Le Jour des Fourmis (46 page)

Read Le Jour des Fourmis Online

Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
10.49Mb size Format: txt, pdf, ePub

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

149. UN MATIN QUI CHANTE

24
e
se réveille, nichée au
creux d’une fine branche de l’acacia cornigera. Sur tout le flanc du rameau,
elle distingue des petits trous semblables à des hublots et destinés à aérer
les cellules. Elle perce la membrane de la cloison du fond et découvre une
salle prête à accueillir une nursery. Les autres fourmis dorment encore. 24
e
sort marcher un peu.

Les pétioles du cornigera sont
porteurs de distributeurs de nectar pour les adultes et de corpuscules
« petits pots » pour les larves. Ces aliments sont gorgés de
protéines et de corps gras parfaitement adaptés à la nutrition de fourmis de
tous âges. Les falaises crépitent sous l’assaut des premières vaguelettes.
L’air est parfumé d’âcres senteurs mentholées et de relents musqués.

Sur la plage, un soleil rougissant
illumine la surface du fleuve où patinent des punaises d’eau. Une petite branche
de bois mort fait fonction de jetée. 24
e
s’y avance et, à travers
les eaux transparentes, elle distingue des sangsues, des larves de moustiques
en grappes serrées.

24
e
remonte vers le nord
de l’île. Une multitude de lentilles d’eau, pelouse de granulés verts et ronds
d’où émergent parfois les deux yeux globuleux d’une grenouille reinette,
caressent le bord de la falaise. Dans une baie, plus loin, de blancs nénuphars
aux pointes mauves se sont ouverts à sept heures du matin pour ne se refermer
qu’en fin d’après-midi. Le nénuphar possède un pouvoir calmant célèbre dans le
monde insecte. En période de disette, il arrive même qu’on mange son rhizome
très riche en amidon.

La nature pense toujours à tout, se
dit 24
e
. Un remède est toujours placé auprès du mal. Au bord des
eaux croupies poussent ainsi des saules pleureurs dont l’écorce contient
l’acide salicylique (principal composant de l’aspirine) qui soigne les maladies
qu’on attrape en ces lieux insalubres.

L’île est petite. Déjà, 24
e
est sur la rive est. L’endroit s’agrémente de plantes amphibies dont la tige
plonge dans l’eau. Sagittaires, renouées et renoncules foisonnent, ajoutant des
touches de couleur violettes ou blanches dans ce monde de verdure. Des couples
de libellules virevoltent au-dessus d’elle. Les mâles essaient de placer leurs
deux sexes en jonction avec les deux sexes des femelles libellules. Le mâle a
un sexe sous le thorax et un autre au bout de l’abdomen, la femelle a pour sa
part un sexe derrière la tête et un autre au bout de l’abdomen Pour que tout
fonctionne il faut que les quatre sexes soient reliés au même moment, ce qui
nécessite de complexes acrobaties.

24
e
poursuit sa visite de
l’île.

Au sud, les plantes palustres sont
directement enracinées dans la terre. Il y a là des roseaux, des joncs, des
iris et des menthes. Soudain deux yeux noirs surgissent d’entre les bambous.
Les yeux regardent 24
e
. Ils s’avancent. Ils appartiennent à une
salamandre. C’est une sorte de lézard dont la robe noire est marbrée de jaune
et d’orange. Sa tête est ronde et plate, son dos parcouru de verrues grises,
derniers vestiges des pointes de son ancêtre dinosaure. L’animal approche. Les
salamandres se délectent d’insectes mais elles sont si lentes que la plupart du
temps, leurs proies détalent avant qu’elles aient pu les saisir. Alors, elles
attendent que la pluie les assomme pour ensuite les cueillir.

24
e
galope vers le refuge
de l’acacia.

Alerte, crie-t-elle en langage
olfactif, une salamandre, une salamandre !

Les abdomens pointent à travers les
meurtrières de l’arbre. Il en gicle une mitraille d’acide qui atteint
facilement leur objectif peu véloce. Mais la salamandre s’en moque sous son
épaisse peau sombre. Les fourmis qui se précipitent dessus pour mieux la percer
de leurs mandibules meurent aussitôt, victimes de l’humeur très toxique qui la
recouvre. Ainsi, un lent peut parfois vaincre des rapides.

La salamandre, sûre de son
invulnérabilité, avance posément sa patte vers une branche remplie
d’artilleuses. Et… se pique à une épine de l’acacia cornigera. Elle saigne,
examine sa plaie avec effroi et repart se dissimuler parmi les joncs.
L’immobile est venu à bout du lent.

