La Révolution des Fourmis (58 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Je vais tout t’expliquer
, émet 103
e
en
direction de son immense cité. Mais il est trop tard pour ce faire : déjà,
de derrière la pyramide surgissent, de deux côtés, deux longues files de
soldates. Sous les yeux de la princesse, ces deux longues colonnes militaires apparaissent
comme les mandibules de Bel-o-kan.

Leurs sœurs accourent non pour les féliciter mais pour les
arrêter définitivement. Il n’a pas fallu longtemps en effet pour que se répande
dans la forêt l’annonce de l’approche de fourmis révolutionnaires pro-Doigts
utilisant le feu tabou et prônant l’alliance avec les monstres d’en haut.

Se voit l’ennemi et s’inquiète.

En face, les légions adverses s’organisent en ordre de
bataille, conformément aux tactiques inculquées à 103
e
depuis sa
plus tendre enfance : devant, les artilleuses qui déclencheront leurs
salves d’acide formique, sur le flanc droit, la cavalerie des soldates
galopeuses, sur le flanc gauche, les soldates à longues mandibules tranchantes
et, derrière, les soldates à petites mandibules qui achèveront les blessés.

103
e
et 5
e
agitent leurs antennes à
12 000 vibrations-seconde pour bien identifier leurs adversaires.
Elles ne font pas le poids.

Elles ne sont que cinquante mille révolutionnaires
pro-Doigts d’espèces diverses avec, face à elles, cent vingt mille soldates
belokaniennes homogènes et aguerries.

La princesse tente une ultime conciliation. Elle émet très
fort :

Soldates, nous sommes sœurs.

Nous sommes nous aussi belokaniennes.

Nous rentrons au nid pour informer la cité d’un grand
danger.

Les Doigts vont envahir la forêt
.

Pas de réaction.

De l’antenne, Princesse 103
e
montre la pancarte
blanche. Elle affirme qu’il s’agit là du symbole de la menace.

Nous voulons parler à Mère
.

Cette fois, les mandibules belokaniennes se dressent comme
une herse dans un bruit de petit bois sec. Les troupes fédérales sont
déterminées à attaquer. Il n’est plus temps de parlementer. Il faut vite mettre
au point une stratégie de défense.

6
e
propose de converger sur le flanc droit pour
attaquer les soldates à grosses mandibules. Elle espère qu’avec le feu, elles
créeront suffisamment de panique pour affoler ces gros animaux balourds au
point qu’ils tournent casaque et s’en prennent à leurs propres troupes.

Princesse 103
e
pense que l’idée est bonne mais
que les braises seraient davantage efficaces du côté des légions de cavalerie.

Rapide conciliabule. Le problème de la Révolution des
Doigts, c’est qu’elle est composée d’insectes hétéroclites dont on ne connaît
pas les réactions durant le combat de masse. Que feront les toutes petites
fourmis qui ne sont même pas équipées de mandibules de guerre ? Sans
parler des escargots qui transportent les braises et qui sont si lents à se
mouvoir… Ce sont plutôt eux qui risquent de paniquer lorsqu’ils seront
recouverts de fourmis hostiles.

L’armée fédérale avance inexorablement, avec ses régiments
bien alignés par caste, taille de mandibules et selon le degré de sensibilité
des antennes. Il apparaît encore de nouveaux renforts. Combien
sont-elles ? des centaines et des centaines de milliers probablement.

Au fur et à mesure que l’ennemi se rapproche, les
révolutionnaires pro-Doigts comprennent que la bataille est perdue d’avance.
Beaucoup, parmi les plus petits insectes arrivés en touristes, préfèrent
renoncer et s’enfuir.

L’armée fédérale est de plus en plus près.

Les escargots-caravane qui viennent enfin de comprendre ce
qui se passe ouvrent de larges bouches béantes pour hurler en silence leur
peur. Les escargots ont 25 600 petites dents pointues qui leur permettent
de déchiqueter les feuilles de salade.

Les escargots gauchers, reconnaissables au fait que leurs
coquilles sont enroulées vers la droite, sont les plus nerveux. Ils lancent
bien haut leurs cornes et font jaillir à leurs bouts leurs sphères oculaires
comme des bourgeons dans un bruit de succion. Certains escargots dressent leur
torse et donnent de grands coups de tête à leur coquille pour en faire choir
les myrmécéennes et leurs objets inutiles. Puis ils fuient le champ de
bataille.

Déjà, la première ligne d’artillerie ennemie s’est mise en
position. Elle forme une rangée compacte quasi parfaite. Les abdomens se
dressent et décochent une volée de gouttes corrosives qui partent comme des
missiles jaunes et retombent dans les premières lignes révolutionnaires. Les
corps touchés se tordent de douleur.

Une deuxième ligne d’artillerie les remplace déjà, se dresse
et provoque au moins autant de dégâts que la première.

