouvelles venues, elles se sont fait éliminer.

103
e
a toujours considéré que les fourmis naines
seraient un jour les maîtresses de la forêt. Il importait cependant de
repousser cette échéance, en innovant, en prenant des risques, en explorant, en
testant toujours de nouvelles idées.

Si les fourmis rousses montraient la moindre faiblesse, les
fourmis naines les expédieraient au dépotoir comme une espèce dépassée.

Pour l’instant, c’est 24
e
et ses compagnes
d’utopie qui en font les frais. Les pauvresses sont assiégées en haut des
roseaux. Il faut leur venir en aide. Princesse 103
e
remet leur
tortue-cuirassé à l’eau. Les exploratrices se gorgent d’acide, prêtes à sortir
l’artillerie. À l’arrière, les dytiques se mettent en position, parés pour
diriger la tortue-frégate de guerre vers les roseaux et les nénuphars, terrain
de bataille navale.

Princesse 103
e
dresse ses appendices sensoriels.
Elle voit nettement maintenant leurs adversaires. Les fourmis naines sont
postées sur les grands pétales blancs et roses des nénuphars alentour. La
princesse essaie de les compter. Elles sont au moins une centaine.

À une contre dix, l’affaire s’annonce délicate. Les dytiques
se mettent en vitesse maximale et foncent. À peine sont-ils en vue des
nénuphars que des abdomens surgissent en frise au-dessus des pétales. Elles
sont bien plus d’une centaine. Une mitraille d’acide formique part en peigne.
Les treize fourmis rousses sont obligées de se calfeutrer au fond de la tortue
blindée pour éviter les tirs mortels.

103
e
ose aventurer sa tête au-dessus de l’abri et
tire. Elle tue une naine mais essuie les jets d’acide d’au moins cinquante
adversaires.

13
e
propose de foncer dans le tas avec le
vaisseau-tortue puis de se répandre sur les nénuphars et de les combattre à la
mandibule. Ainsi les fourmis rousses pourront profiter de l’avantage que leur
donne leur taille. Mais 5
e
lève les antennes, l’air s’est épaissi en
humidité. Elle signale qu’il va pleuvoir.

Contre la pluie, nul ne peut lutter.

Les treize fourmis et leur navire font donc demi-tour en
direction de l’île et se cachent dans le corps de l’acacia Cornigera qui, une
nuit encore, leur servira d’abri. Le jeune arbre ne parle pas le langage
phéromonal des insectes mais tout dans l’attitude de ses branches, dans l’odeur
modifiée de sa sève, manifeste sa joie de revoir les fourmis rousses.

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