Toutes les locataires de l’arbre le
félicitent comme s’il s’agissait d’un animal venu les défendre d’un prédateur.
Elles le débarrassent des derniers parasites qui traînent dans ses branches et
lui injectent quelques grammes de compost près des racines.

Avec la chaleur du matin qui monte,
chacun vaque à ses occupations. Les termites entreprennent de trouer un bout de
bois charrié par le fleuve. Les mouches se livrent à leur parade sexuelle.
Chaque espèce débusque son territoire préféré. L’île au cornigera leur offre
toute provende nécessaire et les isole des prédateurs.

Le fleuve est riche en
nourritures : trèfles d’eau dont les fourmis pressent le jus jusqu’à
obtenir une bière riche en sucre, myosotis des marais, saponaires qui
désinfectent les plaies, chanvre d’eau dont les aiguillons retiennent des
poissons qui fournissent aux rousses une viande nouvelle.

Sous les nuées de moustiques et de
libellules, chacune se prend à goûter à cette vie insulaire loin des tâches
répétitives des grandes cités.

Un grand fracas se fait entendre. Ce
sont deux lucanes cerfs-volants mâles qui se battent.

Les deux gros scarabées bardés de
pinces et de cornes pointues tournent l’un autour de l’autre puis s’attrapent
avec leurs mandibules surdéveloppées, se soulèvent, se renversent sur le dos.
Les plaques de chitine se heurtent, les cornes s’entrechoquent. Match de catch.
Beaucoup de poussière et de bruit. Ils décollent et continuent de s’empoigner
dans le ciel.

Chaque spectatrice est enchantée
d’assister à ce magnifique duel. Et déjà des mandibules claquent dans
l’assistance car elles ont envie, elles aussi, de frapper et de se bagarrer.

Le combat tourne à l’avantage du
plus gros ; l’autre tombe, pédale dans l’air sur le dos. Le lucane
victorieux dresse ses longues pinces coupantes vers le ciel en signe de
triomphe.

103
e
voit dans cet
incident un signal. Elle sait que les heures paisibles sur l’île au cornigera
s’achèvent. Les animaux piaffent de poursuivre la croisade. Si elles restent
ici, les joutes sexuelles, les rixes, les chamailleries vont reprendre, les
vieilles rivalités interespèces refaire surface. L’alliance craquera. Les
fourmis guerroieront contre les termites, les abeilles contre les mouches, les
scarabées contre les scarabées.

Il faut canaliser ces énergies
destructrices vers un objectif commun. Il faut poursuivre la croisade. Elle en
parle à gauche et à droite. Décision est prise de repartir demain matin dès les
premières chaleurs.

Le soir, calées au fond des loges
naturelles, elles s’habituent à discourir de choses et d’autres.

Aujourd’hui, une fourmi propose
qu’afin de marquer la croisade chacune remplace son numéro de ponte par un nom,
comme le font les reines.

Un nom ?

Pourquoi pas…

Oui, nommons-nous les unes les
autres.

Comment m’appelleriez-vous ?
demande 103
e
.

On propose de l’appeler « Celle
qui guide », ou « Celle qui a vaincu l’oiseau », ou « Celle
qui a peur ». Mais elle décide que ce qui caractérise le plus son onde, ce
sont le doute et la curiosité. Son ignorance est sa principale fierté. Elle
souhaiterait qu’on l’appelle « Celle qui doute ».

Moi, je souhaiterais m’appeler
« Celle qui sait ». Car je sais que les Doigts sont nos dieux, annonce
23
e
.

Moi, je voudrais qu’on m’appelle
« Celle qui est une fourmi », insiste 9
e
, car je me bats
pour les fourmis et contre tous les ennemis des fourmis.

Moi, je voudrais qu’on m’appelle
« Celle…»

Jadis, « moi » ou
« je » étaient des mots tabous. Le fait qu’elles se dotent d’un nom
constitue en fait un besoin de reconnaissance non plus en tant que parties d’un
tout, mais en tant qu’individualités propres.

103
e
est énervée. Tout
cela n’est pas normal. Elle se dresse sur quatre pattes. Elle demande qu’on renonce
à cette idée.

Préparez-vous, on part demain tôt.
Le plus tôt possible.

