L’arbre dévirginisé lâche ses
parfums résineux les plus accueillants en guise de bienvenue au peuple
myrmécéen.
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découvre, admirative,
les successions de salles végétales. D’émotion, elle ouvre les mandibules et
lâche le cocon à papillon. Elle n’oublie pas son devoir. Prestement, elle le
ramasse.
Une vieille exploratrice lui dit que
ce « nid-cadeau » a un prix. Si l’on veut habiter ici, il faut
soigner l’arbre. C’est une astreinte permanente, il faut se sentir jardinière
dans l’âme. Elles ressortent et la vieille guerrière lui montre une jeune
pousse de haricot cuscute et lui explique.
La graine de cuscute se développe au
contact de n’importe quelle putréfaction. Elle sort alors de terre une tige qui
s’étire et vire lentement à peu près à la vitesse de deux tours par heure.
Dès que cette tige a rencontré un
arbuste, elle laisse mourir ses racines et développe des épines-suçoirs qui se
plantent et aspirent la sève de l’arbuste. La cuscute est vraiment le vampire
du monde végétal.
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désigne justement
l’un de ces haricots qui poussent non loin de l’arbre cornigera. Il tournoie si
lentement qu’il donne l’impression d’un mouvement naturel imposé par le vent.
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sort ses mandibules
les plus tranchantes et s’apprête à mettre la cuscute en morceaux.
Non, émet 103
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. Si tu la
coupes, chaque bout va redevenir actif. Une cuscute coupée en dix morceaux
égale dix cuscutes.
La fourmi dit avoir assisté à un
phénomène assez étonnant. Deux morceaux de haricots cuscutes plantés côte à
côte tournoyaient pour chercher un arbuste à vampiriser. Comme ils n’en
trouvaient pas, ils se sont enroulés l’un à l’autre et se sont mutuellement
sucé leur sève jusqu’à ce qu’ils meurent tous les deux.
Qu’est-ce qu’on peut faire
alors ? Si on laisse celle-ci pousser, elle finira par trouver le
cornigera et elle s’enroulera sur son tronc, signale 24
e
.
Il faut la déraciner et la jeter
tout de suite à l’eau.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Elles
en profitent pour évacuer toutes les autres plantes qui pourraient s’avérer
nocives pour l’acacia. Puis elles chassent tous les vers, petits rongeurs et
chenilles qui traînent aux alentours.
À un moment, elles entendent un
tic-tac régulier. C’est un coléoptère horloge-de-la-mort, un animal qui troue
par à-coups réguliers le bois. Un second tic-tac lui répond.
C’est un mâle horloge-de-la-mort
qui appelle sa femelle !
signale un termite qui a
souvent eu affaire à ces concurrents. En effet, les coups semblent se répondre
comme s’il s’agissait d’un chant à deux tam-tams.
On les repère facilement, puis on
déguste les Roméo et Juliette horloges-de-la-mort.
Quand on a choisi son camp, on fait
front commun contre les ennemis communs.
Les croisées emménagent pour la nuit
dans l’arbre qui est une ville.
Toutes découvrent avec
émerveillement le cornigera creux.
Dans la crypte de la plus large des branches,
on mange.
Fourmis, termites, abeilles et
petits scarabées trophallaxent. On trait les pucerons, on distribue leur
miellat sucré. Puis, comme à chaque bivouac, on en revient au thème éternel des
Doigts, objet de leur périple.
Les Doigts sont des dieux,
prétend une déiste belokanienne.
Des dieux ? C’est quoi des
dieux ?
s’enquiert un termite moxiluxien.
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leur explique que les
dieux sont des puissances qui dominent tout.
Les abeilles, les mouches et les
termites découvrent avec stupeur qu’il existe au sein même de la croisade des
fourmis qui vénèrent les Doigts au point de les croire à l’origine du monde.
Les débats se poursuivent. Chacun
tient à présenter son point de vue.
Les Doigts n’existent pas.
Les Doigts volent.
Non, les Doigts rampent.
Ils peuvent aller sous l’eau.
Ils se nourrissent de
viande !
Non, ils sont herbivores.
Ils ne se nourrissent pas du tout
et vivent sur une réserve d’énergie qu’ils possèdent dès leur naissance. Les
Doigts sont des plantes. Non, des reptiles. Les Doigts sont nombreux.