C’est l’hécatombe parmi les révolutionnaires pro-Doigts. Le
nombre des déserteurs s’accroît à l’arrière de la cohorte. Leur intérêt pour
les Doigts n’est finalement pas assez fort pour les entraîner à affronter la
grande fédération des fourmis rousses.

Les escargots touchés par l’acide, fous de terreur, tendent
leur cou vers le ciel puis tournoient en montrant leurs petites dents et leurs
longs yeux exorbités. Quand ils sont à ce point de panique, ils produisent deux
fois plus de bave, probablement un réflexe pour pouvoir fuir plus rapidement.
Les révolutionnaires pro-Doigts trop proches des escargots sont englués.
Certains se font mordre par les dents fines comme des aiguilles de ces
herbivores.

Les deux armées se font face tels deux immenses animaux
fourbus et enragés. Pour l’instant, tout est encore calme. Tous savent que
bientôt il va y avoir le grand corps à corps.

À deux cent vingt mille contre moins de cinquante mille, la
bataille promet d’être grandiose.

Une fourmi fédérée lève une antenne. Une odeur est lâchée.

Chargez
 !

Aussitôt un rugissement d’odeurs de guerre s’élève au-dessus
des milliers d’antennes dressées.

Les révolutionnaires plantent profondément leurs griffes
dans le sol pour supporter le choc.

Les centaines de légions fédérées foncent droit devant. Les
cavalières galopent. Les artilleuses se hâtent. Les cisailleuses courent en
levant la tête pour ne pas se gêner mutuellement avec leurs longs sabres
labiaux. La petite infanterie court sur les corps de la grande infanterie pour
aller plus vite comme s’il s’agissait d’un tapis roulant. Le sol tremble sous
leur nombre.

Les deux armées sont sur le point de se toucher.

C’est le choc. Les mandibules des premières lignes fédérées
se plantent dans les mandibules des premières lignes révolutionnaires.

Ce premier immense baiser noir accompli, les légions des
deux armées se déploient sur les flancs pour élargir le sourire funèbre. Les
mandibules nues fouaillent dans les forêts de pattes pour en découper les
genoux. Un tourbillon de légions fédérées s’engouffre dans une ligne de défense
révolutionnaire.

Vingt fourmis révolutionnaires pro-Doigts des plus
vigoureuses brandissent une brindille enflammée avec laquelle elles
maintiennent à distance la cavalerie fédérée. Le geste sème certes la frayeur à
proximité mais ne suffit pas à compenser l’infériorité numérique. De plus, les
cavalières avaient dû être prévenues et s’attendre que le feu transporté à
travers la forêt apparaisse dans la bataille car elles se ressaisissent
rapidement et se contentent de contourner la longue lance enflammée.

C’est la grande mêlée. Ça tire. Ça fouette. Ça mord. Ça crie
des odeurs menaçantes. On s’étreint pour faire craquer sous la pince de ses
mâchoires l’armure ennemie. Des lambeaux de chitine brisée dévoilent des chairs
liquides à vif. On se poignarde. On s’assomme. On se crache au visage des
relents riches en mots immondes. On se fait des crocs-en-jambe. On se plante
les antennes dans les articulations. On se découpe le cou. On se tord les yeux.
On plie les mandibules. On tire sur les labiales.

La fureur meurtrière est à son paroxysme et certaines
fourmis, ivres de tuer, égorgent sans distinction alliées et ennemies.

Des corps sans tête continuent de galoper sur le champ de
bataille, ajoutant à la confusion générale. Des têtes sans corps sautillent
parce qu’elles ont enfin compris l’insanité de la guerre de masse. Mais
personne ne les écoute.

Depuis un monticule, 15
e
, arrimée à son abdomen,
tire à gros bouillons et en rafales. Son cul fume. Quand son abdomen est vide,
elle charge en cognant de la pointe épineuse de son crâne. 5
e
,
dressée sur quatre pattes, préfère distribuer des gifles en lançant ses deux
pattes avant, comme des fouets terminés par les hameçons de ses griffes. 8
e
,
complètement déchaînée, attrape un cadavre ennemi et le fait tournoyer autour
de sa tête avant de le lancer de toutes ses forces contre une ligne de
cavalerie. 8
e
pense que la catapulte devrait permettre de
généraliser un jour ce genre de prouesse. Elle veut reproduire l’exploit mais, déjà,
plusieurs soldates ennemies s’emparent d’elle et lui raient sa carrosserie.