150. ENCYCLOPÉDIE

AUROVILLE : L’aventure
d’Auroville (abréviation d’Auroreville), en Inde, près de Pondichéry, compte
parmi les plus intéressantes expériences de communauté humaine utopique. Un
philosophe bengali, Sri Aurobindo, et une philosophe française, Mira Alfassa
(« Mère »), entreprirent en 1968 d’y créer « le » village
idéal. Il aurait la forme d’une galaxie afin que tout rayonne depuis son centre
rond. Ils attendaient des gens de tous les pays. Y vinrent essentiellement des
Européens en quête d’un utopique absolu. Hommes et femmes construisirent des
éoliennes, des fabriques d’objets artisanaux, des canalisations, un centre
informatique, une briqueterie. Ils implantèrent des cultures dans cette région
pourtant aride. Mère écrivit plusieurs volumes relatant ses expériences
spirituelles. Et tout alla pour le mieux jusqu’à ce que des membres de la
communauté décident de déifier Mère de son vivant Elle déclina d’abord cet
honneur. Mais Sri Aurobindo étant mort, il n’y avait plus personne d’assez
puissant à ses côtés pour la soutenir. Elle ne put résister longtemps à ses
adorateurs. Ils la murèrent dans sa chambre et décidèrent que puisque Mère se
refusait à devenir déesse de son vivant, elle serait une déesse morte. Elle
n’avait peut-être pas pris conscience de son essence divine mais cela ne
l’empêchait pas pour autant d’être une déesse !

Les images des dernières
apparitions de Mère la montrent prostrée et comme sous le coup d’un choc. Dès
qu’elle essaie de parler de son incarcération et du traitement que lui
infligent ses adorateurs, ceux-ci lui coupent la parole et la ramènent dans sa
chambre. Mère devient peu à peu une vieille dame ratatinée par les épreuves que
lui imposent jour après jour ceux qui prétendent la vénérer.

Mère parviendra quand même à
transmettre clandestinement un message à des amis d’antan : on cherche à
l’empoisonner afin de faire d’elle une déesse morte, donc plus facilement
adorable. L’appel au secours restera vain. Seront immédiatement exclus de la
communauté ceux et celles qui tenteront d’aider Mère. Ultime moyen de
communication : entre ses quatre murs, elle joua de l’orgue pour exprimer
son drame. Rien n’y fit. Probablement victime d’une forte dose d’arsenic, Mère
mourut en 1973. Auroville lui réserva des funérailles de déesse. Sans elle
cependant, il ne restait plus rien pour cimenter la communauté. Elle se divisa.
Ses membres se dressèrent les uns contre les autres. Oubliant l’utopie d’un
monde idéal, ils se traînèrent les uns les autres devant les tribunaux et de
nombreux procès jetèrent le doute sur l’une des expériences communautaires
humaines qui avaient été, un temps, des plus ambitieuses et des plus réussies.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

151. NICOLAS

Battez-vous jusqu’au dernier.

Il savait que le mouvement déiste,
impitoyablement pourchassé par Chli-pou-ni, avait du mal à trouver son second
souffle. Pour être efficace, un dieu doit se montrer capable d’adapter son discours
à l’actualité du moment. Nicolas Wells, profitant du sommeil de l’ensemble de
la communauté souterraine, s’était installé devant la machine à traduire. Un
instant, il avait cherché l’inspiration, puis il s’était mis à taper sur le
clavier tel un jeune Mozart de salon. Si ce n’est que lui ne produisait pas de
musique, mais des symphonies de parfums censées le transformer en divinité.

Battez-vous jusqu’au dernier.

Lancez des missions d’offrandes,
quoi qu’il vous en coûte.

Parce que vous ne nous avez pas
assez nourris, vous connaissez actuellement la souffrance et la mort.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont des dieux.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont grands.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont puissants.

C’est la vé…

 

— Nicolas, tu es levé,
qu’est-ce que tu fais ? Tu ne dors pas ?

Jonathan Wells était derrière lui et
il s’avançait en se frottant les paupières et en bâillant.

Panique. Nicolas Wells voulut
éteindre la machine mais se trompa de bouton. Au lieu de couper le courant, il
augmenta l’intensité lumineuse de l’écran.

Un seul regard suffit à Jonathan
pour tout deviner. Il n’eut le temps que de lire la dernière phrase mais il
avait tout compris.

Son fils se faisait passer pour le
dieu des fourmis afin d’obliger celles-ci à les nourrir.

Les yeux de Jonathan
s’écarquillèrent. En un instant, il déduisit toutes les implications de ce
subterfuge.

 

NICOLAS A RENDU LES FOURMIS
RELIGIEUSES

 

Il resta un instant interloqué tant
cette découverte le stupéfiait. Nicolas ne savait que faire. Il se précipita
vers son père.

Other books

Rital of Proof by Dara Joy
Her Highland Fling by Jennifer McQuiston
Guardian Bride by Lauri Robinson
Jason and the Argonauts by Apollonius of Rhodes
Waiting by Robinson, Frank M.
Nickolai's Noel by Alicia Hunter Pace