Il doit y en avoir tout au plus
dix ou quinze qui parcourent la planète par troupeaux de cinq. Les Doigts sont
immortels. Pas du tout, on en a tué un il y a quelques jours. Ce n’était pas
vraiment un Doigt ! Alors, c’était quoi ? Les Doigts sont inattaquables.
Les Doigts ont des nids de ciment comme les guêpes. Non, Ils dorment dans les
arbres comme des oiseaux. Ils n’hibernent pas !
Stop, il ne faut quand même pas
trop délirer. Les Doigts hibernent forcément. Tous les animaux hibernent.
Les Doigts se nourrissent de bois
car un termite a déjà vu certains arbres forés de manière étrange. Non, les
Doigts se nourrissent de fourmis. Les Doigts ne se nourrissent pas, ils vivent
sur une réserve d’énergie qu’ils ont depuis leur naissance, je vous l’ai déjà expliqué
tout à l’heure. Les Doigts sont roses et ronds. Ils peuvent aussi être noirs et
plats. Le débat se poursuit. Déistes et non-déistes s’affrontent. Avec leurs
théories insensées, 24
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et 23
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exaspèrent 9
e
.
Il faut tuer cette racaille avant
qu’elle ne contamine d’autres croisées, dit-elle, prenant 103
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à
témoin du risque que représentent ces ennemies de l’intérieur. La soldate
secoue ses antennes. Non. Laissons-les. Elles font partie de la diversité du
monde.
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est perplexe. C’est
étrange, depuis le début de cette croisade, elles ont toutes l’impression de
changer. Les fourmis discutent à présent de thèmes abstraits. Elles éprouvent
de plus en plus d’émotions, de peurs. Les rousses seraient-elles frappées d’une
épidémie de « maladie d’états d’âme » ? Ou deviendraient-elles
moins fourmis ?
Elles ont devant elles des monstres
à affronter et elles restent là à discuter. Mieux vaut dormir. L’arbre
cornigera, heureux comme seuls savent l’être les arbres, sera le gardien de
leur sommeil.
Dehors les crapauds de minuit
beuglent de ne pouvoir se régaler de cette masse d’insectes protégés par leur
château de fibre et de sève.
Les croisées sont toutes assoupies
sauf les fourmis zombies, conditionnées par des douves du foie, qui sortent en
file pour grimper en haut d’une herbe et attendre d’y être broutées. Mais pas
le moindre mouton sur cette île. Au matin, ayant tout oublié de leur escapade,
elles rejoindront leurs compagnes.
Les rebelles dévalent à toute allure
les couloirs de la Cité. Jamais elles ne parviendront à amener cette fourmi
citerne jusqu’au Docteur Livingstone. Plusieurs se sacrifient pour ralentir la
garde fédérale.
Les tirs d’acide fusent. Une déiste
s’écroule et une autre encore.
Les survivantes sont peu à peu
rabattues vers la salle des punaises des lits. Mais avant qu’elles ne périssent
toutes, Chli-pou-ni veut savoir. Elle ordonne qu’on lui présente l’une de ces
fanatiques.
Pourquoi faites-vous cela ? lui
demande-t-elle.
Les Doigts sont nos dieux.
Toujours cette même rengaine. La
reine Chli-pou-ni agite pensivement ses antennes. Depuis peu, pour des raisons
inconnues, le mouvement rebelle connaît une nouvelle croissance. Il y a
quelques semaines à peine, selon les espions de la reine, elles n’étaient
qu’une douzaine et les voilà maintenant une centaine.
Il faut intensifier la chasse aux
rebelles. Elles sont désormais trop dangereuses.
— Et maintenant, que
fait-on ? interrogea Laetitia Wells.
— On y va, décréta Jacques
Méliès avec assurance.
— Vous croyez qu’ils nous
laisseront entrer ?
— Je ne pensais pas vraiment
sonner à la porte. Passons par la fenêtre de la façade. Si quelqu’un s’avise de
protester, je présenterai un mandat de perquisition. J’en ai toujours un faux
sur moi.
— Belle mentalité !
protesta la journaliste. Décidément, le fossé entre la police et les brigands
n’est pas si large que ça.
— Ce n’est pas avec vos gentils
scrupules et vos beaux sentiments qu’on viendra à bout des criminels. Allons-y
donc !
Trop curieuse pour rechigner encore,
elle le suivit quand il escalada le mur en s’aidant de la gouttière
d’évacuation des eaux de pluie.
Les humains progressent
difficilement sur les surfaces verticales. Ils s’écorchèrent les mains et
faillirent chuter plusieurs fois avant d’atteindre la terrasse. Heureusement,
la maison ne comptait qu’un unique étage donnant directement sous le toit.