On se cache dans les petits trous du sol pour mieux surprendre
l’ennemi. On tourne autour des herbes pour fatiguer l’adversaire. 14
e
essaie de convaincre une ennemie de dialoguer, sans succès. 16
e
est
recouverte de combattantes et, malgré ses excellents organes de Johnston, ne
parvient plus à se situer sur le champ de bataille. 9
e
se met en
boule et, ainsi tassée, roule contre un groupe d’ennemies qu’elle parvient à
déséquilibrer. Il ne lui reste plus alors qu’à leur couper les antennes avant
qu’elles ne reprennent leurs esprits. Sans antennes, les fourmis ne peuvent
plus combattre.

La foule des assaillantes est trop dense.

Princesse 103
e
est atterrée qu’on s’extermine
ainsi entre membres d’une même famille. Après tout, alliées ou adversaires, sur
ce champ de bataille déjà si endeuillé, elles sont pour l’essentiel des sœurs.

Il leur faut pourtant gagner.

103
e
fait signe à ses douze compagnes de la
rejoindre et leur explique son idée. L’escouade se place immédiatement au
centre de la plus grosse masse de révolutionnaires et, protégée par la muraille
de leurs corps, creuse un tunnel. Trois d’entre elles portent une braise dans
son écrin de pierre. Pour sortir du champ de bataille, les treize exploratrices
creusent longtemps droit devant elles. La chaleur du feu leur donne de
l’énergie. Elles se repèrent avec leurs organes sensibles aux champs
magnétiques terrestres. Direction Bel-o-kan.

Au-dessus d’elles, la terre vibre sous le fracas des
combats. Elles creusent dans le sous-sol de toute la force de leurs mandibules.
À un moment, la braise faiblit et elles s’arrêtent pour vite agiter leurs
antennes au-dessus afin de créer le petit courant d’air propice à la
revitaliser.

Elles découvrent enfin une zone friable. Elles en repoussent
le terreau et débouchent dans un couloir. Elles sont dans la cité de Bel-o-kan.
Rapidement, elles en remontent les étages. Certes, quelques ouvrières se
demandent sur leur passage ce que font ces fourmis dans leur ville, mais elles
ne sont pas elles-mêmes soldates et ce n’est pas leur rôle, d’assurer la
sécurité urbaine ; elles n’osent pas intervenir.

L’architecture de la Cité a bien changé depuis la dernière
visite de 103
e
. Bel-o-kan est maintenant une vaste métropole où
s’affaire visiblement beaucoup de monde. Un instant, la fourmi hésite. Ne va-t-elle
pas commettre l’irréparable ?

Et elle se souvient de ses compagnes de Révolution
pro-Doigts en train de se faire exterminer dehors et se dit qu’elle n’a pas le
choix.

Elle ramasse une feuille sèche et l’approche de la braise
jusqu’à ce qu’elle prenne feu. Elles mettent ensuite des branchettes en contact
avec la flamme et les réunissent en faisceaux entre leurs mandibules. Aussitôt,
c’est l’incendie. Le sinistre s’étend vivement aux branchettes du dôme. C’est
la panique. Des ouvrières se précipitent dans les pouponnières pour sauver les
couvains.

Vite, il faut fuir avant d’être coincé dans l’incendie. Les
révolutionnaires trouvent les sorties déjà bloquées par les ouvrières.
L’escouade abandonne alors son brasier, se précipite vers les étages inférieurs
et reprend en sens inverse le tunnel qu’elles ont creusé. Au-dessus, elles
entendent des galopades.

Princesse 103
e
remonte et, passant la tête tel un
périscope au-dessus du niveau sol, entre les pattes ennemies, elle examine ce
qu’il se passe. Les fédérées sont en train d’abandonner le champ de bataille
pour courir éteindre l’incendie.

103
e
tourne la tête. L’incendie gagne tout le
sommet de la Cité. Une fumée âcre, aux relents de bois brûlé, d’acide formique
et de chitine fondue, se répand aux alentours.

Déjà, des ouvrières évacuent les œufs par les issues de
secours. Partout, des fourmis belokaniennes s’acharnent à arroser les flammes
de crachats ou de jets d’acide peu concentré. 103
e
sort de terre et
indique à ses troupes, du moins à ce qu’il en reste, d’attendre. Le feu fait la
guerre à leur place.

Princesse 103
e
regarde brûler Bel-o-kan. Elle
sait que la Révolution pro-Doigts ne fait que commencer. Elle l’imposera par le
pouvoir des mandibules et par l’impétuosité des flammes.

 

141. DANS LA CHALEUR DES IDÉAUX

 

Au matin du cinquième jour, le drapeau de la Révolution des
fourmis claquait toujours au-dessus du lycée de Fontainebleau.

Les occupants avaient débranché la cloche électrique qui
tintait toutes les heures et, peu à peu, tout le monde s’était débarrassé de sa
montre. C’était l’un des aspects imprévus de leur révolution, il ne leur était
plus indispensable de se situer exactement dans le temps.

Les changements de groupes ou de solistes sur le podium
suffisaient pour leur faire comprendre que la journée avançait.

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