Ils reprirent leur souffle. Le point
vert était toujours là, immobile au centre de l’écran. Laetitia et Méliès n’étaient
peut-être à présent qu’à cinq ou six mètres des fourmis tueuses. La
porte-fenêtre du balcon était entrebâillée. Ils entrèrent.
De sa lampe de poche, il éclaira une
banale chambre à coucher, avec son grand lit recouvert de chenillette rouge,
une armoire normande et çà et là sur le papier à fleurs des murs, des
reproductions de paysages montagnards. La pièce dégageait une odeur de lavande
mêlée de naphtaline.
Elle donnait sur un salon style
« Supermarché du Meuble », avec ses fauteuils aux pieds tournés et
son lustre à pendeloques. Une note d’originalité : une collection de
flacons de parfums orientaux sur une console.
Ils distinguèrent une lumière, un
peu plus loin. Là-bas, des gens dînaient sans doute dans une cuisine, les yeux
rivés à leur téléviseur.
Méliès contempla son propre écran.
— Les fourmis sont maintenant
au-dessus de nous, chuchota-t-il. Il doit donc y avoir un grenier.
Ils cherchèrent une trappe dans le
plafond. Dans le couloir de la salle de bains, ils découvrirent une échelle
dirigée vers des combles où ils surprirent la lueur d’une lampe.
— Montons, dit Méliès, en
dégainant son revolver.
Ils débouchèrent dans une curieuse
mansarde. Un terrarium semblable à celui de Laetitia, mais dix fois plus vaste,
était installé au centre. Des tuyaux partaient de ce gigantesque aquarium pour
se raccrocher à un ordinateur, lui-même branché sur une multitude de fioles
multicolores. À gauche, d’autres instruments d’informatique, une paillasse, un
microscope, un fouillis de fils électriques et de transistors. « L’antre
d’un savant fou », songeait la jeune femme quand un cri retentit derrière
eux :
— Haut les mains !
Lentement, ils se retournèrent.
D’abord, ils virent un fusil au large canon braqué sur eux. Puis, au-dessus du
fusil, un visage étonnamment familier. Il y avait longtemps qu’ils le
connaissaient, le joueur de flûtiau de Hamelin !
BOMBARDIER : Les carabes
bombardiers (Brachynus creptians) sont nantis d’un « fusil
organique ». S’ils sont attaqués, ils dégagent une fumée suivie d’une
détonation. L’insecte la produit en associant deux substances chimiques émanant
de deux glandes distinctes. La première libère une solution contenant 25 %
d’eau oxygénée et 10 % d’hydroquinone. La seconde fabrique une enzyme, la
peroxydase. En se mêlant dans une chambre de combustion, ces jus atteignent la
température de l’eau bouillante, 100°C, d’où la fumée, puis un jet de vapeur
d’acide nitrique, d’où la détonation.
Si l’on approche sa main d’un
carabe bombardier, son canon projettera aussitôt une nuée de gouttes rouges,
brûlantes et très odorantes.
L’acide nitrique provoquera des
cloques sur la peau.
Ces coléoptères savent viser en
orientant leur bec abdominal flexible où s’opère le mélange détonant. Ils
peuvent ainsi frapper une cible à quelques centimètres de distance. S’ils la
manquent, le vacarme de la détonation suffira à faire fuir n’importe quel
assaillant.
Un carabe bombardier tient
généralement trois ou quatre salves en réserve. Certains entomologistes ont
cependant dépisté des espèces capables, quand on les stimule, de tirer
vingt-quatre coups d’affilée.
Les carabes bombardiers sont
orange et bleu argenté. Ils sont très faciles à déceler. Tout se passe comme
si, armés de leur canon, ils se sentaient invulnérables au point de s’afficher
en vêtements bariolés. D’une façon générale, tous les coléoptères qui déploient
des couleurs flamboyantes et des élytres aux graphismes éclatants disposent
d’un « gadget » de défense qui leur permet d’éloigner les curieux
Note : Sachant que l’animal est
délicieux à consommer nonobstant ce « gadget », les souris sautent
sur les carabes bombardiers et leur enfoncent immédiatement l’abdomen dans le
sable avant que le mélange détonant n’ait eu le temps de fonctionner. Les coups
se perdent alors dans le sable et quand l’insecte a gaspillé toutes ses
munitions, la souris le dévore en commençant par la tête.